«On a peur d’esthétiser la campagne comme si elle n’avait pas droit à la fiction» Louise Courvoisier, Vingt Dieux

Découvert lors du festival de Cannes 2024, Vingt Dieux est le petit bijou cinématographique de l’année. Après des études de cinéma à Paris et à Lyon, Louise Courvoisier revient dans son Jura natal qu’elle appelle «son territoire», pour y réaliser une comédie tendre aux personnages hyper attachants et hauts en couleur. Son court-métrage de fin d’études à la CinéFabrique, Mano a mano, avait gagné le premier prix de la Ciné fondation au festival de Cannes en 2019. Son premier long métrage Vingt Dieux a décroché le Prix Jean Vigo. Un entretien montagnard qui fleure bon le Comté et le Jura.

Vingt Dieux est un titre inattendu, qu’est-ce qui vous a fait le choisir?
Louise Courvoisier : J’écrivais le film avec les dialogues jurassiens en tête. Vingt Dieux est une expression que l’on utilise beaucoup dans le Jura, un peu partout en France mais elle plus utilisée par les anciens. Chez nous elle a traversé les générations et les jeunes l’utilisent encore beaucoup. Quand je me suis renseignée sur l’orthographe de cette expression je l’ai trouvée jolie, elle allait bien aux personnages et au film.

D’où vient cette idée de fiction? J’avais envie de tourner mon premier long-métrage chez moi. Mes court-métrages aussi, j’aime bien travailler avec ma meute que sont ma famille, les gens qui habitent autour de chez moi. Je désirais raconter cette jeunesse rurale que je connaissais bien et que j’avais côtoyée. Celle qui n’est pas partie comme moi faire ses études à Paris ou à Lyon mais qui est restée. J’avais envie de faire un film hommage à ces jeunes que l’on ne voit pas souvent, que l’on a tendance à cacher et qui me touchent. Je voulais poser mon regard sur ces personnages. Je me suis inspirée de tout cela pour en faire des personnages et une histoire de fiction. C’est un film de territoire, je souhaitais aussi inscrire l’histoire dans la région et ce qu’il s’y faisait, le fromage de Comté. Nous sommes dans la région AOP Comté, c’est ce qui domine notre agriculture. L’idée de l’intégrer dans la fiction et d’aller jusqu’au bout dans ce film de territoire est venue assez vite.

Rares sont les films qui présentent une région de cette manière. Les accents ont disparus à un moment de l’histoire du cinéma et vous les ramenez à l’écran. L’accent est celui des protagonistes dans la vie et je ne me voyais pas tricher à cet endroit-là. Il fallait que j’y croie en premier. J’ai grandi là-bas et j’avais du mal à imaginer comment des acteurs pourraient se réapproprier cet accent et cette région. Et il ne s’agit pas seulement des accents, c’est aussi une manière de bouger, de parler, d’enfourcher la moto… On sent dans chaque petite action qu’ils font qu’ils sont vraiment de ce coin-là. Montrer une région jusqu’aux gens qui l’habitent permet aussi d’apporter une diversité dans le cinéma. Je sentais que des acteurs non professionnels allaient apporter quelque chose en plus au film.

Il y a quand même une difficulté avec les acteurs non professionnels par définition, c’est un risque. C’est un risque à tous les endroits parce que comme c’est mon premier long-métrage il fallait déjà convaincre les partenaires de travailler avec des acteurs non professionnels, alors que je n’avais pas encore fait mes preuves. Les acteurs on en parle même pas! (rires). C’était en plus un film sur le fromage, ce qui je pense n’a jamais été fait. Cela faisait beaucoup d’inconnues dans ce film. On a été assez soutenus et assez suivis mais c’est vrai que le pari était risqué et on a mis un peu de temps à trouver tous les partenaires qu’il fallait pour faire le film.

Bien que non professionnels vos acteurs sont solides. Comment avez-vous procédé pour le casting ? J’étais très lucide par rapport au risque ce que cela constituait. J’ai écrit en conscience. Je n’aurais pas écrit des dialogues pareils ni de telles scènes pour des acteurs professionnels. J’avais tout le temps en tête que ça allait être des non professionnels et je me mettais tout le temps à leur place. Je ne suis pas du tout actrice et me demandais à quel endroit je me sentirais inconfortable. Comment travaillerais-je avec moi-même ? J’ai cherché ma méthode. Et j’ai appris à les connaître, j’ai beaucoup répété avec eux. Je les ai dirigés. J’ai réécrit un peu le texte pour eux, surtout quand ça ne sonnait pas tout à fait bien ou quand je leur disais de se réapproprier le texte ce qui n’était pas du tout à la virgule près, mais je dirigeais aussi avec la caméra, avec le décor, avec tous les outils du cinéma que j’avais. En répétition parfois je constatais que le décor sonnait faux ou était trop statique. Je regardais comment on pouvait mettre les acteurs ailleurs, les changer de position. Je dirigeais beaucoup plus par le corps. Et pareil dans la manière de découper avec la caméra. Filmer d’une manière ou d’une autre change complètement la perception du jeu.

Vous avez dû beaucoup travailler en amont du tournage. J’avais besoin de temps. Il y a eu une longue période d’écriture, de casting, beaucoup de répétitions. Dès que j’ai pu, parce que les acteurs travaillaient aussi beaucoup. Il fallait les prendre les week-ends, entre deux fêtes etc. D’autres contraintes étaient aussi très présentes. J’ai eu huit semaines de tournage ce qui est beaucoup pour un premier film. Je savais que j’aurais besoin de ce temps-là pour chercher avec eux. Ce n’est pas du tout le même travail, il faut prendre plus de temps, faire de la dentelle. J’étais très consciente que ça n’allait pas se faire tout seul et que cela représentait beaucoup de travail.

Vos acteurs principaux ont un métier. Ils sont presque tous agriculteurs. Clément (Faveau, « Totone » ndlr) travaille dans une ferme de volaille. Il est à fond dans sa carrière, d’ailleurs il ne va pas s’arrêter pour le cinéma. Il est curieux si on lui propose des rôles mais il a son projet. Maïwène Barthélémy (Marie-Lise ndlr) est aussi agricultrice dans les vaches laitières. Je suis allée les chercher là où je savais qu’il y avait des profils similaires à ceux de mes personnages.

Ils ont apporté les gestes du travail à leurs personnages? Oui ça c’est sûr, c’est tellement important. Il ne s’agit pas seulement des accents mais justement des gestes. Marie-Lise doit faire un vêlage en direct qu’on a filmé, il fallait pour cela qu’elle ait les gestes et il était impossible de trouver une actrice qui n’était pas agricultrice. Mais au-delà de ça, Clément a appris en une fois à faire du fromage alors que c’est très technique. Il a déjà ce travail manuel en lui, il a l’habitude, il a déjà beaucoup travaillé dans sa vie ce qu’il fait est très physique. Ils ont tout ce rapport au corps très rural, très manuel et très physique.

Marie-Lise a une démarche terrienne, on sent que ce qu’elle fait a du poids quelque part. Oui, ils n’ont pas peur. Dès leur premier casting ensemble je n’avais pas envie de mettre Marie-Lise et Totone dans une salle et de leur demander de jouer une scène. Je trouvais ça impersonnel. Je souhaitais les regarder bouger ensemble et voir si ça marchait. Je savais que Clément travaillait avec les poulets et nous avons un poulailler chez nous. On devait déplacer les poules, donc on leur a dit de le faire ensemble. « Vous déplacez les poulets d’un poulailler à l’autre ». Même si ce n’est pas son métier je savais que Maïwène n’aurait pas peur. C’était hyper intéressant comme exercice parce que je les voyais attraper les poulets sans peur. Se les mettre entre les doigts, se les filer et je pense que je n’aurais jamais pu faire ça avec des acteurs. Cela n’aurait pas été du tout la même facilité. C’était l’endroit de confort et de confiance pour eux de faire ça donc ils étaient très à l’aise là où ça aurait été le contraire pour d’autres. La démarche était très différente.


Votre réalité est une manière de chercher la vérité dans votre cinéma. J’aime bien mettre la réalité à des endroits, j’ai besoin d’y croire en terme de personnages puisque je m’inspire aussi des gens qui m’ont entourée, de choses que j’ai observées autour de moi. J’ai besoin d’y croire au niveau des décors parce que ce sont des choses qui font très vite artificielles dans le cinéma quand on sent que c’est un peu fantasmé. La campagne, la manière de vivre des gens ne va souvent que dans un sens, celui du champêtre, du bucolique, alors qu’il existe de nombreux contrastes et contradictions dans l’image. Pareil pour les scènes de fête comme le comice, le bal. Ce sont des choses que j’ai tellement vécues que j’avais besoin d’y croire jusqu’à chaque figurant qui danse. Il fallait que je me dise « Ok je suis au bal ». J’aimais bien aussi l’idée de se laisser complètement aller dans une fiction, dans une aventure, de ne pas non plus les enfoncer dans un réel trop abrupt et de laisser se déployer un peu ces personnages du réel dans une histoire de fiction.

Vous évoquez les décors mais vous filmez la nature comme rarement. Les paysages sont magnifiés. J’avais toutes les scènes de paysages en tête dès l’écriture. Je savais toujours à peu près où j’allais tourner. J’ai travaillé avec ma sœur en chef déco, on était très liées. Elle était dans ma tête, on pouvait très vite se comprendre. J’ai l’impression qu’on a beaucoup vu déjà la campagne de manière assez dure. On a peur d’esthétiser la campagne comme si elle n’avait pas droit à la fiction. Que ce ne soit que du réel ce qui est le cas aussi dans mon film. Filmer à l’épaule avec ce côté toujours un peu réaliste et simple. Dans l’esthétique j’avais envie de quelque chose qui se déploie et qui puisse un peu mettre en lumière ces paysages. Et aussi magnifier les acteurs dans une esthétique assez rugueuse, ne pas trop les enfoncer dans quelque chose de trop réaliste dans la manière de filmer. C’est aussi comme ça que j’ai pu me déployer sur les paysages avec une esthétique presque western.

Vous avez une manière très naturelle de filmer les êtres dans la nature et notamment les animaux. Il y a ce petit veau à l’avant d’une voiture dans le premier plan du film. Ils ont une grande importance dans l’histoire, dans le décor, dans l’environnement. Et j’aime bien ajouter beaucoup de détails. Il y a plein d’animaux dans le film parce que c’est aussi ça habiter à la campagne, il y a tout le temps des animaux un peu partout. Je trouvais assez forte cette image du veau dans la voiture. En arrivant dans un commis où je suis allée faire un casting, j’ai vu un veau dans une voiture, j’ai trouvé ça marrant. C’est pour le garder au chaud. Ce mélange improbable raconte tout de suite quelque chose dès la première image, ça pose un décor et dans tout ce plan séquence les vaches ont une place très importante. Ensuite on a les moutons dans le fond, avec un homme qui porte un mouton.

Les animaux ont une place à côté des hommes. La plupart des du temps au cinéma ils sont filmés comme des objets. Là c’est comme si vous filmiez leur regard, vous leur rendez une présence. Les acteurs sont tous tellement proches des animaux que c’était évident. Dans la scène où Totone vient déposer la meule à la fin chez Marie-Lise et que le veau est là, il lui fait un bisou. Ce n’était pas écrit. Je ne l’aurais jamais écrit parce que cela aurait paru trop niais à l’écriture. Clément passait ses journées couché au milieu des veaux pendant qu’on préparait les lumières etc. Il est tout le temps avec les animaux. Je lui ai demandé d’aller voir rapidement le veau. Clément est tellement peu démonstratif, il ne ferait jamais ça un humain par exemple. Il lui a fait ce bisou de manière tellement naturelle que je trouvais ça trop beau, ça allait super bien avec son personnage. Il y a des choses comme ça qui venaient aussi des acteurs.

Quels étaient vos souhaits pour la musique? Il est difficile que la musique ne soit pas trop explicative, qu’elle soit là pour surligner une émotion déjà présente dans la scène. J’avais très peur de ça. Je voulais un film généreux et dans le rythme je ne voulais pas qu’on s’ennuie. Je ne savais pas comment faire pour que la musique ne surplombe pas trop le film. Ma mère et mon frère ont composé la musique. Dès le début du montage on a fait des allers retours pour travailler cette musique très épurée avec très peu d’instruments, une contrebasse, un violoncelle et la voix. L’idée était vraiment de venir ponctuer le film, accompagner les paysages. Elle a été composée en direct sur l’image à chaque fois. Et de ne jamais surplomber mais toujours rester à la bonne distance. Ça demandait de chercher ensemble, je pouvais me permettre de le faire étant donné que c’était ma famille. C’était plus simple de se comprendre et d’avancer. On a fait un gros travail sur la composition de la musique. On cherchait des sonorités qui répondent à l’esthétique un peu western dans la musique. Quelque chose de très simple, très épuré, assez brut.

Dans votre film le spectateur découvre en même temps que le personnage principal comment faire le Comté, un produit très artisanal, régional. Comment considérez-vous la place du spectateur? J’avais envie que le spectateur soit toujours avec le personnage. Dans tout mon accompagnement de ce personnage on a rarement une longueur d’avance sur lui. On apprend tout en même temps que lui et même au moment où son père meurt, on ne va pas filmer le père dans sa voiture la tête contre le volant. On reste avec Totone qui lui n’y va pas parce qu’il n’a pas la force de s’approcher. Nous non plus, on reste à hauteur de personnage. C’est comme cela qu’on avance avec lui. L’idée était que dans cette fabrication on ne dévoile pas trop de ce qui se passe avant la fin. On tourne autour du sujet du fromage pendant tout le film et il fallait aussi trouver comment se renouveler, y aller petit à petit avec lui, jusqu’à comprendre les gestes et avoir l’impression de les connaître nous aussi.

Comment avez-vous découvert Claire la petite sœur interprétée par la géniale Luna Garret? Luna habite dans mon village, je la connais depuis qu’elle a trois ans. Ça a été un peu compliqué parce que dès que je l’ai vue je savais que c’était elle, comme ça a été le cas pour chaque personnage. Et même si on l’est très souvent, il fallait me mettre d’accord avec ma productrice. Elle me disait qu’elle ne sentait pas la petite. Pour n’importe quel autre rôle de petite fille dans un film on ne la choisirait pas particulièrement. Elle a une présence très forte mais ce n’est pas un personnage très loquace ni très joueur. Elle est un peu étrange, comme en observation. Il fallait que je me sente inspirée, qu’elle me touche. J’en ai vu cent-cinquante mais je revenais toujours à elle. Je ne trouvais pas cette profondeur dans le regard et cette chose très déstabilisante de maturité dans les yeux d’une enfant. C’est très rare. Elle me bouleverse complètement sans rien faire. C’est peut-être aussi pour ça qu’elle est bien dans le film et que j’ai peut-être bien su la filmer pour la mettre en valeur dans ce que je voyais d’elle. Ma productrice est d’accord avec moi maintenant. Elle a découvert quelque chose qu’elle ne voyait pas au début. Ce qui était très agréable c’est qu’on était très complices. On s’entend très bien. Travailler avec une enfant créé une relation exceptionnelle. Je ne l’avais jamais fait et on a construit un lien toutes les deux. C’est vraiment elle qui a créé du lien avec les trois garçons, c’était assez magique. Il était assez joli de voir comme elle les guidait dans les scènes en étant très active dans le groupe.

Vos dialogues sont ciselés. Je pense à ce moment où Claire dit «Je ne vais pas aller à l’école en pyjama» et Totone lui répond «Personne va-y voir que c’est ton pyjama». J’écrivais les scènes, mon co-scénariste repassait toujours derrière moi et on réfléchissait ensemble quand ça coinçait. Les dialogues c’était moi car j’avais plus dans l’oreille le parler jurassien. On fait toujours les scènes une première fois. On se dit parfois que c’est un peu artificiel. Le moyen de faire vivre une scène c’est souvent en y ajoutant des accidents comme dans la vie. Dans celle-là je me souviens que j’ai dit à Clément «Tu l’habilles, elle va parler en même temps». Je parlais toujours à la petite à l’oreillette. Je lui donnais de petits top, de petites indications. J’ai trouvé la scène quand elle lui parle en même temps qu’il lui enfile le pull. Ce n’est pas logique parce qu’elle ne peut pas parler, elle est coupée au milieu de sa phrase, mais c’est ce qui fait qu’on y croit.

Que représentait d’être sélectionnée dans la sélection Un Certain Regard au festival de Cannes? C’était une très belle sélection pour arriver sans que les gens aient trop d’attente tout en ayant la bonne vitrine au bon moment. C’était assez exceptionnel, c’est la première fois qu’on a montré le film à un public, il y a beaucoup d’enjeux. C’est un peu stressant ce qu’il se passe autour de Cannes. J’étais surtout contente d’emmener une grande partie de l’équipe et des comédiens avec moi. Je savais qu’ils n’avaient jamais fait ça que ça allait être assez émouvant de les voir là-bas. C’était surtout ça la belle expérience.

Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, 2024.