« Je suis une conteuse » la chanteuse Ghalia Ben Ali nous raconte son rôle dans Fatwa

Tunisienne et bruxelloise, artiste complète, peintre, actrice, Ghalia Ben Ali est un personnage à la richesse humaine rare. Une « belle âme » comme on dit. La diva s’apprête à s’envoler pour chanter à l’opéra de Dubaï. On pourra la voir en mai à Bruxelles chanter en arabe accompagnée par une viole de gambe sur le répertoire de Marin Marais. C’est dans une maison bruxelloise chaleureuse à son image, qu’elle nous reçoit pour parler du film Fatwa de Mahmoud Ben Mahmoud dans lequel elle interprète une femme politique, Loubna, endeuillée par la perte de son fils. Fatwa a reçu le Tanit d’or du meilleur film aux Journées cinématographiques de Carthage.

Stéphanie Lannoy : Comment vous partagez-vous entre la Tunisie et la Belgique ?

Ghalia Ben Ali : Je ne me partage pas, j’appartiens aux deux endroits. Depuis que j’ai commencé à chanter tout est venu intuitivement. Je me suis toujours intéressée aux points communs, à ce qui nous rassemble. Les différences constituent une richesse. Si j’arrive à aimer quelqu’un, c’est que je parviens à le voir. L’amour c’est se voir dans l’autre comme dans un miroir.

Vous revenez de Tunisie… J’y étais pour le lancement du film et j’ai fait un concert que j’ai appelé « Fatwa pour l’amour ». J’étais une Loubna qui était plus dans l’amour que dans la colère. J’ai emmené les gens dans ma Fatwa. Le mot Fatwa a pour moi toujours été lié à Salman Rushdie parce que je ne l’avais jamais entendu avant. Mahmoud m’en a expliqué le sens profond, une réinterprétation de la charia, des lois, des dogmes, pour faciliter les choses. La loi dans l’islam est de ne pas tuer. Mais là, on va trouver des circonstances atténuantes pour pouvoir tuer. C’est ça la fatwa. Les obscurantistes vont réinterpréter la loi pourtant très claire « tu ne tueras point », parce que ce mécréant à fait telle ou telle chose. Le vrai croyant se remet à dieu qui n’est pas aussi vil qu’ils veulent le décrire. Dieu est lumière et amour.

Comment le cinéaste Mahmoud Ben Mahmoud vous a t-il proposé de jouer dans Fatwa ? Il m’a porté dans ses bras quand je suis née, on est plus ou moins de la même famille. J’ai vu beaucoup de ses films et c’est quelqu’un avec qui j’aime discuter. J’ai accepté le rôle avant même de lire le scénario. Je suis chanteuse et il me faut une bonne raison pour faire un film car chacun est un défi. Chanter devant 15 000 personnes, c’est mon truc, cela ne me pose pas de problème. Mais ici, il faut correspondre à l’attente du réalisateur et répondre aux jeu de l’autre acteur. A chaque film je découvre un peu plus.

Le rôle de Loubna est celui d’une femme de pouvoir… J’ai eu très peur car les personnages politiques ne m’intéressent pas en général. J’ai appris à travailler avec un personnage que je n’aime pas spécialement, avec lequel je suis un peu en désaccord. L’expérience est intéressante. Loubna est radicale, elle dit ne pas vouloir enterrer son fils comme au moyen âge, par exemple. J’ai dit à Mahmoud que j’aimerais sympathiser avec cette femme. C’est une politicienne, athée qui provoque. Mahmoud a accepté ma remarque. Et donc elle sert lors de ce diner avec tous les gens du coin. Elle n’est plus avec ses gardes du corps et travaille avec les autres. Elle dit « chaque chose à sa place ». Il était important pour moi qu’en dehors de son rôle de politicienne on puisse aussi se projeter en elle et comprendre son combat. Elle reste radicale dans son combat même si elle est plus dans la lumière que les obscurantistes. Eux parviennent à jouer sur les émotions des gens, sur les croyances, à les manipuler au nom de dieu. On ne peut pas refuser quelque chose au nom de dieu parce que notre éducation religieuse est basée sur la peur et non le respect. Il y a une nuance entre dire à un enfant « tu dois aimer dieu » ou « tu dois avoir peur de dieu ». Le respect est lié à cette peur. Il y a un problème d’éducation et pas de vraie compréhension de ce phénomène. Les extrémistes jouent aussi là-dessus. Mahmoud ne voulait pas un film manichéen et a pris le parti du papa au milieu des extrêmes, le musulman normal, sympa, auquel on s’attache.

On se prend quand même d’affection pour cette femme aux prises avec deux douleurs, celle du deuil de son fils et celle d’être menacée dans son pays… Elle n’a pas l’air d’avoir peur d’être menacée. En tous cas elle s’y attend et continue son combat. Elle essaie surtout de rester forte et froide face au deuil de son fils. Quelque part, elle n’a même pas le droit d’exprimer sa tristesse. Elle dit préférer voir son fils dans un trou plutôt qu’il soit terroriste et face du mal aux autres. Il y a beaucoup de femmes de pouvoir comme elle en Tunisie qui revendiquent beaucoup de choses. Elles ont eu un statut incroyable grâce à Bourguiba. Il a compris dès l’indépendance de la Tunisie que les femmes devaient participer à la reconstruction. Dernièrement on parlait de l’héritage dans la charia musulmane islamique. Les parts de la femme sont moindres que celles de l’homme pour plusieurs raisons qui s’expliquent bien lorsqu’elles sont correctement traduites. Mais certaines choses ont changé et ne correspondent plus au passé. C’est pour cela qu’on a des aussi des lois civiles qui spécifient qu’un héritage est partagé en part équivalentes entre l’homme et la femme. Les tunisiens ont le choix entre suivre cette voie plutôt charia et puis une autre plus civile et ça c’est génial. Une tunisienne musulmane peut se marier avec un non musulman et ne pas se voir retirer ses papiers comme c’était le cas dans le passé.

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Mahmoud ben Mahmoud place le récit de Fatwa dans la Tunisie de 2013…Mahmoud connait la Tunisie mieux que moi, il est entouré de soeurs et vient d’une famille d’imams, de théologiens et sait beaucoup de choses sur l’islam, la religion, l’art. Il est francophone, a étudié chez les pères blancs en Tunisie et a aussi appris un arabe impeccable. Quand on est aussi philosophe on ne peut que remettre les choses dans leur contexte et les expliquer. Il a délibérément choisi de réaliser un film pamphlétaire, d’exposer les choses platement mais le film est très profond. Ce film montre tellement des évidences que cela a été presque mal reçu en Tunisie. Il renvoie l’image de la Tunisie de 2013, comme s’il s’agissait d’une psychothérapie. Les tunisiens ont un peu zappé cette année noire d’après révolution. On y a vu les premiers assassinats politiques, l’islam wahhabite débarquer dans le pays et attaquer les fondements mêmes de la société. Pas au niveau de la religion, on est tous musulmans, mais dans nos principes. Pour moi l’islam tunisien a une certaine couleur. On ne peut pas importer d’un coup un autre islam, ça n’a pas de sens. On s’habille en blanc, pourquoi s’habiller en noir ?

Il montre aussi ce quartier qui s’est complètement transformé au fil du temps… Dans le quartier tout a changé, cela montre une situation à l’échelle du pays. Le piège du film est qu’il faut toujours remettre les faits en 2013. Parce que finalement les bars ont ré-ouverts et les cinémas aussi. On est un peu revenus de tout ça. Le film montre aussi combien les actes des obscurantistes deviennent des actes isolés de gens pas très équilibrés, fragiles, issus de tous milieux. Chacun fait sa propre fatwa. C’est la jungle et ce sont des mafieux.

Le film pointe aussi beaucoup le désespoir du fils…. Ce fils vient d’une bonne famille et pourtant se fait embrigader. Cela pourrait aussi m’arriver dans une période de fragilité, si je me sentais mal et qu’on me disait que dieu allait tout arranger. Les obscurantistes s’insèrent dans la faille. Le film appelle à rester vigilant. Ce n’est pas parce que le phénomène a été démantelé qu’il va s’arrêter là. Il montre qu’on a affaire à quelque chose de beaucoup plus grave qu’un parti politique. Celui-ci est toujours là d’ailleurs, n’appelle pas ouvertement aux meurtres et a compris qu’il ne peut pas raconter n’importe quoi face à la vigilance des tunisiens.

Comment avez-vous préparé le rôle de Loubna ? A ma manière, je n’ai pas appris la comédie à l’école. J’ai essayé de regarder des discours politiques, puis j’ai regardé des acteurs que j’aimais bien du monde arabe, hommes et femmes. Notamment Ahmed Zaki, qui se transformait complètement pour n’importe quel rôle, il était fantastique. J’avais 9 jours de tournage et je suis restée seule sur place un mois. Je pouvais passer un peu de temps avec Mahmoud mais il était très occupé, donc c’était manger ensemble, lui voler un petit peu le temps, parler du personnage, lui demander son avis. Il y avait une grande complicité entre nous. Quand je joue je dois m’effacer en tant que Ghalia, je ne suis plus chanteuse, je suis dans l’incertitude de ce personnage, dans sa peau, et j’essaie juste de rendre présentes toutes les expériences qui ressemblent à ce qu’il me renvoie. Ensuite, j’ai du mal à m’en débarrasser. Cela prend 2, 3 mois pour vraiment me dire qu’il est parti et que je ne connais plus cette personne. L’avantage c’est que j’ai assez de distance par rapport à ce que je fais et je reviens sur scène avec un nouveau souffle et d’autant plus d’énergie.

Comment s’est passée la collaboration avec Ahmed Hafiane ? C’est un acteur agréable. On avait le bon rapport même en dehors du tournage. On ne se connait pas très bien, donc c’est vraiment comme dans le film, comme si on était séparés et qu’il y avait des choses latentes entre nous. En même temps on s’appréciait.

Vous jouez le rôle d’une femme engagée libre de ses choix, qui correspond à votre réalité même si vous n’évoluez pas dans la sphère politique. Pensez-vous que cela ajoute du poids au personnage de Loubna ? Enormément. On se ressemble très fort elle et moi mais on fait les choses différemment. Je dis que la politique ne m’intéresse pas mais j’en fais à ma manière. Cela se situe plus dans la spiritualité ou dans quelque chose de plus accessible, de plus concret. Les politiciens, comme disait Coluche, c’est « 5 ans de droit et tout le reste de travers » (rires). C‘est le droit, l’élite, les lettres. Et c’est leur rôle de jouer avec des lois pour réfléchir au moyen d’arranger les choses. Dans la vraie vie, si l’on se retrouvait par exemple dans une forêt toutes ces idées-là n’auraient plus aucun sens. Mon intuition, mon instinct, toute l’éducation que j’ai pu avoir par rapport au respect, ma connexion par rapport à tout cet entourage sont essentiels. Je crois beaucoup en l’expérience. J’ai un corps que j’inscris dans cet univers et c’est comme ça que je vais trouver des solutions. Ce n’est pas seulement dans la tête. Les politiciens sont des gardiens de certaines choses, mais il y a eu des abus et ils sont souvent déconnectés des réalités. Malraux disait que le XXIe siècle serait spirituel ou ne serait pas. On a vraiment besoin de spiritualité car ce monde matérialisé arrive à une certaine limite. Même les religions arrivent à une impasse. Dès que tout est dogmatisé on arrive à un mur. Internet, le virtuel c’est la vraie religion aujourd’hui. Malgré les avantages que cela comporte nous ne sommes pas supposés nous effacer autant. On a un corps, des émotions, il faudrait vite s’y reconnecter. C’est une caricature de la spiritualité ce virtuel. La spiritualité est prise pour du virtuel alors que la religion c’est des dogmes. Peut-être Malraux voulait-il dire ce XXI e siècle serait virtuel ou ne serait pas ! (rires).

Quels sont vos projets ? Je vais interpréter Oum Kalsoum à l’opéra de Dubaï. Tous les projets tournent autour de cette tolérance. J’ai commencé par hasard aux débuts de la musique du monde en Belgique. On cherche à se rapprocher de l’autre, à aimer sa culture. C’est à ça que je travaille depuis 1993. Par hasard j’ai écrit un livre, Romeo et Leïla un amour impossible, qui parle de ça. Je vais aller au Canada avec des musiciens iraniens, turcs et syriens pour faire un travail autour de Rûmi. Il a écrit des textes en farsi et certains en arabe. Les iraniens ne chantent pas ses textes mais des traductions. J’ai envie de reprendre ses vrais textes pour les chanter. Je vais aller en Palestine, en Jordanie, en Tunisie. Je serai en Belgique, à Bruxelles pour « A call to Prayer » (le 16 mai 2019 à BOZAR avec Romina Lischka et Vincent Noiret ndlr), avec une viole de gambe sur un répertoire de Marin Marais sur lequel j’ajoute un chant arabe ancien ou contemporain et qui, sans changer l’écriture du compositeur colle comme s’il avait fait des arrangements pour ce chant. Tout cela crée un mélange incroyable.

Tous ces projets sont très divers… Les gens me demandent parfois si je ne vais pas m’éparpiller. Mais je suis une conteuse, je raconte des choses par toutes sortes de moyens. Je dessine beaucoup aussi, je peins. Je fais mes costumes moi-même, j’ai réalisé des décors aussi, mes vidéos. En occident je suis juste une chanteuse qui parle une langue qu’on ne comprend pas mais qui arrive à jouer avec des musiciens de jazz comme Philippe Catherine. Là-bas je suis une diva.

Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Bruxelles, Février 2019

Critique de Fatwa