«Ses attributs physiques sont comme une armure pour foncer dans le monde» Agathe Riedinger, Diamant Brut

Révélation du Festival de Cannes, Diamant Brut, premier long métrage d’Agathe Riedinger entrait directement dans la Compétition Officielle de la dernière et 77ème édition, en lice pour la sacro-sainte Palme d’Or. Une entrée fracassante pour un premier long métrage au côté de cinéastes plus que confirmés comme Francis Ford Coppola, David Cronenberg, Jacques Audiard ou encore Yorgos Lanthimos. Diamant Brut est une fiction qui prend le pouls d’une société à deux vitesses, où, sans passer par la méthode traditionnelle, il est possible pour une jeune femme d’évoluer comme les modèles de téléréalité qui la fascinent. Sujet brut et brûlant rarement traité au cinéma, «cette cousine de Rosetta des frères Dardenne du sud de la France» comme l’avait qualifiée Thierry Frémaux interprétée avec force par la jeune Malou Khebizi vient bouleverser les codes et apporte un regard neuf sur une partie de la société française.

Quel est le lien selon vous entre les Cocottes du XIXe siècle et les candidates de téléréalité ?
Agathe Riedinger : Les liens sont nombreux et le plus évident est la trajectoire de ces femmes. Les Cocottes comme les candidates de téléréalité, influenceuses, etc. sont majoritairement des jeunes femmes qui sont nées dans des milieux modestes et qui ont utilisé leur beauté avec intelligence pour se faire une place dans la société, gravir les échelons et être puissantes. Elles ont utilisé leur beauté comme une arme de puissance pour se faire voir, se faire entendre et bousculer les codes. Il y a ensuite un parallèle hyper intéressant sur la mise en scène de soi, le culte du corps et de la beauté qui est le même dans les deux époques. Dans le passé à travers les scènes de théâtre et la photo de Nadar qui se développait et leur permettait de créer les premières cartes postales. Aujourd’hui la téléréalité est une autre forme de théâtre, les réseaux sociaux constituent d’autres genres de photographies.Tout ce travail sur le culte de soi et les morales d’une époque à une autre sont assez identiques. Elles deviennent des références, des icônes sociales de la même manière d’un siècle à l’autre. On peut faire de nombreux parallèles très réjouissants y compris sur le vêtement.

Liane est-elle une combattante? Bien sûr, Liane est une guerrière. C’est une jeune femme qui n’accepte pas son statut, qui a conscience de la classe dans laquelle elle est, de l’image qu’on lui renvoie, du mépris qu’elle subit et qui veut dépasser tout ça pour obtenir la valeur qu’elle estime devoir avoir et la dignité qu’on lui refuse. C’est une combattante et sa beauté, ses attributs physiques sont comme une armure pour foncer dans le monde et bousculer sa vie.

Dans la scène où Liane se maquille on discerne le masque, les peintures de guerre. Au delà de montrer le contouring qui est une pratique fascinante à regarder, je souhaitais revenir aux origines même du maquillage comme étant quelque chose qu’on se met sur le visage et sur le corps pour paraître plus puissant, plus intimidant. On ne raisonne plus comme cela aujourd’hui mais finalement cela revient toujours à la même chose. Il s’agit de se magnifier pour impressionner l’autre.

La notion de point de vue est intéressante dans votre film. Selon l’endroit d’où l’on regarde Liane, le point de vue que l’on adopte, elle sera vue différemment. C’est-à-dire qu’on ressent sa jeunesse, c’est un bébé alors que vue de l’extérieur elle peut se transformer en objet sexuel.
C’est vraiment un film sur le regard. La manière dont les gens la regardent, dont elle-même se regarde, comment le spectateur va la regarder. L’enjeu est différent selon le regard qu’on pose sur elle. L’enjeu principal pour moi est que le regard du spectateur change sur ce que Liane représente et ce qu’elle symbolise. L’enjeu du regard masculin est très important aussi parce que c’est un personnage qui ne se définit qu’à travers le regard des autres et surtout le regard masculin. Ses copines posent sur elle un regard de jugement qui expose aussi d’autres manières d’être soi et de réussir dans la société puisqu’elle n’a pas le monopole de la réussite. Le regard de la mère diffère encore, c’est celui qui lui manque et qui fait ce qu’elle est, justement pour combler le manque de ce regard sur elle.

Il y a aussi le regard des réseaux sociaux. Bien sûr, le regard des réseaux sociaux est d’une certaine façon la famille qu’elle se fabrique pour se sentir visible et tous les commentaires qu’elles reçoit que ce soit de la haine ou de l’amour, constituent la preuve qu’elle laisse une trace et qu’elle a été vue. C’est un personnage qui se sent très invisible et qui fait tout pour devenir visible.

A un moment donné vous gravez même ces messages dans l’écran. Oui, cela m’intéressait de m’éloigner de la représentation des réseaux sociaux, de tout ce monde digital très froid qu’on a l’habitude de voir dans les films et les séries et de montrer la part noble de ces messages de son point de vue à elle. Ces mots sont extrêmement puissants pour elle et elle y voit quelque chose de très noble, presque mystique. On appelait ça les tables de la loi au montage par exemple. C’est pour ça que je ne voulais pas qu’il y ait d’emoji, d’abréviations ou de fautes d’orthographe et que ce soit au contraire presque poétique même si à chaque fois ces commentaires sont délétères même quand ils sont positifs. Ce n’est pas sain.

Ce registre qui consiste à surplomber un peu le récit se retrouve également dans le personnage de Liane. Elle a la foi, elle est croyante. A la fin du film on a l’impression d’avoir vu une Madone. C’est un peu l’idée. Diamant Brut est un film sur le besoin d’amour et le besoin de s’élever. Toute une trajectoire vise l’absolu. C’est un personnage en quête d’absolu et de beauté. Le film interroge ce que sont la beauté, le mauvais goût et ce qu’est être parfait dans la mesure ou ce personnage veut être parfait pour pouvoir être aimé, même dans son rapport au corps, à la chirurgie esthétique, à l’image qu’elle veut renvoyer sur les réseaux avec tout ce qui est filtre, lissage etc. Liane veut s’élever et s’inscrire dans quelque chose d’absolu. Le fait qu’elle ait la foi en fait partie, lui apporte une vulnérabilité, une fragilité et l’inscrit vraiment dans quelque chose qui dépasse l’entendement, le raisonnable.

Elle est pure. Elle a quelque chose de naïf, de pur et en même temps elle a un élan très beau, très pur dans le sens de la beauté. C’est un personnage qui cherche la beauté, qui est émue de la beauté et du pouvoir qu’elle confère.


Comment avez-vous casté Malou Khebizi? Il était indispensable que Liane soit interprétée par une jeune femme qui n’ait jamais joué, qui n’ait pas un visage que l’on puisse connaître et qu’elle soit ancrée dans le sud de la France pour connecter avec l’histoire. On a fait un gros casting sauvage en postant des annonces sur les réseaux sociaux et en allant à la rencontre de jeunes de Marseille à Menton, toute une partie du sud de la France. Malou a répondu à l’annonce et après il y a eu beaucoup de calls back. On l’a rencontrée assez tôt mais comme elle a le même âge que le personnage j’avais besoin de la revoir régulièrement pour m’assurer qu’elle ait assez de recul intellectuel et émotionnel et qu’elle ne se fasse pas abîmer par l’expérience d’un film qui est plutôt costaud.

Vous êtes allées au Festival de Cannes où Diamant Brut était sélectionné en Compétition Officielle. Que retenez-vous de cette expérience? C’était quelque chose ! Je ne sais pas ce que j’en retiens, j’ai du mal à réaliser que ça a lieu tellement c’était puissant, mais ce qui est certain c’est que j’en garde énormément de joie et de fierté d’avoir amené ce sujet dans cet endroit. Beaucoup de joie aussi de voir que les regards commencent à changer et qu’on ouvre un peu plus les bras vers des personnages, des objets filmiques des héroïnes et des jeunes femmes sur lesquelles on tape beaucoup. Et là pour le coup c’est plutôt un accueil, y a une ouverture de bras très grande. C’était merveilleux, magnifique.

Etes-vous fan de téléréalité ? Cela constitue aussi un moyen de s’en sortir pour certaines personnes selon vous? C’est assez ambivalent. Beaucoup de choses me révoltent dans la manière de fabriquer la téléréalité, que je condamne vraiment très fort pour le mépris de classe, la culture du viol, l’hypercompétitivité, tous ces ingrédients qui fabriquent la téléréalité et qui sont des valeurs qu’elle génère. C’est profondément condamnable. Et à côté de ça, en se plaçant du point de vue du candidat, c’est effectivement une vraie alternative au chômage et une manière de se débrouiller avec les outils de l’époque pour se faire une place dans la société quand on n’a pas accès à des études, à des diplômes. C’est une réponse. C’est aussi la conséquence de ce qu’on offre à une certaine jeunesse de manière générale qui doit s’inscrire dans un schéma de réussite tel que le capitalisme le raconte.

Cela fait partie de la société. Ca fait partie de la société, c’est une manière de se faire une place et d’émerger qu’on ne peut pas condamner. On ne peut pas condamner des moyens que l’on se donne pour s’en sortir. Il y a quelque chose de très ambivalent sur le rapport dominant-dominé. Qui domine? Qui exploite qui? Aussi chez les candidates et la représentation de ces corps féminins. Ont-elles le pouvoir ou sont-elles le fruit de nombreux diktats patriarcaux? On en revient justement à l’époque des Cocottes qui ont finalement utilisé ces stigmates, les ont renversés pour en faire une arme de puissance. C’est un peu la même chose que je constate aujourd’hui.

On entend deux lignes musicales bien définies dans le film, l’une assez rythmée, moderne et l’autre plutôt orchestrale. L’univers sonore du film devait être très ancré dans l’authenticité et la réalité pour montrer que Liane vit dans un monde où le silence n’a plus sa place, où les notifications et la musique sont incessantes. On scrolle sur son téléphone, on passe d’un univers sonore à un autre constamment assourdis par du son et plein de musiques différentes. Liane n’écoute pas de musique. Elle est dans quelque chose de beaucoup plus silencieux et ne s’inscrit pas dans la rêverie d’une musique. J’avais quand même besoin d’illustrer l’élan de son cœur et de trouver avec une musique orchestrale et une composition originale quelque chose qui illustre vraiment la force, la puissance et la férocité intérieure qu’elle a en elle. Le violoncelle a ça de génial que cela peut être harmonieux, gigantesque ou très minime et cela colle parfaitement à la personnalité de Liane.

Il y a également cette ligne musicale un peu en surplomb, comme on le disait des messages qui apparaissent sur l’écran. Oui je la voyais un peu comme sur les réseaux sociaux. La musique n’est pas là pour illustrer, elle devait être au-dessus de l’image, c’est vraiment un élément de mise en scène supplémentaire qui est collé et déborde littéralement sur l’image.

C’est drôle que vous disiez que la musique est au-dessus de l’image, parce qu’il y a aussi cette voix-off que l’on ne voit jamais qui n’est pas omnisciente mais dirige. Cette voix dont on ne voit jamais l’ancrage. On n’aperçoit jamais les personnages de téléréalité, la production. Et à un moment donné la voix dicte l’avenir du personnage. Tout à fait. Il était important de montrer la téléréalité et tout cet univers à travers les yeux de Liane pour essayer d’illustrer au maximum ce qu’elle ressent. Le montrer par l’image, c’est rabaisser ça à quelque chose de beaucoup plus trivial, parce qu’on sait tous à quoi ressemble une émission ou un candidat de téléréalité. Il existe énormément de préjugés et de jugements négatifs sur ces programmes. Je voulais montrer toute la puissance que Liane éprouve. Le son permet de ne pas être simplement dans un cadre d’image et de prendre beaucoup plus de place, d’apporter du mystère, plus de puissance, parce que le son n’a pas les mêmes limites que l’image.

Que souhaitiez-vous en terme de mise en scène ? Je voulais mélanger deux directions. Une direction réaliste, on est à l’épaule et on se rend compte que Liane a toujours un coup d’avance, qu’elle va plus vite que nous, on a du mal à la suivre. La suivre est éprouvant. Toute une partie de mise en scène est ancrée dans quelque chose de très réaliste et à côté de ça, un versant beaucoup plus stylisé se rapproche de cette conception du fantasme de l’illusion, du rêve et de la beauté. Et là il fallait travailler des plans qui relèvent beaucoup plus de l’ordre du tableau, qui s’éloignent du côté social et réaliste. Il s’agissait de parvenir à faire se côtoyer le beau et le social et voir comment ces deux aspects pouvaient se tisser l’un et l’autre.

Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, 2024, Cinemamed.