« On crée une seule histoire d’amour dans sa vie » Bouli Lanners, Nobody Has to know

Pour son cinquième long métrage, Nobody Has to know, Bouli Lanners cherchait à adapter un roman dont son producteur avait acheté les droits. « En fait, il était nul ce roman » nous confie le cinéaste. Une fausse piste abandonnée pour écrire de sa main cette splendide histoire d’amour singulière, venteuse et insulaire imprégnée d’Ecosse profonde. C’est par une froide matinée sur une place calme et ensoleillée de Bruxelles que Bouli Lanners à la fois réalisateur et rôle principal, nous raconte son éblouissant long métrage anglophone Nobody Has to know.

Stéphanie Lannoy : Pourquoi être parti en Ecosse écrire et réaliser cette histoire ?
Bouli Lanners :Je fantasmais depuis longtemps l’idée de faire un film en Ecosse. J’y vais chaque année depuis trente ans et je me suis toujours dit qu’un jour j’y réaliserai un film. C’est un autre territoire et il fallait que je trouve la bonne approche. En écoutant un morceau des Soulsalvers, j’ai pris conscience en regardant ces paysages, les gens à l’église, le dress code du dimanche, qu’il fallait réaliser une histoire d’amour.

Nobody has to know constitue -t-il une rupture dans votre filmographie ? J’avais dit que je ferais une rupture après Les Premiers les derniers, c’était le moment. Ce film clôturait un cycle auteuriste. Il fallait le marquer et en même temps, ce n’est pas la faille de San Andreas ! C’est une petite rupture. Mais oui j’avais envie d’essayer d’explorer d’autres choses tant que je peux encore le faire. D’un point de vue personnel c’était très enrichissant. Il y avait de nombreuses différences. Les comédiens anglo-saxons n’abordent pas le jeu de la même façon que nous, c’était nouveau pour moi. Raconter une histoire d’amour je n’osais pas le faire, car c’est délicat. Rater une histoire d’amour c’est pathétique. On crée une seule histoire d’amour dans sa vie.

Pourquoi avoir choisi la comédienne Michelle Fairley pour interpréter le personnage de Millie ? La directrice de casting m’a proposé une dizaine de comédiennes connues qui pourraient jouer le rôle. Michelle Fairley est apparue comme une évidence. Je l’avais vue dans Games Of Thrones. Elle a cette espèce d’austérité et on sent que si l’on gratte un peu il y a énormément de sensualité et d’amour. Physiquement et au niveau de la voix c’était elle. Il y a ensuite eu le processus pour arriver à la joindre. Là-bas il y a plus de filtres. Chez nous on peut toujours se débrouiller, trouver le portable de la personne, on l’appelle et voilà. Mais là-bas c’est inimaginable. Une fois qu’elle a lu le scénario on en a parlé et le jour même on s’est mis d’accord.

Concernant le rôle du belge Phil que vous interprétez, il s’agissait d’un italien la dernière fois que l’on s’est rencontrés… C’était un petit italien au départ, oui. Marcello (Fonte ndlr) qui joue dans Dogman. J’avais écrit le rôle pour lui mais il ne parle ni français ni anglais et en plus il n’était pas libre, il était en tournée. J’ai réécrit le rôle. Ma directrice de casting m’a dit « Un type avec un physique un peu particulier, je n’en vois qu’un, toi ». A la fin du processus je me suis dit que j’allais l’interpréter moi-même en sachant que cela ne m’amusait pas de diriger et de jouer en anglais. Ce n’était pas du tout prévu.

C’est un vrai challenge. Oui, c’est un vrai challenge. Je me suis fait aider par Tim Mielants pour m’épauler sur le plateau, prendre en charge l’équipe technique et les prises de vue. Tout faire en même temps devenait une performance et je n’étais pas là pour ça. Je devais mettre tous les atouts de mon côté pour que le film soit réussi.

Comment dirige-t-on des comédiens anglophones en jouant soi-même ? Tim Mielants s’en occupait également sur le plateau et avec les comédiens anglais on s’est tellement vus avant… Tous les week-ends on revoit chaque ligne. Il faut justifier chaque mot, c’est une approche très cérébrale. Une fois qu’on est sur le plateau ça se passe bien parce que tout a été préparé très en amont. Ce n’est pas du tout la même préparation que chez nous. Ils posent énormément de questions sur le personnage avant, même les petits rôles. Les week-ends ils y pensent tout le temps. Ils ne sont pas engagés de la même façon. Un comédien qui tourne un jour chez nous est payé un jour. Un comédien qui tourne un jour par semaine en Angleterre est payé la semaine. Cela signifie qu’il est disponible toute la semaine pour le film. Et cela nous apporte un très bon confort de travail. Les gars restent concentrés. On n’a pas comme chez nous un type qui joue, qui se produit le soir au théâtre et doit être le lendemain à Grenoble… Chose que je déteste faire personnellement, mais même sur un tournage on sent bien que la disponibilité n’est pas la même.

Quelles étaient les difficultés d’un film britannique par rapport à un film tourné en Belgique ? Le territoire est très différent en terme de coproductions et la mentalité est beaucoup plus procédurière, sur les tournages en tous cas. Dans la vie sans doute aussi. Sur les tournages c’est terrible on ne peut rien faire sans avoir dix-mille autorisations, difficile de modifier des éléments à la dernière minute comme un changement de décor par exemple. Demander à un comédien de toucher un animal mort doit passer par des autorisations via son agent et on obtient la réponse trois semaines plus tard. En Belgique on a l’habitude de se débrouiller, de pouvoir changer notre fusil d’épaule en dernière minute, d’être extrêmement souple. Là c’est beaucoup plus compliqué. Il y a de nombreux endroits où ils ne voulaient pas qu’on tourne parce qu’il y a des marais, mais les marais sont présents sur toute l’île ! (rires) On n’est pas des scouts, on n’a pas 12 ans, on est adultes. Il y avait à chaque fois des réglementations extrêmement strictes, ce côté-là était un peu laborieux.

La langue anglaise s’imposait-elle pour ce film ? Oui, il fallait vraiment respecter le fait de le réaliser en anglais. Cela racontait mieux l’éloignement. Faire un film en anglais permet aussi de toucher le marché anglo-saxon.

Phil est un personnage fragile. Certains de vos rôles en tant que comédien ont-ils influencé votre écriture ? Je mets une telle barrière entre mon métier de réalisateur et celui de comédien que je pense qu’aucun des films dans lesquels j’ai joué n’a jamais influencé en quoi que ce soit l’écriture. Après c’est toujours intéressant de voir comment les gens travaillent, d’un plateau à l’autre on voit des réalisateurs différents. Ca me permet de continuer à apprendre le métier de réalisateur mais concernant le fond, ce que j’ai envie de raconter, il s’agit à chaque fois de sujets très personnels.

Michelle Fairley et Bouli Lanners, Nobody has to know

On sent un fort rapport à la peinture dans le film. On reconnait dans vos films ces campagnes belges filmées très à l’horizontale, ici on se retrouve sur cette île avec cette côte escarpée où les personnages sont envisagés minuscules comme dans des peintures, dans de grands plans d’ensemble. Aviez-vous des références picturales ? J’ai travaillé pour la première fois avec un superbe chef opérateur, Frank Van Den Eeden. Dans mes films on choisit toujours comme référence non pas un autre film, mais de la peinture. Comme référence picturale on se référait aux paysagistes anglais et surtout à un peintre américain, Andrew Wyeth à la fois pour les intérieurs et les extérieurs. C’est un peintre des années 30, plus contemporain mais qui peint un peu à l’ancienne. Il existe une austérité, une solitude dans ses peintures que l’on retrouve dans celles de Hopper. C’est le même type de solitude exprimée picturalement différemment qui correspondait plus à ce qu’on allait faire.

Il y a une volonté de placer les personnages dans cette nature gigantesque. C’est bien d’isoler les personnages, j’adore faire ça et ici il y avait en plus le choix de l’île de Lewis, dépourvue d’arbres où la ligne d’horizon est très basse en permanence. C’aurait été stupide de ma part d’essayer d’aller à l’encontre de ça. C’est ce que j’essaie de faire dans tous les autres films. Ici le paysage m’impose ce cadre-là, il fallait s’en servir c’était naturel.

Il existe presque un lien au divin dans l’image dans le sens où les personnages sont minuscules dans cette nature comme dans l’existence, la vie. Ils semblent s’y perdent. Dans mes autres films j’essaie aussi de perdre mes personnages mais c’était encore plus facile sur Lewis et c’est peut-être pour cela que j’ai toujours fantasmé l’idée de faire un film en Ecosse, parce que ce décor allait m’aider à garder ce rapport entre la grandeur du ciel qui peut effectivement avoir une dimension mystique et les personnages qui sont perdus dans ces décors-là.

La bande son participe aussi formidablement au récit. On a beaucoup travaillé sur le son. J’ai refait les trois quart de mon rôle en post-synchro parce que je n’aimais pas ma voix en anglais. je perchais trop haut. J’étais probablement inquiet de ne pas parler convenablement, que cela soit inaudible. On a refait des travaux en son que je n’ai jamais faits avant. On a aussi beaucoup travaillé sur les vents.

Le spectateur est immergé dans l’histoire aussi par le son, par les ambiances. On ne voit pas souvent cela dans des drames romantiques. On a isolé tous les bruits extérieurs pour focaliser au niveau du son sur le texte. Evidemment sur l’île de Lewis jamais un mec ne va tondre son gazon, il n’y a pas d’avions qui passent, il n’y a rien. Par contre on a gommé tous les vents et on a tout rajouté et reconstruit par après. Le vent est omniprésent sur cette île, qui d’ailleurs s’appelle « l’île sous le vent ». Il fallait qu’on amène tous ces éléments qui sont propres à l’image que l’on se fait d’une île dans le nord.

La musique est aussi très importante dans l’histoire. La musique est le déclencheur du processus d’écriture. Le morceau Wise Blood des Soulsavers a été présent dès le départ. C’est lui qui m’a donné l’idée de réaliser une histoire d’amour. Pendant le tournage, je continuais à écouter de la musique en plus de ce morceau. La bande son s’est construite petit à petit. Arrivés au montage, la plupart des morceaux ont déjà été négociés. Certains durent trois minutes cinquante, cela permet tout à coup de rallonger le temps de montage sur une séquence qui parait un peu longue sans musique. J’ai vraiment besoin de certains morceaux clés pour faire le montage image. Il reste ensuite à trouver des petites nappes que l’on a fait avec Pascal Humbert et puis on a rajouté quelques tracks. J’aime bien construire mes bandes sons avec des morceaux existants, un groupe qui donne la couleur générale et composer les nappes qui font un peu les jonctions entre tout ça. Là clairement, on joue sur les climax, sur l’émotion, sur des choses comme ça. Il faut que cela soit cohérent pour moi, que ce soit porté de A à Z avec des couleurs de musiques différentes mais qui ne s’opposent pas.

Votre prochain projet sera l’adaptation d’un roman ? Si tout va bien, si ce n’est pas la guerre ! (rires).

Si on est toujours là… Si on est toujours là. S’il y a toujours une économie, s’il n’y a pas d’effondrement de la masse générale des êtres vivants sur terre. Ce film parlerait de ça. C’est l’adaptation du roman de Serge Joncour, Nature Humaine, Prix Femina 2020. C’est une demande que l’on m’a faite. J’ai lu le roman et accepté parce que cela correspond à des choses que j’ai vécues. C’est une chronique qui se passe dans le Gers entre 1976 et 1999 au sein d’une ferme. Il s’agit de l’histoire d’amour du garçon de la ferme à travers laquelle il croise des militants, des activistes. Cela raconte en sous texte comment toutes les mauvaises décisions ont été prises par rapport à l’agriculture et nous ont fait basculer vers une agriculture complètement déshumanisée, productiviste à souhait. On a perdu toutes les connections qu’on avait avec des millénaires d’héritages culturels à cause du productivisme.

Le projet se fera-t-il en Belgique ? Non, la demande est française. Ce sera donc d’abord un film français sur lequel Versus production viendra en tant que coproducteur. Ce ne sera pas un film belgo-francais mais franco-belge. Ca se passe dans le Gers mais il faut que je trouve une ferme dans le sud-ouest ou dans le sud-est. Là aussi, la beauté du paysage est vraiment essentielle car elle fascine le personnage principal mais il n’arrive pas à l’exprimer. Il ne sait pas, n’en a pas conscience. Comme dans les années 70 parfois on était fascinés par la nature mais on ne se rendait pas compte, ce n’était pas encore dit à cette époque-là. Le monde en marche nous obligeait à adopter des comportements qui n’allaient pas du tout dans ce sens-là.

Avez-vous d’autres projets, des rôles à interpréter ? J’ai terminé le film de Dominik Moll qui est en fin de mixage, La nuit du douze, qui parait-il est magnifique. Je vais commencer en mai le film de Rémi Bezançon où je tiens le rôle principal avec Vincent Macaigne, ensuite il y aura le film de Laeticia Dosch.

Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Bruxelles 2022.