Toute une vie sans savoir, brûlant manifeste cinématographique sur une jeunesse indienne en lutte révéla l’Indienne Payal Kapadia qui décrocha l’Oeil d’Or du documentaire à Cannes en 2021. La présence de la trentenaire au sourire solaire sur la Croisette vient marquer le retour de l’Inde, absente depuis trente ans de la Compétition Officielle du festival de Cannes. All We Imagine as light a remporté le Grand Prix du Jury cette année, lors de la 77ème édition. Un premier long métrage poétique, sensible, social et moderne à l’image de sa réalisatrice qui dans cette fiction offre une parole aux femmes indiennes et dénonce leurs conditions de vie. Elle nous fait découvrir la vie à Mumbai au féminin et témoigne également d’une urgence climatique et écologique vécue au quotidien.
D’où vient votre inspiration pour les personnages féminins ? Payal Kapadia : L’idée de ce projet m’est venue il y a six ans quand j’étudiais à l’école de cinéma. Je voulais en faire mon film de fin d’études, un court métrage de vingt minutes et finalement cela a pris plus d’ampleur et plus de temps. J’ai une amie qui était infirmière et j’ai dû passer beaucoup de temps à l’hôpital pour des raisons familiales. J’ai toujours trouvé bizarre de travailler dans un hôpital. Tant de choses s’y passent, tant d’émotions et de drames. Cela a dépassé mon projet de film de fin d’études parce que les personnages se sont développés avec d’une part des gens que je connaissais, puis une part de moi, également avec mes contradictions personnelles. Je suis parfois la femme la plus âgée qui juge la plus jeune ou la plus jeune qui se sent jugée. C’est quelque chose que je devais sans doute régler et que j’ai distillé dans le film.
Ces personnages féminins semblent constituer les faces d’une même unité. Oui, de nombreuses femmes sont en compétition les unes contre les autres à cause du patriarcat, cela fait partie de l’amitié féminine. Vous êtes sensées être dans le jugement, « Comment a-t-elle pu faire ça ? Vivre sa meilleure vie et pas moi? » C’est très présent en Inde. Le patriarcat intériorisé nous pousse à agir de cette manière les unes envers les autres. Les trois personnages sont comme une seule femme de différentes générations, à différents âges.
Votre film montre aussi une vraie amitié entre femmes. Certaines femmes quittent leur famille pour aller travailler. C’est ce que j’ai vécu quand je suis partie de la maison pour vivre ailleurs et mes amies sont devenues ma famille. L’amitié ne se définit pas vraiment, elle est ce que vous et vos amies en faites. Vous pouvez être le genre d’amie qui emmène l’autre à l’hôpital quand il est malade ou être des amis qui se voient tous les dix ans comme si vous ne vous étiez jamais quittés. Cela peut être tout ça à la fois. C’est pour ça que je voulais faire un film sur l’amitié et sur le système de soutien qui existe au-delà de la famille. Je trouve le milieu familial assez oppressant. Si vous pouvez créer vôtre propre famille, pourquoi pas ?

Dans votre documentaire «Toute une vie sans savoir» la voix-off a un grand rôle, elle ajoute de l’intimité et ici elle s’octroie la même fonction. Que signifie pour vous l’utilisation de cette voix-off cinématographiquement? Ce qui me passionne vraiment au cinéma c’est la juxtaposition du son et de l’image, pas forcément en rapport l’un avec l’autre mais liés par le montage. il peut être intéressant d’écouter une voix et de voir des images complètement différentes. C’est seulement possible au cinéma et dans les romans graphiques mais on ne pas les écouter. C’est quelque chose que j’adore expérimenter. Cela a débuté quand j’étais a l’école de cinéma. Beaucoup de choses ont commencé là. J’avais des contraintes car c’était un peu une école à l’ancienne à ce moment-là. Nous venions de passer de la pellicule au digital. Mais la manière de penser était encore celle de la pellicule. Nous devions réaliser un documentaire avec une caméra digitale et ne pouvions utiliser qu’une seule carte. Nous étions limités dans le temps sur la longueur du tournage et sur ce que nous pouvions filmer. Un documentaire nécessite de tourner beaucoup. Je ne le pouvais pas et je ne savais pas comment réaliser ce film. J’avais un enregistreur audio et je voulais tourner dans un village en particulier.J’ai juste emporté l’enregistreur audio et réalisé des interviews uniquement sonores. J’ai utilisé ça comme matériel documentaire pour tourner le film. Le son est devenu une source pour comprendre et cette limite m’a aidée a penser ce que j’avais vu d’une certaine manière, à créer des images dans mon esprit. Je commence toujours par le son. Pour ce film-ci j’ai créé le sound design tout en écrivant le scénario. Les sons m’aident à imaginer.
La ville de Mumbai est un véritable personnage du film. Comment désiriez-vous la filmer ? A Mumbai il existe deux saisons. Si vous voulez montrer le changement de saison vous devez filmer la Mousson et c’est ce que je voulais filmer. Elle commence en mai et dure jusque au mois d’octobre. La ville se pare alors une couleur particulière, une sorte de lumière bleue un peu magique et une lumière plus grise qui peut être très déprimante. Quand la mousson commence après l’été c’est un soulagement. Vous vous dites « Oh, il fait tellement bon ! ». Le vent arrive et un sentiment de romance envahit la ville. Beaucoup de films montrent ce phénomène dans le cinéma indien. Ce genre de film avec un couple qui s’enlace sous la pluie. Mais au fur et à mesure des jours, la mousson devient plus difficile avec des pluies torrentielles ou des cyclones. Vous êtes coincés dans votre bureau sans pouvoir rentrer chez vous. Les trains sont tous à l’arrêt. C’est vraiment compliqué. Mumbai est une île-cité qui a gagné du terrain sur la mer et qui subit facilement des inondations. Vous devez cheminer dans l’eau tous les jours. C’est vraiment déplaisant d’être là-bas pendant la mousson. La ville devient toute bleue parce que les habitants couvrent leurs appartements de plastique bleu. Vous voyez littéralement la ville se couvrir de bleu car tout fuit. L’eau coule absolument partout, c’est un un endroit vraiment très humide. Si vous êtes allé dans n’importe quel pays tropical, peut-être connaissez-vous l’expérience de ressentir un taux d’humidité de 90% par temps chaud. Je voulais capter la contradiction de la mousson qui est à la fois un moment merveilleux mais aussi terrible.
Quelle est votre relation avec la ville de Mumbai ? J’y suis née mais n’y ai pas toujours vécu. J’ai habité ailleurs sans cesser d’y revenir. Quand vous persévérez à revenir dans un endroit vous y voyez mieux les changements. C’est pour ça que j’ai toujours perçu que la géographie de Mumbai changeait, elle gagne sans cesse du terrain. Un flux de gens arrivent et partent de la ville constamment. C’est une ville qui offre beaucoup d’opportunités de travail c’est pourquoi les gens y viennent de toute l’Inde. En Inde chaque état a sa propre langue. Il y existe de multiples langues comme dans les grandes villes comme Paris je suppose. J’ai aussi voulu capter les contradictions de Mumbai parce que c’est un endroit d’opportunités, une cité des rêves où les femmes peuvent trouver du travail plus que partout ailleurs dans le pays. Mais c’est aussi un lieu qui nécessite beaucoup d’argent pour vivre, sinon vous tombez vite dans la pauvreté.
Lorsque les personnages vont au bord de la mer l’environnement se transforme, avec une dimension surnaturelle, différente de celle de la ville. Comment avez-vous conçu ces deux environnements et leur contraste ? La partie où les personnages sont à Mumbai s’étale sur plusieurs jours, tandis que celle au bord de mer ne couvre qu’une journée. Quand vous marchez à Mumbai vous n’avez jamais de pause. Vous mettez toujours deux heures pour aller quelque part à pied. Et avec ce type de métiers vous n’avez pas vraiment le temps de penser à vous. J’ai songé à ce voyage comme un moment spécial, à des vacances. C’est une chose désagréable d’accompagner son amie pour la laisser mais cela vous extrait quand même de votre quotidien. C’est ce que je ressens quand je quitte la ville pour un court voyage. Ce moment vous permet de vous concentrer un peu plus sur vous-même et de penser un peu différemment. La plus jeune Anu a un jour de congé, elle n’a aucun interêt à être là sauf pour être avec son amoureux ! (rires) La plus âgée Prabha est venue avec son amie Parvaty mais l’espace et le temps paraissent soudain comme ralentis et peuvent vous faire ressentir les choses de manière un peu différente. Je voulais que ce soit comme un rêve, de plus en plus une fable.
Vous montrez une relation à travers un objet, un rice cooker en cadeau entre deux personnes. Comment avez vous envisagé ce genre d’interaction avec l’objet qui d’une certaine manière représente le sentiment que la personne a envers une autre, même si celle-ci est hors champ, absente dans cette relation longue distance ? J’ai beaucoup réfléchi à cette famille en tant qu’idée. Le rice cooker est un objet que nous possédons tous en Inde. Dans de nombreuses régions les gens mangent du riz. Le rice cooker était comme une métaphore de la vie heureuse en famille avec ce mari invisible, une sorte de moment viscéral que je voulais exploiter dans le film à travers le geste un peu étrange de serrer dans ses bras cet objet. Le cuiseur est comme une sorte de génie qui se manifeste à la fin, qui apparait et en sort comme dans les contes fantastiques. En Inde nous avons beaucoup de contes folkloriques avec une dimension fantastique sur des femmes dont les maris sont ou deviennent des fantômes ou cette sorte de créatures, parce que vous ne pouvez pas vraiment les voir mais vous pouvez les transformer en animaux ou autres.
J’ai pensé ce geste, cette manière de porter le rice cooker dans ce monde commercial capitaliste extrême dans cet objet qui vient d’un pays étranger mais qui est représente la manifestation du fantôme de son mari, comme dans une fable contemporaine.
Les dialogues ne sont pas dans votre langue maternelle pourquoi était-il important pour vous de conserver l’authenticité des langues et comment avez vous travaillé? C’était un vrai challenge. Après avoir écrit le scénario j’ai dû faire de nombreuses recherches pour inventer les histoires personnelles des infirmières. Mon co-scénariste qui écrivait les dialogues parlait le malayalam ce qui a beaucoup aidé (langue du sud de l’Inde ndlr). Les acteurs ont beaucoup collaboré au processus. Avant le tournage nous avons travaillé durant un mois dans un atelier où nous vivions tous ensemble. Nous faisions des improvisations filmées que nous regardions et commentions ensemble. Parfois cela fonctionnait avec un personnage, parfois pas, on discutait beaucoup. C’était un processus très collaboratif nécessaire avec les différentes langues.
Vous êtes-vous inspirée d’autres oeuvres et dans quelle forme d’art puisez-vous? De nombreuses peintures, de la poésie… Faire des films c’est un peu comme apprendre à cuisiner. Vous devez mélangez de nombreux ingrédients et d’une manière ou d’une autre cela bouillit, se mélange, quelque chose se produit et le masala est prêt! (rires). J’aime travailler de cette manière. J’ai beaucoup de sources d’inspirations… même le cinéma.
Comment avez-vous travaillé avec la musique ? Je réfléchis la musique pour qu’elle génère un sentiment de joie parce qu’elle est utilisée principalement dans les scènes où le couple profite et apprécie la ville. Je voulais comme une sorte de moment de fantaisie. J’ai découvert la musique d’une musicienne éthiopienne, Emahoy tsegué-maryam. Mon monteur m’a fait découvrir son travail et j’ai trouvé sa musique délicieuse, elle allait si bien avec le film.
Dans votre premier film, les étudiants protestaient contre le pouvoir, cette histoire-ci dénonce aussi un état de fait, espérez-vous des changements ? L’unité me donne l’espoir d’un changement. Quand une personne n’a pas les finances pour combattre le gigantisme de ce système alors il existe l’unité de gens qui peuvent se rassembler et agir ensemble. Il y a de la force là dedans.C’est vrai surtout dans un pays comme le nôtre où une infime partie de la population possède tant alors que la majorité de la population n’a rien.
Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, 77ème Festival de Cannes, 2024