« Partir du sujet social pour finir dans un film de genre », Rencontre avec Xavier Legrand pour le palpitant Jusqu’à la Garde

Jusqu’à la Garde a commencé son exploitation en flèche dans les salles de cinéma françaises. Tout en décrivant un drame social, le divorce dans une famille avec deux enfants, Xavier Legrand, à l’origine comédien, parvient à réaliser un vrai bon thriller qui scotche le spectateur à son siège. Ce touche-à-tout a d’abord réalisé un court-métrage, Avant que de tout perdre sur le même sujet, les violences conjugales, nominé aux Oscars et sacré César du Meilleur court-métrage 2014. La force du récit de Jusqu’à la Garde se situe dans le savant dosage entre drame social et film de genre qui en font un long métrage glaçant.

Stéphanie Lannoy : Quel a été le cheminement du court au long-métrage ?
Xavier Legrand :
Mon projet initial était de faire une trilogie de court-métrages qui racontait un couple en séparation à des moments différents. Le premier épisode (Avant que de tout perdre ndlr) concerne le moment où cette femme décide de partir avec ses enfants. On la suit sur une journée où elle organise son départ. Le format court correspondait parfaitement à son sujet. Les deux autres épisodes traitaient du problème de la garde et du divorce. J’avais envie de traiter le récit plus en profondeur avec beaucoup plus de points de vue. Le court-métrage ne me paraissait pas suffisamment adapté et c’est devenu un long-métrage.

Qu’est-ce qui au départ a généré l’idée d’un film sur les violences conjugales ?
Je suis acteur de théâtre, passionné par les tragédies grecques. Tout ce qui est « lien de sang » peut amener à des situations absolument atroces. Je souhaitais écrire une pièce équivalente aux tragédies grecques aujourd’hui, dans notre monde contemporain. Je me suis aperçu assez vite que la violence conjugale était notre tragédie. Dans mon pays tous les trois jours une femme est assassinée par son conjoint et rien n’est fait.

Pourquoi traiter précisément de ce sujet-là ? De nombreux auteurs contemporains ont réécrit leur Phèdre ou leur Médée. Au lieu d’aller vers des figures de princesse, de roi, puisque c’est ça dont il est question dans les tragédies, je souhaitais être dans la vie de tous les jours. En plus, je suis passionné par des émissions comme Faites entrer l’accusé, dans lesquelles on s’aperçoit que dans beaucoup de cas, le criminel est dans l’entourage. Bien souvent la violence conjugale préexiste au crime. A ce moment-là, je me suis dit  que ce thème difficile, casse gueule et pas du tout sexy m’intéressait. En tant qu’homme aussi, car trop peu d’hommes prennent la parole à ce propos.

Quelle a été la part de documentation avant de passer à la fiction ? J’ai passé presque trois ans à rencontrer des victimes de violences conjugales. J’ai participé à des groupes de paroles d’hommes violents, passé des nuits à police-secours, suivi une juge aux affaires familiales, discuté avec des psychologues, des assistants sociaux, des présidents d’associations de femmes battues pour essayer un peu de comprendre. Qu’est-ce qui est fait ? Qu’est-ce qui ne fonctionne pas ? Je me suis rendu compte que parmi les films qui ont été réalisés, finalement on en parlait mal, parce que les gens ne se sentaient pas concernés, ou ne comprenaient pas mieux. Beaucoup ne comprennent pas, se demandent : « pourquoi n’est-elle pas partie à la première gifle? » Je me suis dit qu’il fallait qu’on en parle autrement.

La question du documentaire ne s’est pas posée ? Je suis acteur et il y avait cette volonté de raconter des histoires, d’incarner des personnages, de diriger des comédiens. Quand on est documentariste on doit être un peu sociologue. Je n’apporte pas de réponses, je pose juste des questions et je suis plus à l’aise dans la fiction.

Les choix de mise en scène de la première séquence sont très particuliers et relèvent plus du genre documentaire que de la fiction… Elle est en temps réel. En assistant à de nombreuses audiences de conciliation je me suis rendu compte de leur intérêt dramatique. Le divorce est complètement banalisé aujourd’hui et les dossiers s’accumulent à n’en plus finir, ce qui rend les audiences très courtes. En un quart d’heure la juge doit statuer sur l’organisation de la vie de ce couple et des enfants. J’ai pu voir en face le jeu des avocats, le protocole. C’est d’abord l’audition, puis la parole à l’un, à l’autre et ensuite les débats. Et finalement comment savoir ? Il y a énormément de secrets, chacun veut obtenir ce qu’il souhaite. L’enjeu dramatique suffisait tel quel et il était intéressant de partir du sujet social pour finir dans un film de genre, parce que cette décision-là peut amener à l’horreur. Je voulais commencer comme Kramer contre Kramer et finir comme Shining.

Dans cette scène vous choisissez de filmer la juge, son propos, on ne découvre les parents que très tard… J’ai voulu recréer la situation dans laquelle j’étais. Je voyais des gens débarquer que je ne connaissais ni d’Eve ni d’Adam et leur biographie était d’abord donnée par les avocats. Je trouvais cela intéressant et me suis dit qu’il fallait qu’on épouse le point de vue de la juge.

Cela permet de replacer l’autorité du discours juridique… C’est déjà un pari de cinéma, une scène de 20 minutes avec 5 personnes autour d’une table qui parlent. C’était efficient d’être du point de vue de la juge parce que ça veut dire que l’on développe la pensée. Il s’agit d’écouter une pensée, des argumentaires, ça donne de l’enjeu aux spectateurs pour se demander : que va-t-elle décider ? Et c’est aussi parce que dramaturgiquement le film raconte finalement cet homme, du point de vue des gens qui l’entourent.

Pourquoi choisir Léa Drucker et Denis Ménochet au moment du court-métrage ? Quand je suis entré dans la phase d’écriture, des dialogues et de la construction des personnages j’ai pensé à Léa parce que j’avais besoin d’un visage, sans imaginer du tout qu’elle le ferait, je n’avais pas cette prétention. J’avais envie de la voir dans ce répertoire. Elle a cette particularité de n’être jamais dans le pathos, toujours très concrète avec une sorte de fragilité et en même temps de force presque masculine. C’était intéressant de ne pas montrer une femme battue comme beaucoup de films de fiction peuvent le faire, toujours en victime, tremblotante et pleurant toute seule dans la salle de bain avec la lèvre fendue. C’est un peu ça le cliché. Léa pouvait amener une autre dimension. Comme elle m’a dit oui j’ai alors pensé à Denis Ménochet. Denis est un acteur que je voulais voir dans des personnages beaucoup plus torturés, profonds et amples. Il a plutôt l’habitude d’être utilisé pour les seconds rôles et je voulais lui donner de l’importance, une vraie tribune avec cette dualité entre ce côté viril hyper inquiétant et en même temps une vraie fragilité, une part de féminité quelque part.

La différence entre le court et le long-métrage finalement c’est le jeune Thomas Giorgia, la révélation du film… Il joue tellement bien qu’en tant qu’acteur, j’en suis jaloux ! Quand j’écrivais le film j’avais conscience que j’étais en train d’écrire un rôle pour un enfant qu’aucun ne serait capable d’interpréter. Je ne voyais pas du tout comment faire. Thomas a rendu cela possible, il est magnifique et a permis d’élever le film à une hauteur que je n’espérais pas moi-même. J’étais aussi bien entouré par le coach qui est formidable.

Il porte beaucoup de choses sur ses épaules… Oui et on adopte son point de vue. Je pense que tout un chacun ne peut être qu’ému par cet enfant dans cette situation-là. En plus il est vraiment cinégénique.

Que retenez-vous de la réalisation de ce long métrage après celle du court ? C’était la continuité d’une histoire avec les mêmes acteurs, avec la même équipe technique. J’ai eu l’impression de prolonger un projet de travail, même s’il était plus long. La post-production était un peu pénible dans le sens où comme dans le film il n’y a pas de musique, le travail sur le son est très conséquent. Les hors champs, déjà présents dans le scénario sont nombreux dans le film. Même si c’est une étape que j’ai déjà faite dans le court-métrage, il y avait un vrai montage son, plus profond. Et c’est vrai que le monteur et le mixeur sont habitués à écouter, à détecter. Au mixage on écoute les bruits, on écoute trois secondes en boucle et je n’y arrivais plus. Mon oreille n’est pas habituée et ça a été très déstabilisant pour moi.

Comme un univers supplémentaire qui se recréait en parallèle… Même si j’utilisais déjà les sons sur le tournage pour mettre les acteurs en condition. Dans la dernière scène par exemple ceux de l’ascenseur, de l’interphone étaient diffusés en son réel pour que les acteurs puissent réagir et vivre les situations. Pendant la scène de la salle des fêtes je mettais le volume à fond pour que les gens dansent vraiment, se hurlent à l’oreille. Le parti-pris de cette scène est que l’on n’entend pas, on est complètement immergé dans la fête avec les personnages.

Que vous apporte votre expérience d’acteur dans la mise en scène et la réalisation? Concernant la direction d’acteur on a un vocabulaire commun. En tant qu’acteur cela m’arrive parfois d’être mis en scène par des non-comédiens, des réalisateurs ou des metteurs en scène, et l’on sent une petite appréhension. Ou alors l’information est mal exprimée et vous encombre. Etre comédien moi-même aide beaucoup. Je me suis préparé très en avance pour que toute l’équipe technique arrive sur le tournage en sachant ce qu’ils avaient à faire, pour que le tournage soit consacré au jeu des acteurs. Le jeu est au centre du projet.

Vous libérer de la technique signifie-t-il que vous faites beaucoup de répétitions avec les acteurs ? Cela dépend, j’ai répété beaucoup certaines séquences mais pour d’autres j’ai préféré faire juste une petite mise en place avant de tourner. Il y a beaucoup de répétitions que je qualifierais de techniques. Dans la dernière scène, tout ce qui est : « à tel bruit, tu remontes la couverture, tu l’embrasses sur le front et seulement après tu dis la réplique ». Il s’agissait juste de les mettre dans une perspective de savoir où ils vont. Leur donner des points de rendez-vous pour qu’ils puissent vivre complètement au moment de tourner. Je répétais avec les sons très bas et au moment du tournage je les mettais très fort pour qu’il soit immergés, qu’ils oublient la caméra et qu’ils soient justement dans cette écoute, dans cette alerte.

Vos prochains projets sont-ils orientés vers la réalisation ou le théâtre ? Les deux. Je viens de terminer un spectacle, je vais jouer l’année prochaine et je suis en train d’écrire un autre long-métrage. J’ai envie de continuer avec les deux casquettes, ça me plaît beaucoup.

Votre long métrage sera un thriller ? Je ne dis rien. Je reste secret, mystérieux ! (rires).

Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Bruxelles, Février 2018.

Jusqu’à la Garde, Critique