«J’ai besoin des enfants comme miroir» Fien Troch, Holly

En 2016 Home dévoilait la cinéaste Fien Troch au grand public. Elle remporte avec ce long métrage le Prix de la Meilleure Réalisation à la Mostra de Venise section Orizzonti et pas moins de six Ensors dont celui de la Meilleure réalisation. Cinquième long métrage de la réalisatrice flamande, Holly est déjà salué par la critique, notamment lors de sa projection à la Mostra de Venise, où la jeune actrice Cathalina Geeraerts, 17 ans, a décroché le Bisato d’Oro, Prix de la Meilleur Actrice décerné par des critiques de cinéma indépendants. Holly a également été sacré Grand prix du Jury au festival d’Arras. Fien troch affirme son style dans un film de genre maitrisé de bout en bout qui emprunte au film d’ado, passe par le thriller et touche du doigt le fantastique. Rencontre avec une cinéaste solaire au joli palmarès.

Stéphanie Lannoy : D’où vient l’idée de Holly ?
Fien Troch : Après mon précédent film Home, j’ai eu une contre-réaction. Je ne voulais plus être dans quelque chose d’aussi narratif. L’idée était de ne pas avoir de personnage principal mais une communauté traumatisée, en deuil et la liberté de raconter ce film comme un ensemble, une mosaïque. Je ne parvenais malheureusement pas à organiser toutes les scènes. Dans ce chaos une fille, Holly, m’intriguait. J’ai commencé à construire cette histoire autour d’elle. Ce qui m’intéressait le plus était le fait qu’elle était considérée comme spéciale sans en être convaincue elle-même. En parallèle vit une communauté qui a besoin de quelque chose pour se tenir, comme l’idée de croire en quelque chose. Comment fonctionnent ces mécanismes? Tous ces éléments étaient à la base du scénario que je n’ai jamais fini. J’en ai alors repris plusieurs petites scènes liées à ces thèmes et peu à peu cela a donné le film que j’ai maintenant.

Comment travaillez-vous le scénario, y a-t-il eu beaucoup de recherches? L’écriture a duré très longtemps. La difficulté était de trouver l’équilibre entre une histoire très réaliste qui parle de relations humaines, de psychologie entre les personnages en lien au bien et au mal. En même temps il y avait ce flirt avec le film de genre. J’essayais d’aller vers le film de genre pour être sûre que je le voulais vraiment. Cette zone m’a été rapidement inconfortable et je commençais à créer des copies de certaines scènes de films de genre. Je ne pouvais rien inventer, tout avait déjà fait. Ce n’était pas le film que je voulais faire, mais j’avais besoin de ça pour retourner vers le réalisme. J’y parlais beaucoup plus du bien et du mal, mais aussi du fait de croire en quelque chose. Je m’intéressais aussi au questionnement autour d’une personne qui fait le bien autour d’elle. Qu’attend-t-on d’elle ? Elle doit être pure, ne peut pas vouloir de besoins matériels. J’ai compris qu’il fallait juste que je touche du doigt le fantastique sans aller plus loin.

On a l’impression d’un Teen movie au début et puis il y a un glissement qui se fait vers le film de genre. Comment considérez-vous la place du spectateur dans ce film ? Je devais m’arrêter au bon moment pour garder cette ambiguïté, « Holly a-t’elle un don spécial ou est-ce juste le regard des gens ? » ou « Les gens sont-ils si désespérés qu’ils veulent vraiment y croire? ». J’aime que le spectateur soit actif mais que même s’il se pose des questions, il ait confiance dans ce qu’il voit. On peut toujours défendre la croyance ou dire que c’est n’importe quoi. C’est exactement ce que je veux que le spectateur comprenne et sente. Le film raconte que croire est quelque chose de plus abstrait que cela.

La richesse des thèmes donne l’impression que le film joue sur deux époques. L’histoire se déroule aujourd’hui mais résonne également comme une plongée au Moyen Age, avec notamment la présence du mysticisme. C’est vrai et je trouvais très intéressant à ce propos ce regard sur les femmes. Heureusement cela a évolué mais quand on en parle on retourne vraiment au Moyen Âge. Au début par exemple quand certaines filles lancent à Holly « On t’appelle la sorcière ! ». Ce n’est qu’après l’avoir écrit que je me suis rendue compte que les sorcières étaient toujours des femmes qui font peur, qui était folles. J’ai beaucoup lu et j’ai constaté à quel point elles étaient des femmes fortes, des féministes avant la lettre. Le regard sur la femme a changé mais reste quand même très compliqué. Une femme est très vite envisagée comme ou folle, ou bizarre, même une Sainte. Cela constituait une force mais aussi une faiblesse. Evidemment pour moi cela évoquait une force mais révélait aussi une certaine vision des femmes. C’était une petite évocation mais aussi tout un monde qui nourrit mon film.

Dans la scène où Holly se regarde dans un miroir on croirait soudain un portrait d’un autre siècle. Son image se transforme en une Madone d’un temps plus ancien. Quand Holly regarde dans le miroir, c’est la première fois qu’elle ose se regarder et elle se dit sans prétention « Je suis contente de me voir. Je suis fière, je suis quelqu’un ». Elle sourit pour essayer de comprendre, « Qu’est-ce que ça fait quand je souris ? pourquoi les gens m’aiment tellement ? ». Le lien avec certains portraits est présent même si je ne l’ai pas fait consciemment. J’ai ressenti la force quand on était en train de tourner parce que dans ma tête c’était beaucoup moins un portrait qu’une action. Elle regarde, sourit, arrête de sourire. Et presque naturellement c’est devenu comme une peinture.


C’est fabuleux. Quels étaient vos desideratas pour l’image dans le travail avec le chef opérateur Frank Van Den Eeden?
Il y a eu aussi une grande recherche étant donné qu’il ne s’agissait pas d’un film de genre. On essaie de choisir certaines choses du film de genre rapidement reconnaissables et en même temps on ne veut pas cacher tout le film derrière des éléments que tout le monde connaît pour dire qu’il s’agit d’un thriller ou d’un film d’horreur, sans que ce ne soit le cas. Il fallait vraiment chercher quelques petits éléments à utiliser sans toucher aux autres comme l’angle de la caméra. On filmait en légère contre-plongée. Cela donne de la force aux personnages, c’est vraiment impressionnant. On a un peu joué avec ça en filmant Holly pour signifier qu’elle est juste une jeune fille innocente. Notre position de caméra reflétait la façon dont les gens veulent la voir ou la ressentent, c’est pour cela que sa place était importante.

La hauteur de la caméra dévie ainsi au fur et à mesure du temps ? Oui, dans certains films de genre on filme souvent un protagoniste même s’il ne parle pas, afin que le spectateur ressente une tension. Et à chaque fois qu’on voit Holly, surtout quand elle fait le bien, on a cherché à ce que cela devienne un peu sacré. Avec un rayon de soleil ou quelque chose de cet acabit. De manière très fugace parce que de nouveau, si ce détail devient évident on ne l’accepte plus. On s’est rendu compte que ces éléments-là étaient tous des éléments dont le spectateur n’allait sans doute pas parler après, mais évoquent chez lui un sentiment. La musique fait ça aussi. Mille choses donnent ces impressions mais tout était une question de dosage. Comme je le disais au début et plus qu’un film de genre, le film parle aussi de la manière dont les gens communiquent ou ne communiquent pas avec un aspect surnaturel et fantastique.

Que cherchiez-vous chez la jeune actrice Cathalina Geeraerts pour interpréter Holly? Le casting était très large, je n’avais aucune idée du physique de Holly. En même temps je me suis dit qu’elle devait être une fille dont on se dit qu’elle est spéciale au moment où on la voit. Même mon producteur me disait un peu en rigolant « Tu vas le sentir, une petite auréole va s’éclairer en la rencontrant ». Cathalina était déjà là le premier jour. Elle avait un énorme talent mais physiquement ressemblait à une adolescente lambda. Après avoir rencontré beaucoup de filles j’ai compris que cette histoire d’auréole était une fantaisie à laquelle on croyait. Finalement j’ai choisi la meilleure comédienne. J’ai découvert qu’il était encore plus intéressant qu’elle ait l’air d’une adolescente normale puisque si l’on veut croire à l’histoire on projette des choses sur elle. A part de venir d’une famille dysfonctionnelle il n’y a pas grand chose à dire sur elle au départ. C’est juste une fille qui se sent très seule à l’école. Ça a été une découverte importante pour moi et j’ai vu que c’est finalement Cathalina qui allait jouer cette auréole que je cherchais pendant le casting. Elle a ajouté cette chose un peu surnaturelle dans son jeu. C’est aussi dans l’histoire, il ne s’agit pas que d’elle, mais elle avait assez de force comme comédienne pour ajouter quelque chose que je n’avais plus besoin d’avoir, une fille spéciale, un peu « translucide ou luminescente » que je cherchais au départ.

Comment a été choisi Félix Heremans qui interprète Bart, l’ami de Holly? On a fait un appel très spécifique. On cherchait un garçon qui se voit comme hors normes. C’est très délicat, qu’est-ce que la norme? On a vu une personne dyslexique, des gens avec le syndrome de Down, d’autres comme Félix plutôt neurodivergents. Je n’aurais jamais osé rêver trouver quelqu’un qui vive cette problématique et soit en même temps un excellent comédien. Il a rempli le rôle de Bart merveilleusement bien. Il a un autre rôle dans une série maintenant. Je ne me sentais pas très à l’aise avec le fait de demander à un acteur de jouer l’autisme. Et c’est génial de pouvoir maintenant dire à Félix «Toi aussi tu peux jouer et être un super comédien ! ».

La professeure Anna est interprétée par Greet Verstraete. Elle est parfaite dans ce rôle. Pour ce rôle j’ai rencontré de nombreuses comédiennes talentueuses. Il est très difficile de trouver cette ambivalence entre quelqu’un qui veut faire le bien et qui ait en même temps un côté très irritant ! (Rires). Il ne fallait pas qu’elle irrite le spectateur à chaque fois et je voulais aussi qu’on ait de la sympathie pour elle. Au début Anna veut vraiment améliorer le monde et on ne peut pas être contre quelqu’un comme ça. Elle veut vraiment aider les gens, c’est son seul objectif. C’est là où se situe le problème pour elle, car elle n’accepte pas d’être juste une humaine qui peut être jalouse, se sentir mal ou ne pas parvenir à avoir d’enfant. Cela la frustre encore plus que les autres gens parce que cela ne correspond pas avec l’image qu’elle a d’elle-même. Tout ce bagage était là quand on a fait ce casting. Greet Verstraete a ressenti ça très bien. Une partie d’elle est très douce tout en pouvant devenir très dure. C’était vraiment un cadeau pour moi de trouver quelqu’un qui ait cette dualité sans être tellement irrité au point qu’après deux scènes on ne veuille plus la voir (rires).

Pourquoi les thèmes de l’enfance et de l’adolescence vous passionnent-ils particulièrement dans vos films? Tous mes films sont destinés aux adultes. Si je veux parler du comportement des adultes, de sa complexité, de sa dureté, j’ai besoin des enfants comme miroir. C’était très fort lors de mes trois premiers films. Évidemment le troisième Kid, parle de deux petits frères, mais surtout du comportement des adultes. Dès que je commence à écrire sur la complexité des êtres humains, la représentation de l’innocence doit être directement présente, c’est à dire l’enfance. A un moment donné j’avais l’impression, surtout parce que j’avais des jeunes enfants, que je voulais évoluer vers un stade un peu plus tardif car cela devenait trop émotionnel. Dans cette situation je ne suis plus créative. Je me suis alors intéressée à l’adolescence, aussi parce que c’est une période riche. On n’est plus un enfant mais pas encore adulte. C’est une zone grise très complexe. Je n’avais plus envie de tout le temps raconter des histoires avec des enfants pour des raisons personnelles, mais maintenant ça peut encore évoluer dans toutes les directions.

La musique est très singulière, très immersive. Quelles étaient vos souhaits dans votre collaboration avec Johnny Jewel? Johnny a créé la musique de mon film précédent. On s’entend et on se comprend bien. J’ai découvert dans Home que sa musique fait vraiment partie de l’identité de mon film. Cela paraît très normal mais de nombreux films traitent la musique comme quelque chose de subtil, que l’on entend, que l’on ressent, mais auquel on ne donne pas une si grande importance. Sa musique faisait tellement partie du film qu’elle était presque un personnage. Sur cet élan on a continué à collaborer. Le flirt avec le film de genre s’entend fort dans la musique. Une fois que Johnny a lu le scénario, je lui ai juste dit que la musique devait évoquer vers quelque chose de très aimable, très pur, très gentil et doux pour Holly, tout en insufflant une tension constante. Dès que j’ai écouté les premiers morceaux j’ai senti que cela fonctionnait super bien. Je n’avais pas peur de dire que la musique était aussi le film. Comme j’étais satisfaite du film, la musique ne pouvait que l’améliorer et le nourrir. A chaque fois qu’on ajoute de la musique en principe il faut revoir tout le film pour ressentir l’émotion qu’elle procure. C’est beaucoup de travail parce que c’est très difficile. Mais en même temps il y a une grande liberté parce qu’il ne s’agit pas que d’être dans la subtilité la musique fait vraiment partie de cet univers.

Vous écrivez un nouveau projet ? J’écris actuellement un scénario en collaboration avec mon mari avec qui j’ai aussi écrit Home. Ce projet est le plus concret. J’ai un autre scénario que j’avais écrit et que je voudrais réaliser mais ce ne sera pas le prochain film après Holly. Et j’ai encore un autre projet dont une scénariste est en train de développer l’idée. Donc j’ai trois projets et honnêtement je n’ai aucune idée de comment ils vont s’agencer.

Vous avez envie de partager l’écriture avec quelqu’un d’autre? J’essaie quand même beaucoup plus qu’avec mes premiers films de lâcher prise. Au début de ma carrière j’avais peur de dénaturer les choses, que personne ne comprenne vraiment mon univers. Il n’était pas possible que quelqu’un d’autre écrive mes scénarii. Et c’était un peu vrai parce qu’ils étaient très personnels, pas très narratifs. Cela n’aurait servit à rien de l’adapter aux règles classiques du scénario. Maintenant je suis beaucoup plus ouverte, je sais que même si quelqu’un en écrit une première version, Je peux le retravailler. La trahison n’est plus là ! (rires). J’ai l’avantage de l’âge et d’avoir déjà réalisé cinq films. Je sais que je vais encore en faire. Au début il était possible que je ne réalise jamais le film sur lequel je travaillais. C’était peut-être la dernière fois et cela générait beaucoup plus de stress.

Vous êtes plus rassurée. Oui et on est aussi beaucoup plus libre pour réfléchir, pour regarder son propre travail, pour l’évaluer et aussi pour admettre s’il n’est pas bon. Prendre de la distance et se dire que c’est pas grave, même si ça ne fonctionne pas de cette manière, c’était un bon exercice. Je ne voyais pas les choses comme ça au début, pour moi ç’aurait été du temps gaspillé, j’aurais détruit le scénario. Je suis beaucoup plus calme avec ça.

Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Bruxelles 2023.
Portrait de Fien Troch, copyright Sofie Gheysens