Dans sa filmographie le franco-marocain Nabil Ayouch (Much Loved, Razzia) questionne et décrypte la société marocaine. Exit l’aspect contemporain de son dernier long métrage sur la jeunesse qui exprimait sa liberté à travers le Hip Hop et la danse dans Casablanca Beats (Haut et fort) en 2021 dont il anime toujours le centre culturel de Sidi Moumen dans la banlieue de Casablanca, semblable à ceux de sa jeunesse à Sarcelles en banlieue parisienne. Dans Everybody Loves Touda, co-écrit avec Maryam Touzani (Adam), le cinéaste revient aux sources du chant traditionnel marocain du XIXe. Il dessine un portrait vibrant de Touda, une femme libre qui souhaite devenir une Cheikha, une chanteuse traditionnelle qui pratique la Aïta, « le cri » en arabe. Admirablement interprété par Nisrin Erradi, Touda cherche désespérement sa place dans la société marocaine actuelle. Projeté en Première à Cannes, le film était également sélectionné au Cinemamed à Bruxelles.
Votre film est un hommage aux Cheikhats, les chanteuses traditionnelles marocaines.
Nabil Ayouch : C’est une façon de leur rendre leur dignité et un statut qu’elles ont perdu au fil du temps. Ces femmes sont les premières à avoir osé chanter en public au XIXe siècle, à une époque où seuls les hommes y étaient autorisés. Elles ont été depuis de tous les combats politiques dans la vie du pays jusqu’au protectorat, avec un statut de messagères politiques, de témoins et de femmes admirées. À partir du moment où elles ont quitté leurs villages pour aller dans les grandes villes elles ont chanté dans les cabarets, les bars, les lieux publics et sont devenues pour le public des femmes de mauvaise vie, des prostituées. Leur image s’est complètement transformée parce qu’elles ont été associées à ces lieux dans lesquelles elles chantaient où l’argent et l’alcool circulent. Des choses interdites par la religion. Pour tout le monde Cheikha est devenu synonyme de prostituée, une insulte. Ce sont des femmes que j’ai admiré pendant très longtemps à distance, que j’ai mises en scène dans un spectacle vivant au château de Versailles il y a vingt cinq ans (lors de l’ouverture du Temps du Maroc ndlr) et dans certains de mes films, Les chevaux de Dieu, Razzia. Je m’étais promis de réaliser un jour un film sur l’une d’entre elle pour évoquer également cette hypocrisie sociale qui consiste à rentrer en transe dès qu’elles ouvrent la bouche parce que leurs chants sont dans l’ADN de chaque marocain, chaque marocaine, tout en aimant les détester en dehors.
Elles pratiquent l’art de la Aïta et quand Touda s’entraîne au chant elle le fait avec des vers qui lui sont dictés. La Aïta est cette poésie chantée traditionnelle dont elles sont porteuses. Les textes sont enregistrés par son amie Rkia (Jalila Talemsi ndlr) parce qu’elle ne sait ni lire ni écrire. Il existe une vingtaine d’Ayout (pluriel de Aïta ndlr) qui sont des textes figés dans la tradition. Une Cheikha n’en est pas une si elle ne connaît pas ses Ayout par cœur. Et elle s’entraîne à les apprendre. Touda le dit à un moment à ce client dans le bar qui s’en fiche complètement : «Depuis que je suis toute petite j’apprends toutes les Ayout par cœur. Ma mère m’a offert une tâarija (instrument de percussion des Cheikhas ndlr) et je m’entraîne parce que la Cheikha doit savoir battre le rythme ». C’est tout un art, un savoir-faire. Les paroles de ces Ayout sont hautement subversives, elles ont relaté des combats épiques mais ont également été les premières à chanter le corps, le désir, le plaisir à une époque où c’était impensable. Il est intéressant de voir comment cela peut résonner aujourd’hui ici en Europe avec d’autres combats féminins, féministes et humanistes.
Ce personnage passionné par son art travaille sans cesse et la violence avec laquelle elle est reçue par la société est troublante. Cette femme superbe en habits traditionnels éclatants qui chante terriblement bien est agressée dans la première séquence. La vie de ces femmes c’est malheureusement aussi ce risque permanent dans lequel elles sont dans l’exercice de leur art. J’ai construit certaines scènes du film sur la base de récits de vie. Cette première séquence exprime la banalité de cette violence ordinaire qui fait partie de leur quotidien et qu’elles doivent affronter. Le plus terrible c’est que dès le lendemain elles doivent repartir pour ne pas sombrer et pouvoir donner à bouffer à leurs gamins.
Ce sont des combattantes. Elles l’étaient depuis le début, pour arriver à imposer un chant féminin en public aux hommes il faut déjà avoir un sacré courage.

Pourquoi avez-vous choisi Nisrin Erradi pour interpréter Touda? C’est une immense actrice et elle a ce caractère fort et sans compromis que j’imaginais pour ce personnage. J’attendais de rencontrer l’actrice pour réaliser ce film que je portais depuis longtemps, ce qui s’est produit sur Adam, le premier film de ma femme Maryam Touzani. Je l’ai trouvée remarquable. J’avais rencontré Nisrin dix ans auparavant mais en la voyant à l’image cela ne pouvait être qu’elle.
Yassine le fils de Touda est sourd il n’a pas accès à la poésie et aux textes de sa maman. Etait-ce pour isoler un peu plus le personnage de Touda? Non, je voulais montrer dans cette quête d’élévation sociale que Touda n’était finalement entendue par personne. Le seul qui était capable d’écouter sa maman chanter alors qu’il est sourd c’est son fils. Il la connaît, il la reconnaît, leur relation a quelque chose de l’ordre du vibratoire et passe par d’autres choses que le regard forcément concupiscent que peuvent poser les clients de ces lieux, surtout quand elle va le soir dans ces cabarets et dans ces bars. Elle rejette ce regard et souhaite s’en détacher. Elle veut être aimée vraiment. Le seul qui l’aime, qui la reconnait pour ce qu’elle est et qui sait l’écouter c’est son fils Yassine.
Il y a aussi le personnage du violoniste. C’est un vrai violoniste qui va jouer ce soir en ouverture du film au Cinemamed qui s’appelle Kabareth Cheikhats. Une troupe d’hommes déguisés en femmes qui chantent des chants de Cheikhats. Moustafa le personnage que j’ai créé pour interpréter cet ange gardien qui la guide dans la nuit Casablancaise est issu de cette troupe.
A la fin du film quand Touda arrive dans cet immeuble, dans ce milieu beaucoup plus riche, comme lors de son arrivée à la ville on se moque un peu d’elle, avec l’impression que c’est la tradition qu’on ridiculise. C’est dû à sa manière de se balader dans la rue avec son caftan et à sa façon de parler. Certaines subtilités de la langue échappent évidemment dans les sous-titres mais elle est tout de suite cataloguée comme une fille de la campagne. La force de cette scène c’est à la fois qu’elle arrive pleine de rêves, d’espoirs et qu’elle se rend compte que finalement peu importe le milieu social le regard reste le même.
La figure de la Cheikha disparaît au long du film, c’est un personnage qui ne trouve pas sa place dans ce pays. Comme si on l’avait oublié. On a oublié qui elle était vraiment. On l’a aimée, on a appris à la connaître à une époque. Elle a fait partie de nous et à un moment, c’est comme si on avait voulu la mettre à distance, les conservatismes aidant, certains réflexes sociaux aussi on fait que ces femmes ont commencé à déranger parce qu’elles sont libres, guerrières et qu’elles ont une certaine forme de pouvoir. Encore une fois quand elles ouvrent la bouche les réactions du public sont impressionnantes. On a voulu les punir d’une certaine façon. J’ai fait ce film pour dire à tout le monde : « Réveillez-vous, rappelez-vous et regardez qui sont ces femmes et ce qu’elles ont apporté à l’édification de ce pays ».
Côté musique il fallait lier le score à ces morceaux traditionnels, quels étaient vos desideratas? Oui, il s’agissait d’avoir un score qui vienne en contrepoint des ayout et de la musique populaire qu’on entend dans le film qui est choisi très précisément en fonction de ce qui se passe à chaque instant du film pour répondre à des momentums. Le score va plus explorer l’intime et surtout l’immense solitude dans laquelle ce personnage se noie dans sa vie personnelle.
Quelles étaient vos lignes directrices en terme de mise en scène et pourquoi avoir filmé la scène de fin entièrement en plan séquence? La mise en scène est au cœur du film, dans l’expression visuelle et ce plan séquence est né d’une volonté de ne pas interrompre l’émotion de l’actrice. Ce plan de pratiquement une minute est une espèce de métaphore du chemin de vie qu’on parcourt avec elle tout au long des quatre saisons du film. C’est l’histoire d’une montée, d’une redescente et pour avoir ce que je cherchais comme complexité, comme mélange des sentiments sur son visage, j’avais besoin qu’elle soit chargée de tout ce qu’il se passe depuis la sortie du taxi, l’arrivée dans le hall, la montée trente étages plus haut, l’escalier lumineux, le Backstage, la scène, l’interprétation, ce qu’il va se passer sur cette scène et la redescente. Et si je l’interromps forcément Nesrin ne peut plus me donner tout ça. C’est pour protéger son émotion que j’en décide avec l’équipe, Virginie Surdej Directrice de la photo et Kevin Vidal Steadycameur néerlandais. On a travaillé pendant trois mois pour arriver à rendre ce plan possible. Et pour la première fois un personnage central guide la narration là où j’étais habitué jusqu’à présent à faire des films choral. J’avais la volonté de travailler la mise en espace de ce personnage dans les différents lieux qu’elle va traverser depuis sa petite bourgade jusque la ferme de ses parents, la foire et le départ vers Casa. C’est-à-dire de placer ce personnage dans l’espace, dans ces lieux, de donner à la mise en scène une place très particulière aussi parce que je souhaitais travailler le temps long et avoir assez peu de plans dans le film. Je voulais également laisser la possibilité à l’actrice de se déployer dans des moments plus intimes comme celui par exemple où elle est en train de répéter cette Aïta sur son lit dans sa chambre d’hôtel et que l’appel à la prière résonne, pour observer comment elle va s’en emparer. Elle est d’abord en résistance, elle continue à essayer de trouver sa tonalité et puis à un moment elle se laisse aller et rejoint cet appel à la prière. C ‘est une très belle rencontre entre l’art et le sacré.
Vous parvenez à laisser une place à la religion comme à la liberté des personnages. Mon cinéma est traversé par cette quête de liberté qui est celle de la majorité des personnages dans mes films. C’est en effet toujours en résistance face a des tabous, des interdits sociaux, un regard pesant parfois de la société et des conservatismes que cette quête va venir s’exprimer en contrepoint de différentes manières. C’est le cas aussi dans Touda.
Votre film précédent Haut et fort (Casablanca beats) était très contemporain, ici on a l’impression d’un retour vers l’histoire, vers la tradition. Vous aviez besoin de revenir vers le passé à ce moment-là de votre filmographie? J’avais envie d’un retour aux sources et de me rappeler des raisons premières pour lesquelles j’ai décidé un jour de poser mes valises au Maroc. C’était il y a 25 ans. À l’époque je faisais avec mon premier court-métrage Les pierres bleues du désert, mon premier long Mektoub, un cinéma qui se tournait dans le Maroc profond. J’ai rencontré la profondeur de l’âme marocaine, sa diversité, je l’ai aimée et c’est vrai que mon cinéma est devenu plus urbain à partir de Ali Zaoua Prince de la rue, Much Love, Les chevaux de Dieu, Razzia, Haut et Fort. J’ai eu envie ici de retourner aux racines profondes de cette passion que j’ai pour ce pays, le Maroc.
Toujours en ayant la musique comme lien. La musique est un très beau vecteur pour faire passer des mots et des idées parce qu’on est dans un pays où l’oralité est centrale. Il n’existe pas un ou une Marocaine qui ne vibre pas au son de la musique. Je me suis souvent rendu compte que certaines personnes qui avaient beaucoup de mal à s’exprimer dans la vie pour des raisons de conservatisme, d’interdits ou autre, y parvenaient beaucoup mieux à travers leur corps ou leur voix, qu’ils n’étaient capables de le faire dans la vie de tous les jours. On le découvre d’ailleurs dans Haut et Fort. La musique est libératrice chez nous.
Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Cinemamed, Bruxelles 2024.