«Les systèmes totalitaires sont le meilleur endroit pour développer le pire de nos personnalités» Mareike Engelhardt, Rabia

Héritière de la génération « des cinéastes allemands sans père » déboussolée suite au rôle de leur pays dans le Seconde Guerre Mondiale, Mareike Engelhardt signe un premier long-métrage percutant, Rabia. Cette ancienne assistante à la mise en scène auprès de Katell Quillévéré, Patricia Mazuy, Roman Polanski ou Volker Schlöndorff est aussi une habituée des séries. Elle a notamment co-écrit Parlement au côté de Noé Debré et développe actuellement sa propre création produite par le maitre en la matière, Eric Rochant (Le bureau des légendes). Pour son passage au grand écran la jeune cinéaste utilise la fiction pour décrypter les processus de radicalisation mettant en parallèle celui de Daesh et celui des nazis, influencée par la mémoire de sa propre famille allemande. Dans ce drame tout aussi glaçant que palpitant la démarche de la cinéaste est salvatrice. Elle met en scène deux actrices aux puissantes personnalités dans un face a face exceptionnel, implacable et juste. Megan Northam, jeune venue qui crève l’écran et la sublime et engagée Lubna Azabal. Rencontre au Cinemamed avec Mareike Engelhardt qui décrochera également le Prix de la fiction la plus dérangeante au festival Ramdam.

Rabia est une fiction qui possède la puissance si particulière du témoignage. Pourquoi avoir réalisé cette histoire en fiction et pas en documentaire ?
Mareike Engelhardt :La fiction me permet d’ouvrir le sujet vers quelque chose d’universel. Je n’ai jamais voulu faire un film sur l’Islam ou le Jihad. Je ne suis une experte ni de l’un ni de l’autre, même si j’ai maintenant beaucoup lu sur ce sujet. Les parallèles entre ce que l’on voit à l’image, un système totalitaire au fonctionnement sectaire qui prend comme prétexte une religion quelconque m’intéressaient. Il n’y a pas de lien avec la religion que pratiquent mes amis musulmans. La fiction me permet de poser un regard plus global sur des questions existentielles de l’humain, notamment autour de l’embrigadement. Comment se fait-il qu’au cours d’une vie on prenne un mauvais chemin, on fasse un mauvais choix et que l’on reste, même au moment où l’on a compris dans quoi on s’est engagé jusqu’à en perdre son humanité ? Comment la radicalisation se fait-elle dans l’intime, souvent entre deux personnes ? Comment cela fonctionne-t’il et comment est-ce possible ? Ces questions avec lesquelles j’ai grandi me relient à mon histoire allemande. Pourquoi ont-ils fait ça et qu’aurais-je fait à leur place ?

Vous évoquez des zones d’ombres dans votre famille. Mes grands-parents étaient engagés d’un côté de ma famille partiellement et entièrement jusqu’à la fin de la guerre. Cette question : « Pourquoi es-tu resté jusqu’à la toute fin ?», je n’ai jamais pu la poser à mon grand-père. Je suis la dernière génération qui ait encore connu ceux qui ont fait la guerre. Nous avons grandi à l’école en lisant, en regardant les films sur la Shoah, à apprendre de manière rationnelle et intellectuelle sur les pires crimes qui ont été commis par mon pays pour rentrer à Noël faire des bisous à papy sur le canapé. Et lui avait encore les cheveux plaqués sur le coté avec une jambe qu’il a laissé à la guerre. Sauf que personne ne parle jamais de la guerre. Une schizophrénie à l’intérieur des familles permet à ce trauma jamais traité de se transmettre joyeusement de génération en génération. Et je me retrouve à faire des films sombres comme ça huit ans plus tard (rires).

Le film est inspiré de faits réels, à quel moment le phénomène des jeunes filles parties en Syrie vous a-t-il interpellé? J’ai lu un article dans les journaux sur un jeune couple qui voulait se marier et faire sauter la tour Eiffel pour accéder directement au paradis. Je trouvais intéressant la manière dont l’État islamique se servait d’émotions assez nobles, d’envies, de désirs pour les mettre au service de leur idéologie meurtrière. Dans le cas de ce couple c’était l’amour, l’amitié, l’appartenance la famille, mais aussi un sens à sa vie, à son existence. Appartenir à quelque chose de plus grand que soi. Ce sont de belles motivations. J’avais des idées très différentes. Je pensais que ces jeunes allaient là-bas pour tuer, pour décapiter. Je me suis rendue compte que très souvent dans la vraie vie, les méchants pensent faire du bien en faisant du mal (rires). Cette grille de lecture était très intéressante sur ce que l’on est en tant qu’humain. Pour mieux comprendre l’autre et ouvrir un dialogue qui permette de pouvoir mieux prévenir, être dans la sensibilisation et la prévention pour éviter que cela ne se reproduise.

Cette histoire est très rare à l’écran. Ces jeunes filles partent en 2014 au moment du califat, nous sommes en 2024. On voit toujours le départ des garçons et les filles sont souvent oubliées. On ne savait pas ce qui arrivait à ces épouses de combattants. Cela fait dix ans que ce film manque au cinéma. Comment en êtes-vous arrivée à parler de ces jeunes filles ? Je me suis comme vous posé la question de la femme dans tout ça. En tant que féministe cela m’interpellait. Il est toujours intéressant de se demander pourquoi on ne montre pas les femmes et là encore c’était passionnant ! (rires). Ce sujet m’intéresse depuis mon premier court-métrage qui raconte l’histoire d’un viol inversé. La violence féminine occupe une place à part et très discutée dans le discours féministe, mais comme le mal n’est pas genré, la violence ne l’est pas non plus. Si on veut combattre la violence il faut aussi admettre qu’en tant que femmes on peut être aussi terribles que l’homme si on est placées dans les conditions pour l’être. Je me suis donc interrogée sur les conditions qui rendent possible et motivent une telle violence. Les systèmes totalitaires sont le meilleur endroit pour développer le pire de nos personnalités. D’où l’évolution du personnage principal qui prend plaisir dans l’exercice du pouvoir à tout d’un coup être celle qui est entendue, écoutée, vue, crainte. Des femmes qui occupent des places de pouvoir dans des systèmes mis en place par des hommes, dans un patriarcat, sont souvent pire qu’eux, pour arriver à cette place et la garder. C’est le cas du personnage dont s’inspire celui de la directrice incarnée par Lubna Azabal qui est marocaine (Fatiha Mejjati ndlr) et a pensé à elle seule ce système de soumission des femmes par les femmes à l’intérieur de ces maisons. Elle les a mises en place et a fini par se faire virer par l’état islamique parce qu’elle était trop violente avec les filles. Ce que je montre dans le film est à 20 ou 30 % de la réalité de la violence réelle sur place. Je ne suis pas allée dans les 100 % pour ne pas faire un film sensationnel.

Vous avez enquêté sur ces jeunes filles qui ont vécu dans ces maisons. Leur témoignage vous a-t-il servi pour écrire le scénario? Le scénario est complètement basé sur leurs histoires. On n’a rien inventé et même les parties que je pensais avoir imaginées se sont avérées vraies et en deça du réel. Dans tout le processus d’écriture, la réalité dépassait de très loin l’horreur de la fiction.


Les actrices Megan Northam et Lubna Azabal constituent deux forces, deux caractères. Pourquoi les avoir mises face-à-face dans ce drame ? Le processus de radicalisation se passe souvent dans l’intime et plutôt face a une personne d’autorité qu’à un système plus large. C’est le fameux gourou de la secte. Hitler, l’incarnation, un personnage qui offre à l’individu beaucoup plus que juste une idéologie. J’avais envie de creuser le rapport et la faille plus intime que peut avoir Jessica et ce que peut lui apporter cette directrice de la maison. Et comme une grande partie des jeunes qui sont partis avaient en commun la perte ou l’absence totale d’un parent, le motif de la mère manquante s’est imposé. Il était intéressant de les opposer de cette manière en maître-esclave, mère-fille, parfois amantes aussi, soignantes. De creuser les relations ambiguës et complexes entre ces deux femmes qui se reconnaissent réciproquement dans l’autre et s’apportent quelque chose qu’elles n’ont pas dans la vie. C’est parce que ce lien est aussi fort que l’une peut aussi facilement embrigader l’autre.

Le personnage de Jessica a-t-il existé ? Non, Jessica est une composition de plusieurs récits. Un en particulier que j’ai nourri avec d’autres histoires pour ne pas mettre sur écran la vie d’une fille que je connaissais qui se serait reconnue. Je voulais prendre un peu de distance par rapport à ça et aussi pouvoir me raccrocher à ce personnage qui arrive avec une forme d’idéalisme, d’engagement politique, d’envie de changer le monde., Quelque chose que je pouvais comprendre quand je repense à mes aspirations au même âge.

Dans le film la naïveté de ces filles peut étonner. Vous ne voyiez pas de naïveté là-dedans au contraire et dites même qu’elles sont parties tout comme les garçons, en sachant très bien ce qu’elles allaient faire et sont donc coupables. Oui elles sont coupables. C’est une culpabilité complexe.

Les garçons partent à l’aventure avec l’espoir d’une vie meilleure qu’ils ne trouvent pas chez eux. Les filles partent aussi à l’aventure mais à cette différence près qu’elles vont se marier. A quel point cette naïveté-là n’est-elle pas inspirée par le mythe du prince charmant qu’on intègre dans le cerveau des petites filles ? C’est le discours qu’elles ont toujours tenu devant les tribunaux en disant « Nous, on ne savait pas. On était naïves. On partait pour l’amour ». Les journalistes qui ont rencontré beaucoup plus de femmes que moi disent que comme les hommes, elles savaient exactement où elles allaient. Après, elles pensaient qu’elles allaient trouver une piscine sur place. Il n’y avait pas de piscine. Mais elles avaient tout vu des vidéos de décapitation et étaient parfaitement au courant de la violence. Elles acceptaient et parfois jubilaient de cette violence-là. Il n’y avait pas de : « Je ne savais pas ce qu’était l’état islamique. » Ok tu n’as pas trouvé la villa et encore, certaines l’ont trouvé et sont allées vraiment comme des colons dans les maisons des syriens s’approprier les objets comme à l’époque avec les juifs. On prend les fringues, les tableaux, comme le montre le film The zone of Interest (de Jonathan Glazer ndlr). On redistribue les manteaux en fourrure… Il y avait de ça aussi. c’est très compliqué. Je n’ai malheureusement pas pu en parler dans le film.

Vous montrez un processus d’industrialisation à l’arrivée des jeunes filles dans la maison. Elles sont évaluées, mises en sous-vêtements, leurs affaires sont triées. On a l’impression qu’il s’agit un processus de masse. Oui parce qu’elles entrent dans une machine, une usine à procréation qui fait de leur corps une marchandise. La directrice les vend et elles deviennent monnayables. Il y a toujours à la tête de ces systèmes des gens qui s’enrichissent. C’est la vraie raison qui justifie l’existence de ce système, pour enrichir quelques-uns, mais très peu et c’est le cas dans toutes les sectes.

Pourquoi avoir choisi Megan Northam pour interpréter Jessica ? Megan a une palette de jeu immense. A l’époque, on n’avait pas encore vu son visage à l’écran et je voulais une révélation, un visage qui ne ramène pas à d’autres films ou d’autres rôles qui pourraient perturber la découverte de ce lieu déjà assez incroyable à la base. J’avais un peu peur que le spectateur n’y croie pas. Je l’ai découverte au casting avec ce mélange entre une douceur enfantine, une vraie violence et aussi une grande profondeur. C’est quelqu’un de très rebelle dans la vie. Il y a un peu d’elle dans le rôle. Elle a réussi à trouver en elle ce qu’il fallait mettre dans le personnage pour l’habiter pleinement. Je suis très heureuse de ce qu’elle en a fait.

Lubna Azabal est terrifiante en prêtresse. J’avais peur qu’elle soit trop douce et beaucoup trop jolie. C’est une femme magnifique. Je l’avais vue dans beaucoup de films comme Incendies (de Denis Villeneuve ndlr) et évidemment des films très politiques. Je lui connaissais un certain engagement politique et j’avais espéré qu’elle partagerait mon combat et c’était le cas, elle était intéressée. C’est aussi très chouette pour un comédien de plonger dans la peau d’un psychopathe, de creuser aussi loin dans la psyché humaine, aussi loin dans le mal. On n’y va jamais, on n’a pas très envie d’y aller. On comprend un peu mieux les gens en en sortant. Avec Lubna on partage cette curiosité.

Comment avez-vous travaillé avec les deux actrices, ont-elles rencontré des filles qui avaient vécu ce drame? Oui, on a d’abord échangé toute la documentation que j’avais. Ensuite les rencontres entre les filles et les comédiennes étaient primordiales. Les discussions sur l’idée que j’avais des rôles, là où j’avais envie de les amener. C’était un travail vraiment très suivi du début à la fin, avec l’idée que ces filles viennent sur place par moment pendant le tournage pour nous faire des retours.

La maison est un vrai personnage du récit, c’est un bâtiment effrayant, labyrinthique, sale et sombre. Je l’ai traité comme un personnage en soi avec son histoire, de manière à ce qu’il raconte ses idées, ses symbolismes en essayant de recréer cette usine à procréation dans laquelle sont placées les femmes. La façade plutôt sympa donne l’impression d’un mélange entre une école et une église avec un escalier et par derrière c’est une prison avec deux étages de plus. Pour les intérieurs, on a triché avec une vraie usine à tabac dans le sud de la France en travaillant les portes et les fenêtres pour rendre crédible l’entité de ce lieu et pouvoir ensuite travailler les couleurs, l’absence et la présence de lumière à l’intérieur, en fonction de la conscience des personnages et de ce qu’ils étaient en train de faire.

Vous écrivez actuellement une nouvelle série? Oui, je travaille sur une série sur la danse contemporaine pour aller plus vers la vie, mais aussi sous un prisme plus sociétal et politique d’emprise par un chorégraphe.

Vous poursuivez votre recherche. Oui, autour du corps féminin, de sa place dans le monde et de son désir aussi. On va essayer d’aller plus vers la lumière!

Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Cinemamed 2024.
Portrait de Mareike Engelhardt ©Aurélie Delvenne