« J’avais envie d’une caméra discrète pour pouvoir faire partie de la famille » Carine Tardieu, L’Attachement

Carine Tardieu filme l’intime comme personne. Dans Les Jeunes Amants elle s’intéressait à une septuagénaire indépendante superbement interprétée par Fanny Ardant, maîtresse d’un homme de trente ans plus jeune qu’elle, incarné par Melvil Poupaud. Un superbe couple de cinéma mais surtout inédit. Filmer l’intimité d’un sujet un peu hors-norme, forcément passionnant, c’est de nouveau le cas de son dernier et cinquième long métrage, adaptation du roman L’Intimité d’Alice Ferney. Véritable petit bijou de cinéma, L’Attachement est un drame doucereux dont les personnages se tiennent en équilibre sur une crête, toujours surpris par la vie. La cinéaste raconte la force des liens naturels qui se créent au delà des liens du sang à travers le personnage d’une célibataire superbement incarnée par Valéria Bruni-Tedeschi. Carine Tardieu travaille déjà sur l’adaptation d’un roman américain, La vie obstinée de Wallace Stegner mais revient pour notre entretien sur ce film furieusement attachant entre la dureté de la vie et la douceur de l’enfance.

Le film est librement adapté du roman L’Intimité d’Alice Ferney. Qu’est-ce qui vous a plu dans cette oeuvre? Carine Tardieu: J’ai été assez bouleversée par la première partie du roman, la rencontre entre Sandra et Alex qui dans le film est vraiment très fidèle. Cette femme célibataire indépendante et sans attaches qui d’un coup, se retrouve confrontée au drame que vit son voisin de palier. Un mot en particulier m’a beaucoup émue au moment où le petit garçon comprend que sa mère est morte et dit : « déjà  », à son beau-père. J’avais trouvé ça d’une justesse incroyable. Les liens qui commençaient à se tisser entre Sandra, son voisin et ses enfants m’intéressaient aussi beaucoup, même si, d’une certaine manière, le livre privilégie un peu plus les rapports d’Alex à Sandra. Les enfants étaient présents mais pas complètement au centre. La deuxième partie m’a moins plu dans la perspective d’une adaptation, car l’histoire partait dans une direction radicalement différente de celle du film. Dans le roman on perdait peu à peu le personnage de Sandra, on restait avec Alex qui rencontrait une autre femme très particulière. Il y avait ensuite une histoire de GPA… Je voulais voir comment cette femme qui a tendance à mettre beaucoup de choses à distance se retrouve poussée dans ses retranchements avec tous ses fondements ébranlés par l’arrivée de tous ces petits êtres dans sa vie.

Adapter un roman au cinéma est un exercice un peu compliqué, quelles en étaient les difficultés ici? Cela simplifie beaucoup la donne quand on a décidé de ne pas être fidèle au roman. L’idée globale de cette première partie m’a plue et ensuite je m’en suis détachée. A partir de cette idée, avec mes co-scénaristes Agnès Feuvre d’abord, puis Raphaële Moussafirdans un second temps, on a réinventé cette histoire autour de la relation entre Sandra, les enfants, Alex puis sont venus se greffer les personnages de la grand-mère, du père, d’Emilia qui n’existaient pas dans le livre, ou en tout cas pas de cette manière-là. Il est très important pour moi dans mes films de faire exister les personnages secondaires sans qu’ils ne soient là juste pour servir la soupe des personnages principaux, mais qu’ils aient une existence propre. On s’est donc attelées à ça et je serais incapable de vous dire aujourd’hui comment s’est déroulée l’écriture. C’est un chemin tellement complexe. On tire un premier fil, on revient en arrière et puis on découpe. C’est comme un puzzle, les choses se mettent en place petit à petit et ensuite on le réinvente encore au montage. L’idée que j’ai eue en cours d’écriture de rythmer la narration par l’âge de la petite Lucille a permis de structurer l’histoire. Suivre Lucille par chapitre, permettait d’accélérer les choses, de voir le temps passer évidemment, mais aussi pour moi de cranter cette histoire d’une certaine manière. Depuis que je suis mère je suis frappée par le fait que les enfants sont des marqueurs de temps. Quand ils progressent dans leur vie, il n’y a aucun retour en arrière possible. Et puis aussi par la force de l’attachement. Quand on est parent, on se rend compte que cela ne se situe pas forcément dans l’immédiateté. En plus j’ai adopté ma fille. Et même lorsque l’on a accouché, on ne rencontre pas forcément son enfant tout de suite. C’est avec le temps. Ce rythme qu’on s’est fixés à un moment nous a beaucoup servi pour l’écriture.

Les dialogues sonnent très justes, notamment les réactions d’Elliott face aux adultes. Le petit garçon vient beaucoup de moi pour la simple et bonne raison qu’au moment où j’ai écrit cette histoire, ma fille avait exactement l’âge d’Elliott. J’avais sous la main un vrai modèle et d’une certaine manière, dans ses réactions, Elliot ressemble beaucoup à ma fille. C’était assez simple.

César Botti interprète le jeune Elliott et crève l’écran. A son niveau c’est un peu la star du film lui-aussi, comment l’avez-vous casté ? Le plus dur était de le trouver, il fallait chercher une aiguille dans une botte de foin. Je n’avais pas d’idée préconçue sur ce à quoi il devait ressembler. Un enfant ça s’impose. On a vu entre cent-cinquante et deux-cents enfants et effectivement, j’ai vu ce petit garçon qui n’avait que cinq ans et demi, avec déjà un goût du jeu incroyable. Il avait fait par hasard un petit stage de clown qui lui avait beaucoup plu. Dans ses premiers essais il avait envie de jouer mais au sens premier du terme. Ca l’amusait énormément et il n’en a pas démordu pendant toute la durée du tournage. Il a gardé cet enthousiasme, cette joie d’arriver sur le plateau, de s’amuser avec les autres, que ce soit pour une scène dramatique ou plus ludique. Il a également un sens de l’écoute très singulier, c’est à dire qu’il est capable d’assumer les silences, par exemple. Il joue vraiment avec l’autre, il n’est jamais dans sa bulle.

Sandra jouée par Valéria Bruni-Tedeschi est un personnage très rare au cinéma. Comment la définiriez-vous ? J’avais envie de raconter l’histoire d’une femme qui n’est pas assujettie au diktats que la société nous impose à toutes. Elle est féministe dans sa pratique puisqu’elle tient une librairie féministe, mais essaie aussi de mettre son féminisme en pratique dans sa vie personnelle. Elle revendique sa liberté. Sandra est quelqu’un qui se porte plutôt bien. L’arrivée de ce petit garçon, de son père et de cette famille dans sa vie va la mettre face à une réalité qui la questionne, « Est-ce qu’elle était si bien que ça avant ? », puisque ses fondements sont ébranlés. Elle va d’ailleurs passer son temps à lutter contre ce qui lui arrive, à résister à l’émotion. C’est une femme qui a une sacrée carapace mais dans laquelle elle se sent bien. Elle a une vie assez confortable, mais est-ce que le confort est exactement là où on croit ? Il peut être confortable d’être seule, mais c’est une position qui est aussi d’une certaine manière assez inconfortable. C’est ce qu’elle dit d’ailleurs par rapport au voisinage. On croit qu’on choisit une certaine solitude, mais elle en est aussi victime. Elle est pétrie de paradoxes et comme tous les personnages de cette histoire elle n’est jamais à l’abri d’une contradiction.

En même temps c’est une intellectuelle, on sent qu’elle réfléchit à beaucoup de choses. Elle a beaucoup de recul par rapport à la situation qui se développe à un moment donné, elle sait dire non. Elle est clairement dans sa tête avant d’être dans son cœur. C’est une cérébrale, elle a une forme de sagesse. C’est quelqu’un qui ne va pas vers les autres, qui laisse venir à elle, éventuellement avec une certaine résistance. Mais oui, elle a une capacité d’analyse assez importante qui est aussi pour elle un moyen de défense. Elle ne peut pas laisser rentrer l’émotionnel plus fortement dans sa vie. L’important pour moi, quel que soit ce qui lui arrive pendant le film et qui lui donne soudain accès à une partie d’elle-même dont elle ignorait même l’existence, c’est qu’elle conserve quand même sa liberté. Que la part émotionnelle, l’attachement auquel elle accède et s’abandonne au fond d’une certaine manière, ne lui fasse pas tout perdre, qu’elle ne bascule pas complètement de l’autre côté. Ce n’est pas tout l’un ou tout l’autre. Elle l’accepte et demeure un peu les deux. Elle s’enrichit.

Pourquoi avoir choisi Valéria Bruni-Tedeschi pour incarner ce personnage de Sandra ? Pour de multiples raisons. La première, c’est une actrice que j’ai toujours rêvé de faire travailler. La seconde, c’est qu’il était plus simple pour moi de prendre une comédienne qui est à priori l’antithèse de Sandra. Dans la vie Valéria est tout flamme, sans filtre. Elle peut être cérébrale mais elle est avant toute chose impulsive. Je trouvais plus facile de cadrer quelqu’un avec ce tempérament-là pendant une grande partie du film pour laisser petit à petit percer, dépendre de ce qu’elle est vraiment, plutôt que de prendre une actrice qui serait d’emblée en contrôle et qui aurait eu à fabriquer le feu, toute cette impulsivité, cette joie finalement qui arrive au fur et à mesure du film.

Pio Marmaï campe Alex, un rôle difficile d’homme en crise. Pourquoi l’avez-vous choisi? J’aimais bien l’idée qu’Alex ait une vie assez classique. Il pense à avoir une vie maritale simple, une famille, des enfants et est à priori quelqu’un à l’air excessivement solide. On n’a pas eu le temps de le voir avant le drame, mais on comprend qu’il ne s’y attendait vraiment pas. On ne s’attend jamais à ça bien sûr, mais lui n’était vraiment pas prêt à faire face à un drame quel qu’il soit. Tout à coup, ébranlé, il se retrouve dans une forme de panique et essaie de combler le vide. Il cherche à tout prix à survivre à cette épreuve mais est pendant une bonne partie du film dans une sorte de panique qui fait qu’il s’accroche à toutes les femmes. Enfin, pas à toutes les femmes qui passent, mais quelque chose comme ça. Il essaie très vite de re-rentrer dans le moule un peu au forceps mais ça ne marche pas. D’ailleurs Pio que j’ai toujours vu plutôt à l’aise dans la comédie avec une apparence très solide est dans la réalité beaucoup plus sensible. Ca m’intéressait d’avoir une personne avec une belle carapace et d’aller chercher à l’intérieur quelque chose de plus fragile plutôt que l’inverse.


L’un des aspects très subtils de votre film réside dans votre manière de filmer l’intime. On a l’impression d’être toujours dans les détails dans les relations entre les personnages. Vous montrez une main ou un lien, pas dans un plan d’ensemble. Comment fait-on pour filmer l’intime? D’une part, il y a l’écriture avec ce que ces gens se racontent quand leurs histoires se télescopent. Ensuite, filmiquement, il y a des enfants, il fallait pouvoir s’adapter, avoir une caméra un peu légère, être assez souple. Mon film est fait de champs-contrechamps très simples, ma chef opératrice avait un petit cube sur des roulettes avec lequel elle pouvait se déplacer juste un tout petit peu, il n’y a aucun mouvement de caméra, pas de travelling ni de grue. Je voulais laisser la place aux personnages et effectivement pouvoir m’approcher d’eux. J’avais envie d’une caméra assez discrète pour pouvoir faire partie de la famille. Qu’elle soit comme un autre personnage qui est là, invité à table, mais qui se fait discret et qu’elle unisse les gens. Je contrains beaucoup mes acteurs à plein d’endroits, mais jamais par rapport à un cadre. Les émotions des personnages se jouent parfois à un demi regard, un battement de cils, une main qui se serre. Oui, ce sont ces petites choses-là auxquelles on s’attache. On le voit dans la vie on est très attentifs aux signaux qu’envoient les autres.

Les silences ont également une grande importance dans votre film. Quand parfois on ne sait pas comment dire quelque chose, comment laisser le temps de se regarder ? C’est aussi lié aux hésitations des personnages, à tout ce qui mouline. Comment prendre le temps ? Peut-être que cela a aussi à voir avec l’époque dans laquelle on vit, je suis un peu en résistance. J’ai essayé que mon film soit le plus intemporel possible en évitant un maximum les téléphones portables, ce genre de détails. Il y en a, mais très peu et comme c’est une époque d’instantanéité où tout va très vite, on réagit avant même d’avoir réfléchi notamment via les réseaux sociaux. Dans la vie réelle quand on fait face à quelqu’un en général on prend le temps, si on enlève nos téléphones et qu’on se parle vraiment. Ce temps existe. Il suffit juste de ne pas l’oublier.

Que désiriez-vous concernant la musique ? Emilia est d’origine roumaine et emmène Alexandre à un concert de musique Tzigane d’Europe de l’Est. Eric Slabiak le compositeur, c’est notre quatrième collaboration, est le leader d’un groupe d’Europe de l’Est. Il a créé une composition originale mais j’ai aussi utilisé de nombreux morceaux préexistants de son groupe, qui s’appelait Les Yeux noirs et se nomme maintenant Josef Josef. Cette musique a la particularité de très bien fonctionner avec quelque chose, non pas du coté du mélodrame mais de très sentimental avec une forme d’élégance. A chaque fois que les choses vont mal on sent que c’est de l’ombre que naît la lumière, du fumier que naissent les fleurs. Pour insuffler ce mouvement de ne jamais tomber si bas qu’on ne puisse remonter après, cette musique était vraiment parfaite. On s’est rendues compte qu’elle pouvait prendre sa place au montage avec ma monteuse Christel Dewynter, qui a commencé à poser spontanément ces musiques-là dès le début du montage et elles se sont imposées.

Plusieurs femmes de la famille de Sandra incarnent différentes visions du féminisme dans une scène avec la mère, Marie-Christine Barrault qui raconte ce que c’était être une femme à son époque. La soeur, Florence Muller qui a cinq enfants et Sandra, qui n’en a pas. Etait-il important pour vous de mettre en scène ces trois femmes très différentes, cela venait-il du roman ? Le féminisme de Sandra vient du livre, mais les deux autres personnages n’existaient pas. Peut être qu’elle avait une soeur dans le livre, mais je m’en souviens pas. Je n’ai rien contre certaines formes de radicalité parce qu’elles font parfois bouger les choses, mais je suis plutôt une adepte de la nuance en général. Je trouve toujours un peu rude quand par exemple, aujourd’hui, on pourrait citer Catherine Deneuve ou Fanny Ardant dans les exemples de femmes de la génération de Marie-Christine Barrault, je parle des actrices parce que c’est elles qu’on entend et qui prennent. On leur tombe dessus parce qu’elles ont le malheur de défendre untel ou untel. Je n’aime pas trop l’idée de jeter le bébé avec l’eau du bain et j’aime bien qu’on s’écoute. Oui, si ces femmes de cette génération-là ont ce point de vue sur le monde, parlent comme ça, là je cite deux actrices, des femmes bourgeoises d’un certain milieu aussi. Je voulais juste raconter que l’on peut être complètement en désaccord avec sa mère ou sa soeur, je ne crois pas qu’il y ait une seule vérité. Le personnage de Marie-Christine Barrault dit quelque chose d’assez odieux, « Qu’est-ce que c’est que ces femmes qui portent plainte dès qu’on leur tâte le cul ». C’est de la provocation, mais en même temps, il faut voir la vie qu’elle a vécue. Elle a été victime d’un homme qui visiblement l’a plaquée avec deux enfants. Elle s’est retrouvée seule à élever ses deux filles, mais elle s’en est donnée à cœur joie. Elle était féministe à sa manière. Elle n’est pas faite que d’un seul mouvement, chaque personnage est complexe.

Cela montre aussi des femmes différentes dans la société. Différentes et puis cette idée que les gens se parlent même quand ils ne sont parfois pas d’accord. C’est pareil quand Emilia fait sa fausse couche et que Sandra tombe sur Alex, en lui disant: « T’as pas tenu compte du tout de sa souffrance à elle avant de parler de la tienne etc ». On comprend, Alex, le pauvre, quand il dit que sa vie est un fagot de merde. Il s’en prend quand même des dures sur la tête, mais ça m’importait aussi de voir son point de vue à lui qui fait ce qu’il peut avec sa place d’homme dans cette société. J’essaie de mettre de la complexité partout où je le peux, sans que cela ne devienne trop compliqué.

Votre film est une ode aux liens humains au-delà des liens du sang. C’est une conviction profonde. C’était déjà le cas sur Otez-moi d’un doute, où un homme tombait amoureux d’une femme dont il se demandait si elle n’était pas sa sœur et c’était surtout l’histoire d’un homme qui découvrait que son père n’était peut être pas son père. Les liens du sang ne sont pas négligeables. Quand on a une famille d’où qu’on vienne elle a son importance, mais on peut réinventer des familles et se reconstruire. La famille est pour moi celle que l’on se crée, les gens avec qui on a des liens excessivement forts, je crois beaucoup à l’amitié. Cette famille protéiforme, me convient parfaitement.

Le titre de votre film, L’Attachement, c’est presque de l’amour finalement,… C’est compliqué de répondre à cette question, on me la pose souvent pour demander quelle est la différence entre l’amour et l’attachement. C’est très poreux, tout ça s’entremêle. Par quoi ça commence ? Est-ce qu’on peut s’attacher sans amour ? Oui, on peut s’attacher à un objet, à un chien, j’imagine. Est-ce qu’on peut aimer sans s’attacher ? Ca me paraît plus difficile, en même temps peut-être que c’est possible pour les gens mystiques ou qui aiment Dieu, je n’en sais rien. Tout ça est mêlé, mais peu importe les mots, ce qui est sûr, c’est que ce film s’appelle L’attachement, mais c’est vraiment un film d’amour.

Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Bruxelles, 2025.