« La violence des hommes envers les hommes », Xavier Legrand

Xavier Legrand réveillait les consciences en 2018 avec un premier long métrage politique, percutant et merveilleusement mis en scène, Jusqu’à la Garde. Lion du Futur du Meilleur premier film et Lion d’argent du Meilleur réalisateur à la Mostra de Venise, auréolé de cinq César dont celui du Meilleur film, Jusqu’à la Garde a connu un véritable succès en salle. Le cinéaste revient au cinéma avec un second long-métrage palpitant, Le Successeur, qui s’intéresse à Ellias, un jeune créateur de mode recruté par une célèbre maison de mode parisienne. Le cinéaste le définit comme « une expérience qui se passe dans le choc ». Ce second volet d’une trilogie sur le patriarcat se poursuivra par un troisième film encore en projet. Entretien avec ce talentueux homme multiple, acteur, cinéaste, scénariste de passage au Festival d’Ostende pour présenter Le Successeur. Mieux vaut aller voir le film avant de lire l’interview pour éviter tout spoiler et garder la fraîcheur du récit.

Stéphanie Lannoy : Avant que de tout perdre votre court-métrage était à la base de votre premier long-métrage Jusqu’à la garde, qui reprenait les mêmes acteurs. Le successeur semble créer une rupture dans cette continuité de travail, quelle a été l’impulsion qui vous a donné envie de faire ce film ?
Xavier Legrand : Il y a à la fois une rupture et une logique continuité, c’est très étrange. Le film est très librement inspiré d’un livre (L’Ascendant de Alexandre Postel ndlr), dont l’auteur m’a généreusement donné une vraie carte blanche. J’ai découvert ce livre au moment de sa sortie, un an avant que je tourne Jusqu’à la garde. A sa lecture j’étais sous le choc. Il venait remuer des choses assez inédites, novatrices dans la position du lecteur. A l’époque je n’avais pas du tout les velléités de l’adapter. J’ai ensuite tourné Jusqu’à la garde. Je l’ai accompagné pendant deux ans et demi partout dans le monde à une époque où l’on parlait peu des violences faites aux femmes. Il y a eu une bascule depuis. « Violences faites aux femmes » est aujourd’hui une expression dans la bouche de tout le monde. Pendant que je l’utilisais dans les interviews, les conférences ou les rencontres avec le public, j’avais un problème avec cette expression. Dans « violences faites aux femmes » le problème majeur n’est pas nommé : l’homme. Il faut mettre les mains dans le cambouis, arrêter l’hypocrisie et parler de la violence des hommes. Le patriarcat est la thématique centrale qui habite mon court-métrage, mon long-métrage et celui-ci. On en a dit qu’il écrasait les femmes et les enfants, mais il écrase aussi les hommes. La violence des hommes envers les hommes. C’était de ça dont j’avais envie de parler. Comment cette violence se transmet, culturellement, comment de père en fils quelque chose se transmet dans le pouvoir. La domination, le sang-froid, l’héroïsme d’être en amont sur les femmes dans les décisions, même si la société actuelle prône l’égalité on a encore beaucoup de mal à l’appliquer, c’est très laborieux. Le bouquin m’est alors revenu en tête. Cette histoire atroce est aussi un prétexte à la tragédie, le déterminisme y est complet, il n’y a pas de retour en arrière, c’est une spirale infernale. Tant que personne ne se réveillera on court vers le désastre. Comme Ellias, comme la tragédie grecque Œdipe Roi, j’avais vraiment envie de raconter aujourd’hui en 2024 la dramaturgie du tragique telle qu’on l’entend chez Sophocle, Euripide ou chez Hamlet.

Comment définiriez-vous le genre du film ? J’ai envie de dire tragédie moderne mais ce genre n’existe pas ou rarement au cinéma. En même temps il y a quelque chose d’hybride dans le film. Selon la manière dont on reçoit le film on peut définir le genre. Certains vont l’appeler thriller, d’autres plutôt film noir. Dans le thriller en général on est du point de vue des victimes contrairement au polar qui est du point de vue des policiers et le film noir du côté du criminel. Cela dépend de la manière dont on envisage Ellias. Le voit-on comme une victime ? Ou comme un criminel ? Le film clive. Il questionne la manière dont nous spectateurs, sommes en capacité d’assister et de regarder la chute d’un homme tel qu’on pouvait lire Œdipe. Quand on le lit c’est atroce. La tragédie c’est susciter la terreur, la pitié chez le spectateur et la catharsis à la fin. Les gens sont en capacité de pouvoir suivre quelqu’un, de le comprendre, mais comprendre n’est pas forcément valider ce qu’il fait. Certains vont le juger, décrocher. Ils vont être du côté du film noir en le condamnant. D’autres vont complètement être aspirés, le voir comme une victime qui fait le mauvais choix, qui se prend les pieds dans le tapis et qui fait une chute abominable. Il est intéressant de ne pas vraiment définir le film. C’est assez coutumier dans le cinéma coréen où le mélange de genres fait partie de la culture. En Europe, en tout cas en France, nous avons du mal à mélanger les genres. Les gens ont besoin de se raccrocher à une identité pour savoir ce qu’ils regardent alors qu’il existe des multi-regards et c’est ce qui est intéressant dans le film.

Votre mise en scène dans la séquence d’ouverture est radicale. Vous filmez presque de manière clinique et l’on découvre cette spirale où Ellias se met à courir. Cette séquence préfigure tout le film. Avez-vous pensé à Vertigo de Hitchcock ? Bien sûr oui, il y a Vertigo. La spirale est un peu le mouvement organique du thriller. Mais c’est aussi une sorte de labyrinthe comme une arène grecque qui est souvent en demi-cercle, où l’on assiste aux représentations dans le circulaire mais aussi Le Labyrinthe de Dante, Les Enfers. Dès le début je ne triche pas. J’utilise une sémantique connue de tous. Comme le plan de l’escalier lorsqu’Ellias ouvre la porte du sous-sol. Ce sont des plans que l’on a vu dans tous les films. Le côté « Ah ! il faut descendre au sous-sol, aux enfers ! » il n’y a aucune surprise. Les gens savent que l’on est en train de basculer ailleurs et je m’en amuse. J’utilise des images très claires, symboliques et efficaces dans la tête de tout le monde.


Votre casting est très particulier. Les visages des acteurs dégagent une émotion avant même d’être dans l’interprétation. Ellias a un visage assez rond qui dégage pas mal d’empathie, tandis que de celui de Dominique émane de la bonté. Ce n’était pas forcément aussi conscient que maintenant au moment où je les ai choisis mais il y a de ça. Ellias était pour moi un homme d’aujourd’hui, une apparence avec un charisme et en même temps des yeux d’enfants. Marc André (Grondin ndlr) a encore de l’enfance dans les yeux. Dans les premières versions du scénario j’étais parti sur un cliché plus sophistiqué de quelqu’un qui travaille dans la mode, plus efféminé, plus délicat, mais on a l’habitude de voir des hommes au cinéma qui sont des héros, des sauveurs courageux. J’ai envie de montrer un homme humain qui ne gère pas, perd son sang-froid, ne contrôle plus, se fait pipi dessus, pleure, a peur de la mort. C’est plus intéressant de voir un homme viril faire ça plutôt que l’image convenue que l’on pourrait associer peut-être à une sexualité en se disant forcément, s’il se fait pipi dessus, c’est parce qu’il est pédé. Je me suis dit qu’il était important d’avoir une sorte d’homme gaillard, une masculinité plus lambda, moins sophistiquée pour justement présenter une figure masculine plus étonnante. Je connaissais Yves (Jacques ndlr) depuis très longtemps, il travaille beaucoup en France au théâtre, c’est un acteur prodigieux. À partir du moment où j’ai décidé de jouer au Québec, il était impossible de ne pas lui demander d’être dans mon film. J’ai écrit le rôle pour lui. C’est drôle parce qu’Yves est plutôt employé au Québec au cinéma pour jouer des postures. Des curés, des hommes rigides, des fous, mais jamais un père de famille lambda, gentil et il était très content d’interpréter ce visage bonhomme et bienveillant.

Il a tant de bonté en lui qu’il en devient presque suspect. On se pose des questions… Le film part sur des fausses pistes et c’est voulu. On pense que l’on va assister au retour du fils prodige ou du fils indigne qui va peut-être découvrir post-mortem que le père n’était pas si terrible et on va aller vers une réconciliation éventuelle. Pour Dominique (Yves Jacques ndlr) on se dit qu’il était peut-être le mec de son père et qu’Ellias n’était pas au courant qu’il était homo. On travaille jusqu’au moment de bascule du film. Alors que le personnage de Dominique est juste dans une bienveillance avec une tentative de réconcilier un fils avec son père, puisqu’il n’a eu que la version du père. Une rupture et l’absence d’un enfant. Ce ne sont que des scènes de malentendus entre Dominique et Ellias. Les mots n’ont pas la même signification parce qu’ils ne possèdent pas les mêmes informations.

Le rythme était un enjeu du récit dès le départ ? Il fallait bien sûr trouver un rythme. J’aime que les choses soient haletantes et avancent, mais en même temps il faut être en capacité de prendre le temps de poser les choses. J’aime la tension donc l’attention. Un rythme peut se trouver en faisant un montage rythmé, en créant des ellipses, en essayant de donner du contenu rythme au film. Alors qu’une tension n’existe que parce qu’on la laisse naître. C’est vrai que je prends le temps pour installer la tension, l’étirer et c’est ça qui était un enjeu mais cela fait partie de mon cinéma. Ca existe déjà dans jusqu’à la garde.

Dans Jusqu’à la garde vous utilisiez très peu de musique. Il s’agissait par rapport à votre premier long-métrage d’introduire un nouvel élément de grammaire cinématographique dans ce long-métrage. Quelle a été votre réflexion en utilisant cette musique ? Dans Jusqu’à la Garde il n’y a aucune musique effectivement, sauf pendant la fête de l’anniversaire ou Joséphine la grande sœur chante et les invités dansent. J’aime que la musique soit actrice dans un film parce qu’elle est un symbole. Il était très clair dès le début que la musique du défilé allait être celle du film, qui va se décliner et va être toujours reprise dans une variation sur le même thème. Je suis parti du concret, de ce qui se fait aujourd’hui. Le compositeur de musique électronique Sebastian créé ses albums, il travaille par exemple avec Charlotte Gainsbourg et fait aussi les défilés de Yves Saint-Laurent. Sa musique est tellement puissante. On l’entend tellement dans les films, assez chargée avec beaucoup de variations. Je trouvais intéressant d’assumer pleinement une partition musicale concrète puisque c’est le défilé et en même temps de s’amuser à reprendre cette thématique. Celle qui suit l’empire que le personnage se construit. C’est l’empire de la mode. Tout le transfuge de classe et même géographique. Il est à Paris dans le monde de la mode, il faut que ça existe. Au fur et à mesure du film la musique n’existe plus. Quand il rentre dans la maison on sent que la musique disparaît. J’ai travaillé avec Sebastian en plusieurs temps. Je lui ai demandé de composer des musiques avant le tournage. Notre premier jour de tournage était le défilé et je voulais déjà avoir les thématiques du film en tête. Après, une fois que le montage image était fait, il est revenu en variant les thèmes, en les ajustant. C’est là où nous est venue l’idée de transformation de la thématique du film en piano parce que pour moi le piano devenait le père.

Quand on entre dans cette maison on est un peu dans une autre dimension. Ellias est quelqu’un qui n’a pas le temps, qui court toujours et il est visiblement en refus du deuil. On voit des détails comme les photos de son père et lui petit, des éléments qui vont parasiter l’absence de temps du personnage. Ce n’est même plus un refus du deuil, même si dans sa tête il le dit d’ailleurs à Mina (Anne-Elisabeth Bossé ndlr) quand il la croise. On comprend qu’il disait « mon père est mort » déjà avant, ça lui évitait de rentrer dans les détails en expliquant qu’il ne parlait plus à son père. C’est quelque chose qu’il avait déjà intégré. Mais effectivement il est soumis à l’obligation familiale qui est l’héritage. La maison, récupérer les objets. Qu’est-ce qu’on fait de l’héritage ? Et bien évidemment les photos, c’est concret quand on organise les obsèques de quelqu’un. Il y a des diaporamas, on rejoue les photos. Ellias est soumis au rôle du fils parfait qu’il ne veut pas être et il y est obligé quand même. Il le fait parce qu’il le faut. Notre société nous le demande. Les parents ont donné la vie, il faut les accompagner dans la mort. Un parent pour moi n’est pas celui qui donne la vie mais celui qui donne l’amour. Donner la vie c’est facile, mis à part bien évidemment les gens qui ont du mal au niveau biologique. Malgré tout la société nous dit : « Un parent, une mère, un père, restent toujours un père et une mère ». Quelques fois non. Il y a des connards et des connasses vivants et même morts, ça reste des connards. J’ai eu des retours de spectateurs qui ne rentraient pas en empathie avec Ellias parce qu’il n’est pas touché par la mort de son père quand il l’apprend. C’est intéressant de voir comment et où chacun place le lien dans son histoire personnelle.

Dans ce film la psychanalyse est vraiment au centre du récit. Quand Ellias arrive chez son père contraint de s’occuper de son héritage, on ressent beaucoup de vérité dans ces moments. Comment vous êtes-vous documenté ? L’histoire qui est écrite Ellias ne pourra jamais la changer. Ce lien est irrésiliable. On est obligé d’hériter d’une histoire et de faire avec. Certains ont la chance d’avoir de belles histoires derrière eux quand d’autres sont tellement difficiles à assumer. L’héritage d’Ellias peut aussi être atroce. Il était intéressant pour comprendre la psychologie de la honte et comment cela se traduit dans les choix d’entendre des témoignages d’enfants de nazis. Il y a une disparition sociale en général, ces gens essaient de changer de nom ou ont une telle honte de porter ce passé qu’ils sont détruits, alors qu’ils n’y sont pour rien. Notre société vient dire que forcément le même sang coule dans les veines, une sorte de déterminisme fait que de toutes façons c’est la même race, la même famille, le même sang et c’est terrible. En général ou l’on reproduit, ou l’on se construit contre. Ce sont des choses identifiables. Comment se traduisent dans le corps les angoisses que cela produit ? Tout ça je l’ai lu. Par exemple l’idée des attaques de panique m’est venue d’un bouquin de Didier Eribon, Retour à Reims, où un transfuge de classe qui vit à Reims part vivre à Paris dans le monde littéraire. Il apprend que son père qu’il ne voit plus meurt d’un cancer de la gorge. C’est alors qu’il développe des symptômes. Il pense avoir la même chose alors qu’il est en refus total. Des choses comme celle-là m’ont permis de construire le récit. Après j’ai fait de l’immersion, cela n’a rien à voir, dans les coulisses des défilés de mode, Maria Grazia Chiuri (Directrice artistique de Dior depuis 2017 ndlr) et j’ai assisté dans les coulisses au dernier défilé de Karl Lagerfeld avant qu’il ne meure. D’ailleurs la mort de Orcino, le relais, la succession, l’héritage du père spirituel par rapport au père biologique vient aussi de tout ça. Le roi est mort vive le roi ! Il est réélu. Il y a quelque chose de cet ordre dans Ellias et par ailleurs j’ai aussi fait de l’immersion auprès des pompes funèbres où pendant une semaine j’ai suivi une équipe, notamment une femme directrice et maîtresse de cérémonie pour voir comment elle compose une cérémonie. Quel est le rapport à la mort, quel est le rapport aux proches par rapport aux morts ? Comment poursuit-on le rapport avec ce mort ou comment le résilie-t-on, excuse-t-on tout ce qui aurait pu se passer parce qu’il est mort ? Le respect du mort. La mort peut finalement effacer les problèmes du vivant.

Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, FilmFestival Oostende 2024.
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Photo de Xavier Legrand ©Manuel Moutier