Benjamin Lavernhe « Un phœnix qui renaît de ses cendres en permanence »

Cette interview sur le film L’Abbé Pierre de Denis Amar, comme le film et sa critique ont été réalisés bien avant de connaitre les méfaits que l’homme d’église aurait commis, révélés en 2024.

Benjamin Lavernhe apparaît dans des rôles souvent imprévisibles, là où on ne l’attend pas. Détestable marié s’envolant en ballon baudruche dans Le Sens de la Fête en une séquence d’anthologie du cinéma. Empruntant le chemin de Stevenson en amant fugace et randonneur dans Antoinette dans les Cévennes. Conseiller avisé du roi Louis XV dans Jeanne Du Barry. Tour à tour au théâtre et au cinéma, ce Sociétaire de la Comédie-Française efface les traces qui le figeraient dans un seul personnage. Il rabat de nouveau les cartes en incarnant la figure du célèbre prêtre révolté, dans L‘Abbé Pierre, Une vie de combats de Frédéric Tellier. Béret, lunettes, barbe et soutane, l’acteur reprend le rôle trente-quatre ans après Lambert Wilson dans le marquant Hiver 54, l’Abbé Pierre de Denis Amar. Le fondateur d’Emmaüs par son dévouement, sa bravoure et son empathie a dépassé la religion avec la gouaille qu’on lui connait pour venir en aide à ses semblables. Benjamin Lavernhe nous fait découvrir les innombrables facettes d’un personnage que l’on connait mal, en témoignent ses milles vies méconnues.
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Benjamin Lavernhe est venu présenter ce rôle d’une vie. Il sera troublé une fois durant l’interview par le passage d’un cinéaste britannique qui chuchotera aussitôt. Porte-drapeau du cinéma anglais social, militant infatigable, défenseur des opprimés, Ken Loach croise virtuellement l’abbé Pierre dans cette interview. Deux figures mythiques. Deux combats d’une vie contre les injustices de leurs sociétés. Un trouble d’une demi seconde pour Benjamin Lavernhe qui se reconcentre très vite, comme un signe du chemin accompli.

Stéphanie Lannoy : Vous aviez collaboré avec Frédéric Tellier sur son premier long métrage L’Affaire SK1. Comment vous a-t’il proposé de travailler sur ce projet L’Abbé Pierre, une vie de combats?
Benjamin Lavernhe : J’avais un tout petit rôle sur l’Affaire Sk1. Il m’a envoyé le scénario. Je me suis précipité pour le lire car j’ai senti qu’il s’agissait d’une proposition rare. Je devinais le parcours sans savoir à quel point la vie de l’Abbé Pierre était romanesque, qu’elle pouvait faire un grand film de cinéma d’aventure, d’histoire et le portrait d’un homme unique au monde. J’ai été percuté par sa personnalité, son ambivalence, sa complexité. Au-delà de son oeuvre la personnalité de l’Abbé Pierre était touchante et inspirante. Il y avait de la théâtralité et un rapport à la parole aussi avec de nombreuses scènes de conférences. Ca m’a beaucoup interpellé. C’est un tribun, un talent d’éloquence et là, le fond rencontre la forme. Il faisait vibrer les gens parce qu’il avait le pouvoir de convaincre, de toucher leur coeur mais il avait surtout un message bouleversant. Il était un éveilleur de conscience ahurissant. Quand j’ai vu tout ça en lisant le scénario je me suis dit « C’est l’aventure d’une vie il ne faut pas que je passe à côté ».

Ce rôle a sans doute nécessité une période de recherche, d’observation autour du personnage? Oui et j’ai vu à quel point cet homme était accompagné. C’est aussi l’histoire de ce duo avec Lucie Coutaz, et celle avec les Compagnons. Sans ce travail d’équipe il n’aurait jamais pu faire tout ce qu’il a fait, mais il avait ce pouvoir d’embarquer tout le monde avec lui, d’être à la tête d’une foule. Le travail de préparation était colossal, mais tellement inspirant et galvanisant. Ça fait partie de ces films où il y a tellement d’archives, de livres, de documentations que ça en donne le tournis mais ça aide aussi. Frédéric Tellier avait beaucoup travaillé en amont. Il m’a orienté vers des lectures. Il m’a aussi beaucoup parlé de sa vision du personnage, de ce qui le bouleversait, parce que réaliser un film c’est un point de vue. Surtout un Biopic, un genre piège qui peut devenir très vite quelque chose de général où l’on établit un carnet de voyage. J’ai vite vu que ce qui l’intéressait beaucoup était la personnalité de l’Abbé Pierre. Raconter son message et son œuvre consistait à passer par lui et sa personnalité. Frédéric Tellier voulait casser la géographie, ne pas en faire juste un saint mais montrer ses zones d’ombres, son hypersensibilité. C’est avec lui que je suis allé à la rencontre de l’Abbé Pierre, en comprenant aussi son regard sur l’Abbé Pierre, donc ses choix. Et comment avec cette voix-off qui encadre le film, il a la volonté de nous mettre à hauteur d’homme. C’est ce qui m’a beaucoup touché à la lecture, être guidé par la petite voix intérieure de l’Abbé Pierre.

C’est aussi par ces conflits intérieurs intimes que l’on découvre ce personnage. Il était très torturé. Son ébullition permanente, l’insatisfaction, cette hypersensibilité qui le dévorait. Ne pas supporter la souffrance de l’autre, ne jamais l’accepter jusqu’à ses quatre-vingt-quatorze ans où il est dit qu’il n’a pas fait assez alors que pour nous il a déplacé des montagnes, il est héroïque. Cela a été son moteur et aussi ce qui l’épuisait. C’est un phœnix qui renaît de ses cendres en permanence. On a accès dès le début à cela par cette agitation de la pensée. Pourquoi le monde, pourquoi la vie? Trouver du sens dans chaque chose. Pourquoi des enfants meurent ? Pourquoi des familles habitent dehors par moins trente alors que d’autres vivent dans des hôtels de luxe? Etre brutalement et viscéralement dérangé et remué par l’injustice du monde et par la possibilité de partager, de réparer ces injustices. Il voyait en permanence l’occasion de le faire, notamment en allant voir les ministres du logement, en inventant des lois pour que vingt pourcents du logement de chaque ville soit consacré aux logements sociaux. Pour cette trêve hivernale aussi. La permanence à s’infiltrer dans toutes les failles où il pouvait le faire. Et en faisant chier le monde dans le bon sens du terme pour dire « Réveillez-vous ! ». Cette anecdote est bouleversante, quand dix milliards sont attribués par la politique de l’époque pour la construction et le relogement, lui demande juste un milliard pour ses cités d’urgence. Ça lui est refusé et à ce moment-là, un enfant meurt de froid à Emmaüs. Il écrit une lettre bouleversante au ministre du logement en lui disant « Vous refusez d’accorder un milliard sur les quatre-vingt-dix de cette enveloppe immatérielle qui va être attribuée. Je ne vous demandais qu’un milliard, vous l’avez refusé. Et au fait, cet enfant qui s’appelait Marc est mort cette nuit. Si vous voulez venir à l’enterrement vous serez le bienvenu. On ne vous recevrait pas mal». Elle est tellement bien tournée cette lettre, il avait une manière de parler intelligemment aux gens qui les remuait viscéralement. Le ministre est venu à l’enterrement.

Le costume est-il un élément qui vous aide en tant que comédien ? Beaucoup oui. Frédéric Tellier m’a dit «Tu mets ta cape de super héros, c’est à la fois Che Guevara et Saint-François-d’Assise. Tu incarnes aussi un style». Roland Barthes évoque le style de l’Abbé Pierre dans un portrait qu’il fait de lui. Il raconte à quel point tout est pensé dans son look. La barbe pointue de Capucin très coquette, il fallait faire très attention à la manière dont on taillait sa barbe. Dans la silhouette il s’est créé comme une figure de super-héros. Cette cape qu’un pompier lui a donné un jour qu’il n’a jamais quitté. Sa canne dont il se servait à Emmaüs pour faire figure d’autorité. Tout faisait sens et m’aidait énormément pour atteindre le personnage ou me raconter une histoire qui est vraie, ce qui est toujours troublant. Il y avait six heures de maquillage pour le stade le plus vieux à l’âge de quatre-vingt dix ans. Je me levais à deux heures du matin, à trois j’étais sur mon siège pendant six heures sans bouger, à regarder des archives, à commencer à voir apparaître le personnage et à jouer avec. Tous les essayages costumes ont été fait avant. Cela aide énormément à trouver une silhouette et une posture. A imaginer tout le travail avec les mains aussi car il s’exprime énormément avec ses mains. Et je me suis impliqué dans un truc un peu fou, comme j’avais une soutane je me baissais parce que L’Abbé Pierre parlait aux gens par en bas, il ne dominait pas. Il levait les yeux tout le temps et tempêtait par en-dessous, « Je m’en fiche, je ne veux pas le savoir ! ». J’avais envie de retrouver ça. Je me suis embarqué dans cette espèce de gymnastique d’être un peu accroupi, souple, ça m’a fait les genoux c’est bien ! (rires). Et en effet ses attitudes, le petit mouvement de tête sur la droite qu’il avait, ce côté un peu prognathe, je n’étais pas obligé bien sûr mais cela m’amusait et m’a aidé.

D’être dans le mimétisme? Bien sûr, de me quitter un peu moi-même. De mettre toutes mes émotions au service du personnage parce que je ne peux pas être lui, je dois passer par moi. Penser à lui en permanence et essayer de l’atteindre, voilà. Ca c’était génial. Et en effet les heures de maquillage, trouver les neufs stades de vieillissement et tous les essayages costumes participent énormément de la concentration et du travail. On ne se rend pas compte à quel point le travail commence-là. Il ne s’agit pas que d’apprendre son texte, que ce soit pour l’Abbé Pierre ou pour tous les personnages.


Interpréter un tel personnage implique une certaine responsabilité. Comment l’appréhende-t-on ? En étant très concerné, très investi. Très petit aussi parce qu’on se dit « Je ne serai jamais l’Abbé Pierre, il peut juste m’inspirer et si par mon intermédiaire… ». Peut-être l’Abbé Pierre envoie encore des missionnaires, comme s’il hurlait de là où il est : «Il faut continuer !». Frédéric a été choisi comme réalisateur puis m’a désigné. Il y a une espèce de filiation. J’ai dîné avec Lambert Wilson qui lui aussi l’avait incarné. J’avais joué son fils dans le film sur Cousteau. Il m’a dit « C’est fou, ils ne choisissent que des grands. Je fais un mètre quatre-vingt-douze, toi un mètre quatre-vingt-sept pour un homme qui mesurait un mètre cinquante-sept ! » Il m’a parlé de sa relation avec l’Abbé Pierre qui l’avait baptisé. Une sorte de toile s’est tissée comme ça et il y a aussi Lucie Coutaz, la femme de l’ombre dont on réhabilite la mémoire dans ce film, interprétée merveilleusement par Emmanuelle Bercot. C’est un travail d’équipe.

Se pencher sur la vie de l’Abbé Pierre c’est aussi faire référence à une partie de l’Histoire de France. Bien sûr, 1928-2007. Après, la question de la légitimité il faut vite l’oublier sinon on reste au fond de son lit à geindre que l’on ne peut pas être l’Abbé Pierre. Il faut être un peu inconscient et sauter dans le vide et surtout avoir envie que le film raconte au mieux la vérité de cet homme et son message. Ne pas trahir, le faire le plus humblement possible avec le plus de détermination possible. Essayer de rendre une partie de l’empathie extrême qu’il avait et de la communiquer au public. Et espérer que le film fasse des petits, éclairer le travail de la fondation Abbé Pierre de Emmaüs et qu’il ouvre, rende poreux les gens. On vit dans un monde où l’on est agressés par des nouvelles atroces en permanence, on a l’impression que c’est la fin du monde.

Il n’y a plus de modèle comme l’Abbé Pierre aujourd’hui, quand on regarde l’état de la pauvreté dans la rue, c’est terrible. En France on a un tissu associatif hallucinant, des groupes aux grands cœurs. Réhabiliter cette figure héroïque peut mettre un peu de foi en l’homme, dans le sens du partage dans le cœur des gens. Il ne faut jamais s’habituer à la misère. Tendre la main, juste se baisser, regarder l’autre dans les yeux, le considérer et parler avec lui cinq minutes. C’est à l’échelle de chacun. Le film je l’espère redonnera de l’espoir, suivra les gens sans être culpabilisant mais lumineux.

Il y a aussi le problème des réfugiés. Quand l’Abbé Pierre parle de colonisation il demande « Pourquoi est-ce qu’on ne les accueillerait pas, étant donné que nous sommes allés chez eux? » A l’époque la situation géopolitique n’est pas la même qu’aujourd’hui mais il disait que c’était une évidence, que le sud devrait se mélanger avec le nord. Qu’il fallait composer avec ça et qu’on faisait tous partie de la même humanité. Il avait pris la parole sur le mélange des cultures, sur ce devoir de fraternité au-delà des modes de vie. Il parle magnifiquement de ça dans un petit bouquin, de la question du racisme aussi et de cette absurdité d’avoir peur de l’autre, de l’étranger, de le diaboliser en lui collant une étiquette «Danger, monstre», comme peut l’avoir celle du pauvre. Parce que c’est de ça dont il s’agit, le pauvre est un étranger parce qu’il nous fait peur, parce qu’il nous dérange dans notre confort quotidien. Il s’investissait beaucoup, dormait dans des églises qui accueillaient des immigrés africains. Il était avec eux tout au long de la nuit et faisait venir les caméras pour montrer des familles au-delà de leur couleur de peau. Familles qui sont dans le froid et qui souffrent. Il était du côté de celui qui souffre quelque soit son origine, son parcours. C’est ce que je trouve magnifique, il n’était pas du tout dans une logique de méritocratie. Il ne jugeait jamais les gens et se foutait de savoir pourquoi ils étaient là, s’ils venaient pour des histoires de migration économique ou de guerre. Il s’épuisait à la tâche. Il était incapable de dire non et voulait aider même les bonimenteurs qui l’appelaient pour lui soutirer de l’argent. Il avait une espèce de crédulité sublime, sans aucune méfiance.

Est-ce important dans votre carrière d’acteur d’envoyer des petits messages politiques au-delà d’un rôle ou d’un personnage? L’Abbé Pierre avait écrit une lettre à Chaplin après que celui-ci ait donné deux millions de dollars à Emmaüs en disant «Je rends l’argent au vagabond que j’étais», dans laquelle il disait qu’Emmaüs n’était ni un mouvement confessionnel ni politique, mais dont la mission était d’éveiller les consciences civiques. Évidemment que ça me touche de me dire que le cinéma peut avoir ce pouvoir-là et que c’est absolument merveilleux quand on en sort avec une émotion qui nous fait réfléchir, nous ouvre la conscience et nous rend plus intelligent. Ça me plaît de me dire que le travail qu’il va y avoir à faire est immense et à la fois l’amusement de se grimer et du plaisir de comédien va être mêlé à un grand film de divertissement dans lequel il y a un message apolitique mais qui doit parler à tout citoyen, à tous partis politiques et que c’est génial que cela crée du débat. En plus les gens sont souvent contents d’apprendre des choses par l’intermédiaire du divertissement. Il y a de jubilation à apprendre y compris sur l’histoire de France. J’espère aussi que le film va toucher beaucoup les scolaires et faire réfléchir. Après c’est vraiment agir à mon échelle, je ne suis pas L’Abbé Pierre. Ma manière de m’engager, de faire du bénévolat me regarde, mais le choix des films qu’on fait est aussi une manière de s’investir civiquement.

Que représente pour vous le fait de projeter le film au Festival de Cannes? C’est une grande émotion. C’est très paradoxal. C’est vraiment le temple du luxe et de la débauche et en même temps, un lieu de communication énorme. Il ne s’agit pas de culpabiliser les gens, mais juste dans le temple sacré du cinéma qui rayonne à l’international de faire entendre la parole de l’Abbé Pierre au-delà des frontières et de lui donner un coup de projecteur.Il souffrait de cette starification, mais dès qu’il y avait un micro ou une caméra il était ravi et il fonçait. C’est là qu’il faut aller crier, il faut monter dans l’avion pour le détourner.

Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, 76ème Festival de Cannes, 2023.