« J’aime le pays où je vis, j’aime le pays où je suis né. Le problème survient quand au nom de l’amour de son pays on exclut les autres et qu’on ne les aime pas ». Entretien avec Lucas Belvaux pour le film Chez Nous

Lucas Belvaux, cinéaste citoyen humaniste, aime profondément ses personnages et sa région. Dans Chez Nous, il décrypte le fonctionnement d’un parti politique, comme il évoquait l’affaire Elf dans Les prédateurs, s’inspirait de l’enlèvement du Baron Empain dans Rapt, ou bien était encore aux prises avec le réel dans Pas son Genre ou 38 Témoins.

Avec Chez nous, la réalité a dépassé la fiction puisque ce film semble craint sans que personne ne l’ait vu. Il faut croire qu’une simple fiction, certes parfaitement documentée, l’histoire de Pauline, une infirmière du nord de la France séduite par un parti extrémiste, fait trembler les hautes sphères politiques… Le colosse a-t-il des pieds d’argiles ?

Stéphanie Lannoy : La fiction vous permet-elle d’aborder votre sujet de manière plus complexe que le documentaire ?

Lucas belvaux : Dans un documentaire la personne s’exprime en tant qu’individu existant et est perçu comme tel. Dans une fiction le spectateur n’est pas dupe. Il sait qu’il s’agit d’un comédien, un personnage. A travers la fiction le spectateur peut s’identifier, trouver un point d’empathie, de reconnaissance avec les protagonistes plus facilement, tout en gardant une distance critique et analytique. Cette identification-là suppose un peu d’introspection ou de réflexion alors que dans un documentaire on va rester un interlocuteur à part de celui qui s’exprime.

Au début du film on assiste à une récolte d’obus par un fermier dans son champ. Etait-ce nécessaire d’ancrer le film dès l’introduction dans la grande Histoire?

L.B. : Le film débute par une série de plans de paysages. C’est comme dans les westerns, ou dans La raison du plus faible, ou encore dans mon film au Havre 38 témoins. Je pense qu’il est indispensable de raconter le territoire dans lequel on tourne. Le paysage raconte les gens qui y habitent historiquement, les ancre dans l’histoire, raconte la grande Histoire.

Et au-delà du paysage ce sont ces obus que l’on déterre ?

L.B. : C’est un élément qui sort du paysage, une façon de dire « c’est aussi la guerre qui a transformé le paysage dans ce qu’il est ». Deux guerres. La première a rasé complètement le pays. Les révolutions industrielles ont aussi changé le paysage, fait pousser les terrils, transformé l’architecture et puis la fin de l’industrie qui fait que tout à coup on va construire des zones commerciales, du tertiaire, des autoroutes. Maintenant c’est la circulation qui donne le rythme, qui amène l’économie, éventuellement l’emploi, ou qui le fait partir. On dit que les électeurs du FN dans le nord sont laissés au bord de la route. C’est une façon de montrer ça aussi, de voir qu’il y a les autoroutes qui passent et à côté des gens qui vivent et meurent…

Débuter le film par la terre, c’est aussi l’évocation quelque part du droit du sol, thématique chère aux partis d’extrême droite…

L.B. : Absolument et en même temps il existe des gens très attachés à la terre, enracinés, incapables de partir ailleurs et pourquoi pas, ça ne me dérange pas. Je peux être patriote, j’aime le pays où je vis, j’aime le pays où je suis né. Le problème survient quand au nom de l’amour de son pays on exclut les autres et qu’on ne les aime pas. Le nationalisme est la part pervertie du patriotisme, c’est justement d’exclure le reste et de s’imaginer forcément les uns contre les autres.

Votre histoire prend place dans le nord de la France, fait-elle référence à Hénin-Beaumont ?    

L.B : Je l’appelle Hénard, c’est une blague. Henin-Beaumont s’appelait auparavant Henin-Liétard, c’est une contraction des deux. L’histoire d’Henin-Beaumont est différente, je ne voulais pas faire une reconstitution. En revanche c’est une synthèse, elle se situe juste dans ce territoire-là qui est le bassin minier du nord de la France soit environ 120 par 20 ou 30 km.

Dans Pas son genre Emilie Dequenne était coiffeuse à Arras, ici elle joue Pauline, une infirmière. Qu’est-ce qui vous inspire chez elle pour lui confier ce genre de personnage ?

L.B. :Le spectateur reconnait chez Emilie quelque-chose de populaire. Elle est crédible dans Rosetta, dans le film de Joachim Lafosse (A perdre la raison ndlr). Elle a ce talent de se réinventer à chaque fois mais elle n’a plus à faire l’effort de se rendre crédible en tant que personnage du peuple, les américains appelle ça « Girl next door ». Toute une partie du travail n’est donc plus à faire. Cela va laisser du temps et de l’espace pour la partie purement dramatique ou dramaturgique du travail. On va se concentrer sur les détails, sur la progression dramatique, comment elle réagit face aux diverses situations, ou comment on traduit tel ou tel sentiment. La partie de fond, intime, est déjà faite et il va rester la partie technique pour parler simplement.

Lors d’une interview (Maman à tort de Marc Fitoussi) Emilie Dequenne pensait que quelque chose de non lisse émanait d’elle, c’était pour cela qu’on lui confiait certains rôles forts…

L.B. : Ce que j’ai aimé à l’époque de Pas son genre c’est qu’elle a un talent évident. Elle est très travailleuse, très sérieuse. Avec certains comédiens même talentueux, si l’on veut modifier un petit peu pour ramener vers le personnage ils ne pourront pas, ou alors ils changeront tout. Emilie est une orfèvre, il y a quelque chose de l’ordre de la marqueterie chez elle. On peut changer des petits bouts à l’intérieur d’une scène, elle est en contrôle absolu de ce qu’elle fait. En même temps, une partie lui échappe, je pense que c’est précisément ce qu’elle appelle le côté « pas lisse ». Ca a à voir avec la générosité. Elle y va à fond, une part d’elle incontrôlée va émaner ou pouvoir être filmée et amener parfois cette rugosité, ou tout simplement cette vérité.

Catherine Jacob était-elle une évidence pour incarner Agnès Dorgelle ?

L.B. : Il n’y a jamais d’évidence sur ce genre de personnage. Il faut toujours évoquer, réfléchir, envisager plusieurs actrices donc je l’ai fait et tout à coup, Catherine s’est imposée.

La thématique du père est présente dans tout le film, mais c’est une femme qui est adulée comme tête de liste. En général, on se dit pourtant que les électeurs ne veulent à priori pas voter pour une femme, blonde en plus…

L.B. : Dans le film, Pauline le dit à propos d’Agnès :« Et puis, c’est une femme ». Je ne l’ai pas inventé, on l’entend très souvent en France. Dans tous les partis d’extrême droite européens des femmes, majoritairement blondes, sont mises en valeur dans les instances dirigeantes. Ce n’est pas un hasard et ça a deux fonctions très précises. La première est d’adoucir l’image du parti. Dans la vision sexiste du monde les femmes ont une image apaisante, maternelle, forcément moins brutale que les hommes. L’expérience nous apprend qu’en politique ce n’est pas le cas. Mais peu importe, on a quand même cette image-là. Et puis, c’est de façon un peu subliminale un message islamophobe. Une manière de dire qu’on promeut les femmes alors que c’est inenvisageable en terme d’Islam. Ce qui est tout aussi faux puisque Benazir Bhutto a été Première Ministre au Pakistan et qu’il existe des Islams différents… C’est ce double message qui passe, à double détente.

 Le basculement du film a lieu lors de ce repas entre amis où il n’est plus honteux d’affirmer ses opinions en public. Nathalie, Anne Marivin, est à ce titre un personnage symptomatique…     

L.B. : La libération d’une parole jusque-là honteuse s’est exprimée petit à petit. Il faut entendre cette parole là pour pouvoir en parler. Je crois à l’échange, à la discussion. Le personnage d’Anne Marivin n’est pas forcément raciste. Elle a ce côté islamophobe, en tous cas elle assume l’islamophobie, le côté identitaire de son fils, mais je ne suis pas sûr qu’elle soit raciste. C’est une espèce de Madame Bovary des cités, elle va mal. Elle a des problèmes avec son mari, qu’elle exprime à un moment. Elle n’est pas contente de sa vie pour des raisons qui ne sont pas nécessairement matérielles. Elle est prof, vit plutôt confortablement. Mais il y a quelque chose de refoulé qu’elle n’arrive pas à résoudre et à un moment la colère est telle qu’on se sent agressé de partout. Elle le dit. Elle va voter pour l’extrême droite parce qu’elle est en colère, pour se venger d’une société qui ne la reconnait pas. Ca n’est pas un vote social, c’est un vote intime. Un vote de colère, de ressentiment.

Votre histoire rappelle le scandale de la démission en masse des élus FN aux municipales…   

L.B. : Quelques cas ont été connus très vite au moment des élections, il y avait même des morts sur les listes de candidats. Deux ans après les 1500 élus du FN des dernières municipales, 400, soit 28% ont démissionné du parti essentiellement pour des raisons politiques. C’est du jamais vu dans l’histoire politique de France. Cela démontre à nouveau sa spécificité. Les gens partent en majorité pour des raisons idéologiques. Leur majorité croyait rentrer dans un grand mouvement social et s’est rendue compte de sa vraie nature, celle de l’extrême droite rance qui ne veut pas se dévoiler mais qui va remonter très rapidement. L’autre partie concerne ceux qui se rendent comptent que le parti n’est pas aussi à droite que ce qu’ils espéraient.

Votre film fait le buzz suite aux violentes réactions de l’extrême droite française, c’est d’autant plus surréaliste que personne n’a vu le film. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

L.B. : C’est une offensive idéologique extrêmement construite. Que ça fasse le buzz ils s’en moquent. Ils ont un message ou deux à faire passer aux électeurs et y sont très bien parvenus. Ils leur disent ce qu’ils doivent penser du film sans l’avoir vu. Eux ne l’ont pas vu, les électeurs non plus, mais il y a la pensée du parti, totalitaire évidemment. Ils vont ensuite donner 4 ou 5 éléments de langage aux gens qui vont réagir sur internet. Cela permet aussi de déverser son flot d’injures. Leur objectif est rempli, leurs électeurs savent ce qu’ils doivent penser du film.

Chez nous, un film à voir! – Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Bruxelles, Février 2017.

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