Acteur, écrivain, cinéaste en recherche, dans ses films Lucas Belvaux sonde l’âme humaine. 38 Témoins, Rapt, Chez nous, autant de long métrages ancrés dans le réel qui marquent. Ses personnages de fiction sont des êtres de chair et de psychologie, de passif et de trauma, qui composent pour vivre dans une réalité brute voire brutale. Un cinéma du questionnement qui croit en l’intelligence d’un spectateur actif et le hante en sortant de la salle. Après Des Hommes en 2020, adaptation du roman de Laurent Mauvignier sur les traumas des anciens d’Algérie, cette fois – fait rare au cinéma – Lucas Belvaux, adapte son roman éponyme, Les Tourmentés (éditions Alma) sur le grand écran.
Ressentez-vous plus de liberté dans l’écriture d’un roman ou au cinéma ?
Lucas Belvaux : C’est la fameuse histoire de la Chartreuse de Parme avec la bataille de Waterloo. Aujourd’hui on la réaliserait en numérique cela coûterait un peu moins cher, mais en littérature on peut faire quatre fois le tour du monde. Passer d’une époque à l’autre coûte le même prix que de faire le tour d’un appartement. On fait ce qu’on veut. Au cinéma, dès qu’on commence à écrire un scénario on pense au tournage, aux acteurs, aux décors et à la manière dont on va pouvoir financer le film. Le cinéma a un coût. Après on y trouve certains plaisirs qu’on n’a pas quand on écrit un roman. Celui de travailler avec des acteurs, des techniciens, un musicien, de faire du montage. La vraie liberté est plutôt du côté de la littérature.
Vous avez réalisé de nombreuses adaptations au cinéma. Dans les Tourmentés vous adaptez votre propre roman. Etait-il plus difficile d’adapter votre roman que celui d’autres auteurs ? Je me souviens très précisément de la façon dont j’ai voulu adapter Pas son genre par exemple avec Emilie (Dequenne ndlr). Un matin j’écoutais la radio et une chroniqueuse a parlé du roman (de Philippe Vilain ndlr). Sa chronique finie je savais déjà que je voulais faire le film. Je suis tout de suite parti acheter le livre. Quand on adapte le roman de quelqu’un d’autre, une fois qu’on l’a lu on sait pourquoi on l’adapte. Il existe des grandes lignes directrices. Chabrol, même s’il ne s’est pas empêché de faire Madame Bovary, disait qu’il ne faut jamais adapter les grands livres. Si on raconte madame Bovary mal écrit, ça ne fera pas un grand livre, pourtant l’histoire est la même. C’est la forme, le style qui va définir un grand livre. Il ne faut pas adapter un roman pour son style ou sa forme. On trouve ce qu’il y a à l’intérieur du livre, les personnages, la situation, éventuellement le rythme, les grands axes qui font qu’on a envie de l’adapter. Le reste est accessoire. On laisse tomber plus ou moins facilement. Quand on est face à son propre livre, qu’est-ce qui est accessoire ? Certaines choses le sont pour un lecteur et sont pour moi très importantes, mais il faut que j’arrive à faire le tri. C’est plus dur de le faire dans son livre parce qu’on y est plus attaché. Le bouquin contient des éléments bien cachés qui me touchent intimement et que personne ne voit. J’ai du mal à lâcher, je me dis que c’est important alors que ça ne l’est pas. Avant de l’accepter il faut plus de temps que dans le livre d’un autre. C’est là où se situe la difficulté, mais on s’en sort.
Il faut faire des ellipses… Il ne s’agit pas forcément d’une ellipse, parfois c’est l’aspect d’un personnage. Quand j’ai adapté Des Hommes de Laurent Mauvignier qui est un très gros livre, j’ai coupé des chapitres entiers avec des personnages, par bloc. C’est un auteur de la digression, il sort de son récit. Au cinéma, c’est difficile de sortir du récit pendant un quart d’heure pour raconter autre chose, il faut trouver la trame et la suivre.
Comment avez-vous choisi les acteurs qui incarnent les personnages de votre film ? J’avais rencontré Ramzy (Bedia ndlr) trois ans avant d’écrire le livre. On s’était dit qu’on ferait bien un film ensemble. Quand j’ai eu écrit le scénario, j’ai pensé à lui, je l’ai appelé en lui demandant de le lire. Niels (Schneider ndlr) est arrivé dans un deuxième temps après avoir choisi Ramzy. C’est typiquement le genre de personnages où l’on choisit l’un en fonction de ce qu’est l’autre. Si le personnage de Max avait été dix ans plus jeune, j’aurais dû aussi rajeunir Skender. C’était plus simple pour Madame, les actrices d’origine asiatique sont moins nombreuses en France. Je connaissais Lin-Dan Pham depuis des années, il m’était assez naturel d’aller vers elle. Déborah (François ndlr) également, elle s’est presque imposée.
Déborah François est solaire dans le film. Oui elle dégage une espèce d’énergie, c’est quelqu’un qui a les pieds sur terre. Elle représente la vie et la réalité dans le film alors que les autres sont dans un délire total, ils sont pratiquement fous.
Le trio est diabolique. La noirceur du regard de Skender en dit beaucoup sur la vie qu’il a eu. A-t-il fallu des directives spécifiques de jeu pour ce trio ? D’une manière générale, mais là très spécifiquement les acteurs comprennent dans quel film ils sont. Ici ils ont intégré le fait que leurs personnages n’étaient pas des personnages habituels, réalistes. Ils sont presque dans une autre dimension avec un aspect tragique. Ce qu’il fallait chercher n’était pas nécessairement de la réalité ou du naturalisme. Ces gens-là ont traversé une destinée que le commun des mortels ne connait pas dans nos pays. Il fallait oublier un peu ce qu’on pouvait imaginer dans le jeu, dans la façon d’articuler. Même leur langage n’est pas très réaliste. Personne ne parle comme eux ou pas vraiment. Mais la vraie question est d’aller à la vérité humaine, à la souffrance ou à la découverte de la beauté. C’est un peu un film d’épiphanie. Ce sont des gens tourmentés, pour qui la vie n’a plus d’intérêt et qui vont découvrir tardivement qu’elle mérite d’être vécue. Les acteurs ont compris que ces personnages n’étaient pas des gens que l’on rencontre dans la rue. Heureusement. Ils ont travaillé dans ce sens et il me faut juste les garder dans ces rails-là.

Les protagonistes du trio sont particulièrement dépourvus d’empathie. Hannah Arendt décrit l’absence d’empathie comme la fin de la civilisation, « Une culture sur le point de sombrer dans la barbarie ». Cela vous inspire ? C’est ce qu’on est en train de vivre actuellement et qui est terrible. Une chronique radio l’autre jour parlait d’un livre que Simone Veil a écrit pendant la guerre à propos de l’Iliade D’Homère. Elle dit que le théâtre est de la poésie, qu’il y a une recherche de la beauté, celle de la langue, du vers et un regard poétique sur le monde sauf quand il traite de la violence. La violence est montrée dans sa crudité la pire. Pour ne pas faire de la violence un spectacle il ne faut jamais mettre le spectateur en position d’en jouir ni en position de voyeur. Chez Homère, la violence est en dehors. La mort de Patrocle ou d’autres sont à chaque fois très brutales, on ne peut pas en jouir alors que l’on peut jouir des vers sur la beauté du monde. Il y a le monde violent d’un côté et le monde qui est beau de l’autre. Le texte va rendre compte de ça et mettre le lecteur en position de faire ses choix, de choisir son camp en quelque sorte.
Vous ne racontez pas vraiment la violence, mais plutôt le off, le moment suspendu entre un fait grave et un autre. C’est la psychanalyse qui vous intéresse, le fait d’analyser de quoi l’homme est capable ? Dans tous mes films ce sont les personnages qui m’intéressent et ensuite ce que le monde leur fait. Ce que les rapports interhumains font avec effectivement, la question de l’empathie, être à l’écoute de l’autre, se mettre à sa place. Je m’en rends compte après douze films, mais je me revendique de ça, à la fois d’être moraliste et humaniste. Il n’y a que l’humanisme qui m’intéresse.
Dans la plupart de vos films les protagonistes sont confrontés à une situation extrême qui va les mettre en balance face à un acte qu’ils vont faire ou pas, comme dans 38 témoins. Mais en même temps ces personnages ont aussi vécu des choses, ont un passif, comme dans le film Des Hommes. D’où vient cette volonté de vouloir comprendre l‘humain? C’est le monde, le vécu, le rapport avec les parents, tous les gens que l’on a croisés qui ont compté et ce que l’on voit en face, que l’on comprend petit à petit. Si je dois me définir comme cinéaste, je suis classique. Je me revendique d’un cinéma des années 40, 50, John Ford ou Fritz Lang, un cinéma profondément humaniste qui s’est un peu perdu. C’est le cinéma qui m’a marqué enfant. J’habitais dans un internat où l’on nous montrait des films. On voyait aussi bien des navets que des classiques qui nous étaient proposés de la même façon, sans aucune discussion. Plus tard quand j’ai commencé à faire des films comme acteur, je me suis rendu compte que ceux qui m’avaient marqué étaient pour la plupart des chefs-d’œuvres. Je me suis demandé pourquoi, ce fut un cheminement assez long. J’ai finalement compris ce que j’étais en tant qu’individu, en tant qu’homme. Pour parler de façon un peu pédante, je devais plus au cinéma qu’à mes éducateurs que ce soit mon père, ma mère, mes profs. J’avais plus appris des films. J’ai plus été élevé par John Ford et Fritz Lang. C’est là que ça s’est passé, sur l’écran. Je me suis posé des questions profondes. Certaines séquences m’ont marqué comme dans les Deux cavaliers de John Ford où le lynchage d’un adolescent a lieu sous les yeux de sa sœur qui va comprendre au moment où le gamin meurt qu’il est son frère, kidnappé des années auparavant par les Indiens. Cette séquence me ferait encore pleurer en la racontant tant elle est forte. Elle est complexe et raconte des choses à la fois sur la violence, l’empathie et la fraternité. Mille choses sur le bien et le mal s’y mélangent, c’est inouï. Voir ça enfant a provoqué chez moi un vrai cataclysme. Tout à coup, on ne sait plus quoi penser du monde. Il faut y repenser pendant des mois et des années en se demandant ce qu’est un frère, une sœur et pourquoi ? Certains films marquent et font réfléchir. Aujourd’hui je suis toujours dans cette recherche-là en faisant des films.
Dans ce film vous poussez les limites de la psychologie à son paroxysme avec une idée taboue : peut-on tuer un homme ? J’ai l’impression que j’ai toujours fait des films pour répondre à des questions que je me pose sans jamais trouver les réponses. Se les poser permet d’échanger avec les spectateurs, je n’ai pas envie de donner des leçons. Dans 38 Témoins par exemple, je ne dis pas au spectateur « C’est bien ou c’est mal ». La question n’est pas de placer le spectateur en position de voyeur, ni en position de témoin comme ceux du film. Etre spectateur est une bonne place pour se poser des questions. Je suis pas juge dans cette histoire, je suis juge d’instruction. J’ai à poser des faits, les exposer et ensuite le spectateur réfléchit et se fait sa propre réflexion. Quelque part ça ne me regarde plus. Il y a d’un côté ce que je pense et de l’autre ce que le spectateur considère qui est tout aussi légitime.
Aussi horribles et dépourvus d’empathie soient-ils on sent que malgré tout, vous aimez ces personnages. Vous allez chercher à savoir qui ils sont et tenter de les comprendre.Il peut y avoir de la monstruosité chez les êtres humains on le sait, mais ce sont quand même des êtres humains. Quelque chose de commun questionne. Pourquoi quelqu’un devient-il un monstre par exemple, ou se comporte comme tel ? Est-ce un dérèglement cérébral, une névrose, un trauma ? Tout ça il faut essayer de le comprendre et se mettre à sa place, savoir d’où ça vient. Tout cela me passionne.
Si l’on considère la monstruosité, le personnage de Madame déploie un certain raffinement pour l’art et la culture. Elle a permis à Max de lire, lui qui ne lisait pas. Quel est le statut de l’art pour vous par rapport à cette monstruosité?
Hélas, la culture et l’art ne protègent pas les individus de leur monstruosité. En revanche sur le long terme, sans eux la société court à sa perte. Ce qu’il se passe aux États-Unis par exemple n’est possible que parce que le niveau d’éducation a baissé. L’art est l’un des éléments qui permet l’empathie. A certaines époques ce fut la religion. La culture et la religion vont ensemble. Je suis athée et anticlérical, anti religieux aussi, mais il n’empêche qu’à certaines époques dans l’histoire de l’humanité la religion a été le seul cadre pour amener de la civilisation, de l’empathie et de la justice. Aujourd’hui on a dépassé ça, il y a eu les Lumières etc. et on a vu que la religion pouvait aussi se retourner en une oppression terrible. C’est une autre question. Mais la culture en général et l’art permettent aussi la catharsis. Voir au théâtre ou lire dans un livre des situations extrêmes permet de réfléchir à soi-même. Médée, L’école des femmes, L’avare, Macbeth dans Shakespeare. On se met à la place de Macbeth, à la fois coupable et innocent, pris dans quelque chose qui l’embarque. Ca peut aussi être Hamlet avec l’assassinat de son père, ou Médée qui tue ses enfants. Cela nous questionne. Qu’est-ce que la monstruosité ? On aime Médée et pourtant c’est un monstre. Cela va orienter différemment le regard que l’on porte sur les autres et la manière dont on les accepte. Ce qui ne nous oblige pas à tout accepter et n’empêche pas d’assumer des conflits, mais de les envisager différemment. Si on ne reconnaît pas dans l’autre un être humain qui a autant de valeur que soi et qui a aussi ses intérêts à défendre, on ne peut pas résoudre des conflits autrement que par la violence.
Au début de Chez Nous vous filmez les champs avec les obus que l’on y déterre. Dans le film Des Hommes il y a l’Algérie et ce que les protagonistes y ont fait. En arrière-plan de vos récits vous dépeignez une histoire globale du monde ou du pays où l’histoire se déroule, comme un ancrage du récit. On ne vient pas de nulle part, on s’inscrit dans une histoire. J’ai grandi ici en Belgique dans une région où il y a eu deux occupations. Mes grands-parents m’ont raconté l’occupation de 1914, de 1940. Toutes ces histoires de violence s’écrivent et créent les individus, y compris ce qu’on n’a pas vécu mais qu’on nous a raconté. A t-on été été frappé ou pas quand on était petit ? De quelle façon a-t-on été éduqué ? Qu’on ait résisté ou pas, on nous a transmis des choses. On s’est construit en fonction d’une éducation et d’une histoire. Faire l’impasse là-dessus est impossible. C’est pour ça que dans Chez nous, mais même dans La raison du plus faible, je prends toujours du temps pour décrire les paysages. Ils racontent l’histoire d’un pays, mais aussi les hommes qui y vivent. Dans un pays avec des terrils, les gens n’ont pas la même histoire que dans un pays où il n’y en a pas. Un pays où il y a eu longtemps la guerre n’est pas similaire à un autre pays. Les Balkans ne sont pas ici. Ils s’inscrivent dans une histoire d’une violence extrême, avec un choc des cultures, des civilisations. On ne se crée pas de la même façon.
A l’avenir vous envisagez l’écrit ou le cinéma ? Les deux. J’ai envie d’écrire en parallèle le roman et le scénario. Travailler le matin sur le roman et l’après-midi sur le scénario.
Vous testez encore une autre manière de travailler ? Une autre façon de faire, oui. Et ce sera encore une autre forme de film, enfin, un roman de genre. Un genre que je n’ai jamais exploité, plus fantastique, mais qui en même temps parle des gens.
Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Bruxelles 2025.
Portrait de Lucas Belvaux ©David koskas
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Critique de Chez Nous et Entretien avec Lucas Belvaux.
Critique du film Des Hommes