«Péter tous ces cadres et pouvoir respirer» Noémie Merlant, Les femmes au balcon

Le grand public l’a découverte en 2019 dans Portrait d’une jeune fille en feu. Elle joue dans des films internationaux comme Tar ou Lee Miller et tenait récemment l’affiche du remake d’Emmanuelle version 2024 par Audrey Diwan. Après Mi Ubita, mon amour, son premier long métrage, Noémie Merlant déploie ses ailes en tant qu’actrice, scénariste et réalisatrice avec Les femmes au balcon une comédie gore déjantée sous forme de pamphlet féministe présentée à Cannes en mai dernier. Noémie Merlant est de celles qui n’ont pas froid aux yeux et font avancer la réflexion. La trentenaire s’ancre dans une démarche cinématographique solide et forte, engagée par ses convictions et dans un féminisme sain. Une interview sans fard, bouleversante de vérité qui résonnera dans le coeur des femmes et si possible des hommes. Un petit conseil : afin d’éviter tout spoiler éventuel, courrez voir le film et lisez ensuite cet entretien.

Vous êtes actrice, scénariste et réalisatrice. Les femmes au balcon est votre second long-métrage. On sent une grande envie de cinéma chez vous. Noémie Merlant : Il y a une grande envie de cinéma, de création, de déborder aussi. Le cinéma est un monde où tout est permis. J’ai toujours eu l’impression, encore plus en tant que femme, d’être dans un monde où peu de chose est permis. Je me suis toujours sentie très cadrée, à l’étroit dans mon corps. Le cinéma m’offre une porte pour un peu péter tous ces cadres et pouvoir respirer. Il y a quelque chose de vital et aussi un amour pour cet art.

Votre premier long-métrage était réalisé sur un mode plutôt impulsif. Comment s’est effectué le passage à ce second film?
On a travaillé pendant quatre ans. Alors que le précédent avait été écrit un mois avant le tournage sans chercher d’argent, ici on a beaucoup travaillé le scénario. Dans ce film-ci j’ai décidé d’assumer une prise de liberté, de m’autoriser à aller peut-être un peu trop loin et dans la forme et dans le fond de ce que raconte cette histoire entre femmes. La différence c’est que j’ai d’abord écrit seule puis avec Céline Sciamma. On a cherché de l’argent, ça a mis du temps et on a fait un casting. Les enjeux ne sont pas les mêmes, cela engendre beaucoup de stress à partir du moment où des gens mettent de l’argent… J’avais peur que cela me brime mais j’ai eu la chance de trouver des personnes qui me faisaient confiance et qui souhaitaient comme moi s’amuser à péter un peu les cadres.

Fallait-il en passer par le film de genre pour dénoncer les violences sexistes et sexuelles faites aux femmes? Je ne dis pas que d’autres genres sont impossibles, mais je n’avais pas d’autres alternatives pour m’emparer de ce sujet qui me touche personnellement. J’ai commencé à regarder des films par le cinéma de genre qui est très masculin. Il peut être intéressant d’associer la violence aux femmes, de casser une image finalement très lisse. Cela porte également un côté très cathartique par rapport au fait de ne pas avoir pu me défendre dans la vie. Tout ce que j’ai pu subir, la violence contenue, pouvoir la rendre, pas dans la réalité parce que je n’aime pas la violence, mais dans un film est vital. J’espère qu’il fera beaucoup de bien à d’autres personnes qui ont pu vivre des violences similaires, surtout que le côté exutoire est porté par une violence accompagnée d’humour. Quand nous avons commencé à discuter avec mes copines de ces différents traumatismes, on le faisait avec humour, c’était pour nous la seule manière de les exprimer. Et puis il y a aussi quelque chose de terriblement banal, le nombre de femmes victimes de violences sexuelles et sexistes. Et on continue de vivre. C’est terrible mais c’est une réalité. Cela montre la banalisation de ces comportements agressifs. Cet humour me permet aussi de mettre les choses à distance et au côté exutoire de rassembler. On peut aller plus loin dans ce que l’on raconte et que grâce à cela plus de personnes arrivent à regarder et à en parler après.

C’était votre deuxième collaboration avec Céline Sciamma après Le Portrait de la jeune fille en feu dans lequel vous étiez actrice. Comment s’est passée l’écriture du scénario avec elle? C’était un ping-pong très joyeux. Ce n’est pas le genre de films qu’elle fait mais elle a énormément d’humour. Quand elle a lu la première version de mon scénario elle était vraiment enthousiaste et adhérait complètement à ma vision. Elle a voulu m’aider tout en essayant d’être fidèle à ce que je désirais. C’était vraiment beau et très fort de travailler avec elle non-stop pendant un an.

Vous collaborez pour la troisième fois avec Sanda Codreanu qui joue Nicole. Je l’ai rencontré au cours Florent, puis elle a fait le conservatoire supérieur d’Art dramatique, c’est une comédienne que j’admire énormément. C’est aussi une collaboratrice extraordinaire dans ma vie. J’ai eu cette idée de film chez elle et elle suit le projet depuis le début. Même si elle est très différente de Nicole elle s’en approche par certains aspects. Ça parle aussi de notre amitié, il était évident que ce soit elle.

Comment avez vous choisi Souheila Yacoub pour interpréter le rôle de Ruby? J’ai fait un casting pour ce personnage, mais Souheila était une évidence. Elle a un rapport au corps qui est assez semblable à celui de Ruby. Elle n’a pas de problème avec la nudité. Je ne voulais pas une actrice qui se sente mal à l’aise. Et au-delà de ça elle a une inventivité, une puissance que je trouvais formidable pour ce rôle de Ruby.


Votre film contient un vrai female gaze. Même lorsqu’une cinéaste réalise on a parfois l’impression de quand même passer par un regard masculin. Ici le corps féminin est filmé de manière réfléchie. Le male gaze, le regard patriarcal peut être autant associé à une femme qu’à un homme et je l’ai d’ailleurs été pendant longtemps. Je me mettais moi-même dans le rôle de la femme qui devait plaire, être sexy. Ce sont des automatismes. Je jouais le rôle de celle qui était objectivée et sexualisée parce qu’on m’avait dit que c’est comme ça que j’avais eu un rôle que j’étais regardée. En tant qu’actrice mais aussi dans la vie en tant que femme, même au sein du couple, c’est de cette manière que j’ai de la valeur. En étant souriante, gentille, jolie, raisonnable, serviable. C’est ce qui me donnait de la valeur aux yeux de la société, aux yeux des autres et c’est ce que l’on gratifie souvent chez la femme dans le regard patriarcal, le male gaze. Une fois qu’on a pris conscience de cette dynamique, de ce regard et que l’on commence à en sortir, c’est vertigineux mais libérateur. Je m’en suis rendue compte en vivant avec des femmes pendant le confinement. Il n’y avait plus le regard de la société, ni d’un homme ou d’un couple parce qu’on était enfermées. Il y a eu un relâchement des corps et un regard bienveillant d’humain à humain. Une écoute aussi sur notre traumatisme que l’on se racontait. À partir de là je me suis dit «C’est cette sensation nouvelle que je dois montrer dans un film». Parfois la manière de filmer les corps était très naturelle et d’autres fois il fallait que je réfléchisse un peu plus pour me forcer à m’extraire de ce regard, comme si on avait été programmées. M’extraire de ce regard signifiait ne pas penser au regard. Cela voulait dire filmer un corps nu sans prêter attention à la lumière pour que ma peau soit jolie ou pour qu’on ne voie pas ma cellulite. Ne pas chercher à avoir une posture. J’ai souvent tourné nue dans des films, je faisais toujours attention de rentrer mon ventre ou cambrer les fesses. Alors que dans la vie avec mes copines, ensemble on ne faisait pas ça. Mon souci était celui-là. Sauf pour les séquences où Ruby était en caming, là c’est autre chose, mais pour le reste les personnages sont dans une action précise. Elle ne se mettent pas à nu. Ce sont des femmes dans leur vie quotidienne avec un corps de femme. Le problème n’est pas de le cacher, c’est le regard qu’il y a en face et donc il fallait que je filme sans prendre soin de rendre ces corps désirables.

Sans les érotiser. C’est aussi filmer des corps de femmes comme on filmerait des corps d’hommes torses nu. Et dès le début le personnage de Ruby qui dans cette chaleur a envie d’être torse nu comme les autres hommes au balcon prévient le spectateur, elle montre ses seins face caméra et dit «Voilà! vous les avez bien vus parce que vous allez les voir tout le film !». Posez-vous la question de ce regard-là, ce sont juste des seins. Ne vous attardez pas là-dessus.

A un moment Elise dit «On ne peut vraiment être nous-mêmes qu’entre-nous». Il y a comme une cage de protection autour de ces filles dans votre film. Ce sont des anti-héroïnes mais en même temps des superwomans. Elles sont fortes ensemble, elles arrivent à se défendre ensemble. Elle se croient et se soutiennent. On n’arrive à être nous-mêmes qu’entre-nous, c’est la réalité. Je parle vraiment dans notre intimité, de ce que j’ai expérimenté avec ces femmes. Et même au niveau de la parole Il y a une liberté. On peut être vulgaires, avoir des corps relâchés, on peut même péter, avoir l’air bête. C’est une chose qui m’a toujours terrorisée avoir l’air bête, souvent face un homme parce qu’on nous apprend ce que soi-disant on ne sait pas. J’ai souvent joué la fille qui ne savait pas alors que je savais, pour mettre en valeur l’homme. Ce sont des trucs tellement ancrés en nous… Entre femmes nous n’avons pas tous ces trucs-là, on est nous-mêmes, complètement libérées. L’espace public, la rue, le dehors, la société est un espace qui appartient aux hommes depuis toujours. Ce n’est pas un endroit où on peut vraiment être nous-mêmes, d’ailleurs on ne peut pas vraiment se balader dans la rue seules le soir, ou s’habiller comme on veut… On le sait tout ça. Il faut aussi qu’on fasse attention à nos comportements, à ce que l’on dit. Avec ces filles-là j’ai ressenti que l’on était comprises, que l’on avait une écoute. Et j’avais l’impression qu’en face la société s’en foutait un peu. On le voit bien avec les victimes de viol et autres, la question n’est pas d’être crues ou pas. En face la société s’en fout. On a toujours fait comme ça, on a toujours pris sur nous, on continue comme ça. Et j’avais envie de créer un autre espace dans le film que ces femmes vont aller chercher.

Vous évoquez le problème du consentement par rapport au personnage de Ruby dans la séquence où les trois amies sont chez le voisin. Ruby lui annonce être camgirl et sa réaction montre qu’il la considère comme une fille facile. Il se dit qu’il y a une ouverture.
Son activité impliquerait pour le voisin un consentement de la part de Ruby simplement du fait de l’activité qu’elle exerce. Comme si elle offrait son corps en libre-service. Le consentement est également abordé dans la scène du viol conjugal, où comme le mari le dit, «Mais je ne la force pas, c’est ma femme !». Comme si le fait d’être la femme ou la petite amie de quelqu’un suppose forcément être à disposition. Alors qu’à partir du moment où on s’intéresse à l’autre, on le sent même dans son langage corporel. Il faut juste être à l’écoute de l’autre.

Dans la scène où Ruby raconte ce qui s’est passé face à la webcam il n’y a plus personne en ligne. Seul le spectateur est présent. Nous sommes les seuls témoins. Nous sommes les seuls témoins, oui. Tout ces cameurs étaient là quand elle voulait leur donner, mais là c’est elle qui a besoin d’eux, qu’on l’écoute. Ses copines seront toujours là et l’ont cru dès le début. C’était une manière de questionner le spectateur. De montrer que lorsque les femmes veulent parler elles ne sont pas entendues par la société. A travers l’écran c’est aussi une manière d’interroger directement le spectateur.
De le responsabiliser ? De le responsabiliser, oui.

Uèle Amore a composé la musique du film, qu’est-ce qui a déterminé cette collaboration ? Matthieu Sibony, coordinateur musical m’a proposé Uèle Lamore qui a fait des maquettes pour le film. Elles étaient extraordinaires, elle avait parfaitement compris ce que je voulais.

Il y a un thème, une musique assez colorée dans l’appartement lui aussi rempli de couleurs. On se croirait un peu dans un film d’Almodovar. Uèle avait la liberté comme dans la mise en scène, dans les décors, les costumes, les jeux d’acteur. Il y avait énormément de liberté et dans la musique aussi. Il fallait s’amuser à faire une musique drôle, thriller parfois douce, féerique et aussi de jouer avec des voix de femmes. Il y avait vraiment cette liberté absolue Elle s’éclatait à proposer plein de choses. C’était vraiment chouette.

Que vous a apporté votre expérience d’actrice et de réalisatrice pour la réalisation de ce second long-métrage? Etre actrice me sert forcément parce que je côtoie des réalisateurs différents. Je comprends aussi comment ça marche, comment un acteur fonctionne et cela m’aide à diriger les autres acteurs. Réaliser et jouer me demande deux fois plus de travail mais quand je joue je sens le film de l’intérieur. Cela me permet de comprendre certains blocages. J’avais le temps malgré tout de voir les prises sur le combo et puis j’étais entourée. Celine était parfois là. La chef Op, la technicienne du son et Sanda suivent le projet depuis le début, même dès l’écriture. Elles savent ce qu’il y a dans ma tête et m’aidaient beaucoup quand je jouais à me donner des directions. C’est vraiment un travail très collaboratif.

Est-il envisageable pour vous de tourner un film sans y interpréter un rôle? Ça dépend de ce que je raconte. Je ne joue pas dans le prochain film que j’écris qui n’a rien à voir avec ce que j’ai fait jusqu’à présent, sur tous ces thèmes qui m’importent que sont la liberté du genre, des corps, de la sexualité, du pouvoir aussi. Ici je parle de choses intimes et puis à un moment donné mon personnage est nue chez le gynécologue. Je ne pouvais pas demander de jouer cette scène à une autre actrice. Je voulais aller loin et peut-être trop pour le demander à quelqu’un. Souvent c’est plus facile de demander à moi-même. Mais pour le prochain film ce n’est pas du tout une obligation.

Cette scène chez le gynécologue est d’une violence terrible. Et pourtant c’est une normalité d’aller chez le gynécologue pour une femme. Sauf que nous ne voyons jamais ce point de vue-là puisqu’on est de l’autre côté. Ça m’a permis de réaliser à quel point c’est violent. Même si on peut tomber sur un gynécologue très bien et qu’il faut y aller, cela reste quelque chose de très intrusif.

La scène de fin réveille les morts… Cette scène de fin était essentielle pour moi. Il était primordial qu’un violeur avoue qu’il avait violé. Ça n’arrive jamais. C’est l’affaire Mazan. C’était ma question quand j’écrivais le film. Est-ce que les violeurs et les agresseurs savent qu’ils ont violé et s’en foutent? Ils n’ont pas contrôlé leurs pulsions, ils font ça en toute conscience et ça les arrange parce qu’ils savent qu’il y a une société qui ne va pas trop les emmerder? Où est-ce qu’ils ne se rendent vraiment pas compte? Je ne sais pas. Dans l’affaire Mazan j’ai l’impression de voir la scène de mon film avec tous les fantômes devant Nicole qui quand on leur demande «Avez violé quelqu’un? » « Ah bah non, mais pas du tout».

Il y a un déni total. Est-ce un déni ou pas? Ils devraient se rendre compte avec les vidéos, il ne peut plus y avoir de déni-là. Est-ce un manque d’empathie total? Je me questionne énormément. Cette scène d’aveux, «Oui on a violé, oui j’ai violé» nous fait défaut. On ne va pas avancer s’il n’y a pas une prise de conscience et un aveu public. Dans tous les cas d’agression de viol ou de personnes condamnées, personne ne dit jamais avoir agressé ou violé. C’est toujours la faute de la victime. Soit c’est une menteuse soit elle l’a cherché.
Ils ne se remettent pas en question. C’est pour ça aussi que j’ai fait ce film. J’avais besoin de cette parole.

Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Film Fest Gent 2024.
Photo de Noémie Merlant copyright Kit Harington