
Babylon est une fresque monumentale signée Damien Chazelle qui revient à la naissance du cinéma, aux débuts de Hollywood dans les années 1920. Le cinéaste de Lalaland met en scène l’âge d’or et la décadence du cinéma muet, une usine à rêve corrompue où les figurants font grève et nous raconte l’avènement du cinéma sonore avec Le Chanteur de Jazz, premier film sonorisé en 1927. Un hommage au cinéma sur fond d’excès et de sauvagerie. Brillant.
Comédie chorale à la riche galerie de personnages qui vivront ascension et déclin dans le monde dépravé du cinéma muet des années 20, les protagonistes sont issus d’un casting 5 étoiles. Diego Calva Manuel Torres, jeune assistant mexicain est l’homme à régler tous les problèmes. Il rêve de faire du cinéma et dès qu’il le pourra saisira sa chance. C’est le seul personnage aux prises avec le réel. Il rencontrera sur sa route des protagonistes aux mêmes aspirations que les siennes, comme Nellie LaRoy, Margot Robbie, jeune actrice à l’ambition dévorante qui deviendra star. Usé aux coutumes du sérail, Jack Conrad, Brad Pitt, la cinquantaine, est la star masculine du muet. Chacun joue un rôle et enjolive sa réalité, dans un savant jeu de faux-semblants et d’apparences. Ces anti-héros se dirigeront vers un destin tragique dans ce film puissant au rythme effréné. Le score terriblement enjoué et éblouissant de Justin Hurwitz ajoute à l’ambiance un peu folle du film qui a décroché le Golden Globe de la meilleure musique.
Cette comédie dramatique est un véritable hommage au cinéma. Babylon use de tous les genres. D’une comédie drôle, on glissera au drame, au burlesque, au western, à l’épouvante, au thriller, à la comédie musicale, au film d’époque, de guerre etc. Le cinéaste jongle avec les genres comme les techniques cinématographiques de l’histoire du cinéma. Il emploie le Cinémascope comme le format Academy (ancien format de l’image proche du 4/3 jusque 1927), le noir et blanc ou la couleur selon le sujet qu’il met en valeur.
Babylon est aussi une ode au cinéma dans ce qu’il est en terme de travail et d’effort. Derrière l’illusion parfaite de ce qu’il se passe à l’écran Chazelle s’intéresse au hors champ. Il montre la technicité des mises en place des scènes. Avec l’arrivée du son les protagonistes quittent les studios muets en extérieur pour l’ambiance feutrée des studios intérieurs. La comédienne qui joue sans cesse le même plan à qui l’on demande de pleurer, pour finir par lui demander de laisser couler une seule larme. Elle qui, avec l’arrivée du son, doit se déplacer naturellement jusqu’à une marque située sous le micro, pour que les ingénieurs du son l’entendent correctement. Ceux-ci traquent le moindre bruit incommodant pour lancer l’enregistrement d’une scène. Dans ce contexte l’employé qui n’a pas de chaussures aux semelles en caoutchouc sera très vite percé à jour…
Cet hommage à la créativité du cinéma est contrebalancé par le revers de la médaille, un monde corrompu, pourri et dégénéré. L’âge d’or d’une décadence, celle du cinéma muet. Chazelle revisite le passé honteux des débuts de Hollywood tout en le transformant et nous permet ainsi de sonder l’évolution de la société contemporaine. Un morceau de charbon servira à noircir davantage le visage d’un trompettiste noir, Sidney Palmer, Jovan Adepo. Ce moment tragique se réfère au blackface porté par des blancs grimés en noir pour jouer des personnages de couleur aux débuts du cinéma. L’homosexualité cachée par les studios de l’époque est présente ici à l’écran, mais on explique qu’elle est mal vue par le spectateur. Les minorités sont ici représentées même si Chazelle montre les inégalités courantes de l’époque. Manuel, jeune mexicain qui souhaite travailler dans le cinéma s’entend dire « qu’il est bien à sa place ». C’est à lui de s’inventer une légende, et à L.A. Il sera espagnol.
Enfin drogue, sexe et jazz règnent dans un monde du cinéma hors champ enfiévré et pathétique, accumulant les dérives extrêmes. Freaks, nains, monstres tout est bon à la domination. Les animaux ne seront pas épargnés, bien malmenés (un éléphant transporté pour une fête grandiose, un poulet lâché sur la piste de danse et de drogue, un animal à fourrure en guise d’écharpe chic et sanglante).
Derrière le trash, Chazelle multiplie les références à l’histoire du cinéma. Des images d’archives illustrent certaines des conséquences réelles du passage au cinéma sonore sur les acteurs de l’époque. La starlette du muet à la voix de crécelle que l’on ne soupçonnait pas dans le cinéma muet. Le jeu d’acteur outrancier de la star du muet qui ne saurait jouer ainsi dans l’univers du sonore… L’épilogue de Babylon passe en revue, à toute vitesse l’histoire du cinéma, de L’entrée en gare d’un train à la Ciotat des frères Lumière (1896) aux illusions du Voyage dans la lune de Méliès (1902) au trucage de l’œil coupé en deux de Bunuel dans son Chien andalou. Ces rappels de l’évolution du septième art permettent au cinéaste de poursuivre l’histoire du cinéma au futur. Ce vibrant hommage au cinéma se termine en effet, passé ces archives, en créant un lien au réel par une écriture cinématographique inédite de la part du réalisateur, inventant des plans, des formes qui relient définitivement le cinéma à l’art. Damien Chazelle insiste ainsi sur le cinéma en tant qu’art, mais avec ce film à la mise en scène grandiose, il grave définitivement la notion de spectacle comme expérience inconditionnelle à vivre en salle.