Le visage de Maryam Touzani est familier, elle interprétait le rôle principal de Razzia de Nabil Ayouch (qu’elle a co-scénarisé), candidat du Maroc aux Oscars 2018 en section Meilleur film étranger. Celle qui collabore régulièrement avec son cinéaste de mari est habituée à être derrière la caméra, à mettre la main à la pâte comme le font les comédiennes de son poignant premier long métrage, Adam. Une ode à la femme nécessaire à notre époque où le genre doit nécessairement se rééquilibrer, au cinéma et au Maroc. Maryam Touzani a réalisé plusieurs documentaires et deux court-métrages. A travers ce premier long, la cinéaste s’inscrit dans une tradition de fiction documentée à l’enivrant parfum de vérité. Entretien.
Le film provient d’une histoire que vous avez vécue… Le personnage de Samia s’inspire d’une jeune femme que j’ai connue. J’avais passé quelques temps chez mes parents à Tanger quand je suis revenue de l’université et un jour, elle est venue frapper à notre porte. Elle était enceinte de huit mois et avait fui sa maison plusieurs mois plus tôt. Après être allée dans différentes villes elle avait atterri à Tanger. Elle était complètement désespérée et n’avait nulle part où aller. Elle voulait accoucher, donner son enfant et repartir chez elle pour reprendre sa vie à zéro. Mes parents l’ont accueillie parce qu’ils ont eu peur pour elle, pour son enfant. Ils se sont dit qu’elle allait rester avec nous quelques jours le temps de l’aider à trouver une solution, mais très rapidement ils se sont rendu compte qu’il n’y en avait pas. Ils ont alors décidé de la garder avec nous et elle est restée jusqu’au moment où elle a accouché. Je suis allée avec elle donner son enfant. Cela m’a bouleversée, car j’ai vu cette jeune femme se transformer en mère devant mes yeux. J’ai vu naître cet amour entre elle et son enfant qu’elle essayait d’étouffer car la société avait décidé à sa place qu’elle n’avait pas le droit de le garder. J’ai porté cette histoire bouleversante en moi pendant très longtemps jusqu’au jour où je suis moi-même tombée enceinte.
Etre enceinte a réveillé le traumatisme de cette histoire déchirante… Ça a réveillé chez moi un souvenir très violent parce que j’ai vraiment éprouvé dans ma chair ce qu’elle avait ressenti. Sans l’avoir vécu, j’ai compris ce que ça pouvait être pour une mère de sentir qu’on lui arrachait son enfant. Pourtant après cette rencontre avec elle je m’étais intéressée aux mères célibataires. J’avais passé du temps avec elles à travers des associations. J’ai aussi réalisé un documentaire dans lequel je leur ai donné la parole. Cette histoire ne m’a jamais vraiment quittée et est revenue très violemment.
Vous êtes scénariste et actrice, ce sujet–là a t-il provoqué chez vous l’envie de passer au long métrage ? Complètement. Pas ce sujet-là mais cette expérience de maternité liée à ce que j’avais vécu avec cette femme qui devait donner son enfant. J’ai commencé à écrire l’histoire sans réfléchir, instinctivement. J’ai parlé à Nabil (Ayouch ndlr) du désir de film et je me demandais si ça pouvait être un court-métrage ou pas, mais non. Pour raconter une histoire et entrer dans les personnages comme j’avais envie de le faire, il fallait pouvoir prendre le temps. Il m’a encouragée à ne pas avoir peur d’aller au bout de ce que j’avais envie de faire, sans avoir l’appréhension du premier long-métrage. Raconter cette histoire de cette manière-là était une évidence. Je voulais pouvoir passer par l’écriture et raconter la sensation par l’image, je souhaitais tout maitriser.
Quel était le défi le plus imposant entre l’écriture et le passage à l’image ? J’ai écrit au fur et à mesure que ma grossesse avançait, c’était presque un soulagement. Parfois je devais m’arrêter tant l’émotion était forte. Je prenais quelques heures ou quelques jours avant de pouvoir reprendre tellement j’étais habitée par ce que je vivais à travers ces personnages. Lors du passage de l’écriture à la réalisation le plus grand challenge, étant donné que ce film est presque un huis clos, était de pouvoir maintenir cette ligne artistique aussi à l’intérieur de cette maison pendant la durée du tournage et celle du film. L’évolution des personnages était cruciale pour pouvoir les raconter. Il fallait que je garde cet équilibre-là entre la ligne artistique et l’évolution des personnages, l’émotion, et être là où il fallait être émotionnellement à chaque fois.
Cela soulève la question du rythme… Du rythme émotionnel aussi. On a fait un vrai travail avec les comédiennes pour être sûre qu’on soit vraiment justes dans l’émotion au bon moment. Ce n’est pas un film ou la narration contient beaucoup d’action, mais sur l’intériorité de ces femmes.
Le fil de l’histoire est assez ténu au sein de cette maison qui est un véritable personnage. Le film repose aussi beaucoup sur le jeu des comédiennes Nisrin Erradi (Samia) et Lubna Azabal (Abla). Comment les avez-vous choisies ? Elles portent le film et la petite à sa manière les aide aussi. J’avais très peur du moment du casting parce que j’étais tellement attachée à mes personnages en écrivant que je me demandais comment j’allais faire car je n’avais aucune comédienne en tête. Tout se passait dans mon imagination. Lorsque j’ai rencontré Nisrin une puissance à l’état brut se dégageait d’elle. C’est une comédienne très à l’écoute de ses émotions, qui a une fragilité et en même temps une force incroyable. Elle a aussi quelque chose de blessé dans son regard, d’habité, de gai. J’ai vu en elle tout ce que je recherchais. On a ensuite fait des essais, passé du temps ensemble, appris à se connaître et on a beaucoup parlé du personnage. Il était très important pour moi que les comédiennes qui allaient interpréter ces femmes les vivent vraiment de l’intérieur, qu’il y ait une vraie connexion avec elles. Avec Nisrin on a aussi passé beaucoup de temps avec des mères célibataires pour se nourrir de leur vérité car j’avais vraiment envie qu’elle puisse se sentir le plus proche d’elles possible.
Comment avez-vous imaginé que Lubna Azabal deviendrait Abla ? Pour Lubna ça s’est passé différemment. Au début je cherchais des comédiennes maroco-marocaines et je n’avais pas pensé à elle. On s’était vues quelques temps auparavant avec Nabil. Elle avait joué dans un de ses films (Une minute de soleil en moins ndlr) je la connaissais, j’admirais son travail de comédienne. Je l’avais adorée dans Incendie mais je n’ai pas eu ce déclic de penser à elle. Un jour elle nous a appelés en demandant à lire le scénario. Je me suis dit que c’était une évidence. Elle a lu le scénario, on s’est rencontrées, on a parlé du personnage et fait des essais. Lubna avait cette force, cette fragilité, cette douceur, tout ce qu’avait Abla. Et puis elle avait aussi un vrai amour du personnage. Elle s’est donnée corps et âme pour incarner cette femme. C’était très beau à vivre avec Lubna comme avec Nisrin car toutes deux avaient une vraie croyance dans les femmes qu’elles incarnaient. Avec Lubna il s’agissait aussi d’un travail d’observation des femmes de la médina, d’appropriation des lieux, de la culture locale. Elle y a vraiment passé du temps à observer et à se nourrir, à écouter. Lubna a grandi ici en Belgique. Et en revenant au Maroc elle a beaucoup retravaillé son arabe avec un coach pour parvenir à parler l’arabe d’une femme locale.
Vous filmez les vrais les gestes du travail. Il y a une partie très documentaire dans le film qui pourtant est une fiction. On est aussi proche de ces femmes parce qu’elles ont le visage nu, sans maquillage, on voit leur fatigue. On ressent une certaine vérité dans ce film… Il n’y a pas de maquillage du tout. J’avais envie de m’éloigner de tout artifice, d’être dans quelque chose de cru. D’être dans tout ce qu’il y a de plus beau et de moins beau dans la vérité. On a aussi passé beaucoup de temps à travailler la pâte avec Lubna et Nisrin. Je voulais vraiment filmer ça de manière charnelle, organique, mais surtout vraie. J’avais envie qu’elles développent le rapport à la pâte, que lorsqu’elles la pétrissaient ce soit réel et non pas joué. C’est une chose qu’il faut aller développer. Il y a eu un vrai travail avec une coach sur place pour ça. On avait parfois deux ou trois heures par jour de coaching.
Il y a une vraie ambiguïté dans le personnage d’Abla qui porte en elle une vraie froideur. On se pose vraiment la question de la relation de ces femmes. Elle accueille Samia tout en lui disant de partir le lendemain… Elle l’accueille malgré elle. Sa conscience l’empêche de dormir quand elle sait cette femme enceinte à l’extérieur. Elle essaie de résister mais à un moment donné elle abandonne, parce que c’est quelqu’un de bien. Cette froideur est une carapace, une manière pour elle de se protéger du monde mais aussi d’elle-même, de se protéger de sa douleur, de ses émotions. Elle s’est fermée, éteinte.
Elle réagit aussi par rapport à cette société très patriarcale… Oui, par rapport à la société, aux hommes et au fait d’être veuve. C’est une femme seule dans un environnement patriarcal où les hommes vont penser qu’ils peuvent tout se permettre parce qu’il n’y a pas d’homme à la maison. Elle est perçue comme disponible. Elle baisse le rideau littéralement, dans son magasin mais aussi à l’intérieur d’elle-même.
Etait-ce le moment pour vous de faire une fiction sur ce sujet au Maroc ? Il y a eu Me too certaines sociétés commencent à revoir la question de la condition féminine, qu’en est-il au Maroc ? Ces personnages féminins me touchent parce que les luttes de ces femmes dans ma société me parlent et font bouger des choses à l’intérieur de moi. Elles me révoltent, me scandalisent et me donnent envie de m’exprimer. Oui ce film s’inscrit aujourd’hui dans une ébullition qu’il y a dans un désir de changement porté haut et fort par les femmes. Et c’est très récent, ça date d’il y a trois ou quatre mois, depuis l’affaire Hajar Raissouni. Cette journaliste a eu des relations sexuelles hors mariage et s’est faite avorter. Elle a été emprisonnée, condamnée à un an de prison et la société civile a réagi d’une manière incroyable à travers des manifestations, des sit-ins, des pétitions et ce sont surtout les femmes qui étaient au-devant. Un vrai changement est en train de s’opérer chez les femmes. Elles décident de prendre le pouvoir et ne plus subir. C’est très beau, c’est comme si le film rencontrait son époque. Cela n’a pas été conçu comme ça, il est resté en gestation à l’intérieur. Le mouvement pour la libéralisation de la femme est en marche.
Dans votre film lorsque l’on découvre le sort réservé à la femme enceinte qui vit dehors, c’est difficilement supportable, comme le statut de ce bébé qualifié de « bâtard »… Cette expression me heurte aussi au plus profond de moi-même. Au Maroc c’est pire, on dit : « fils du péché ». Ce « Adam » pour moi peut aussi être un fils du péché. Et alors ? Qu’est-ce que ça change qu’il soit un Adam ? Son passé ne nous importe pas. C’est pour ça que je ne raconte pas non plus le passé de Sarnia. Comment a-t-elle été mis enceinte ? Dans quelles conditions ? Etait-elle amoureuse d’un homme ? Etait-ce une relation d’une nuit, sachant qu’au Maroc c’est illégal d’avoir des relations sexuelles hors mariage ? Je n’avais pas envie qu’on porte de jugements sur cette femme, ni sur l’homme qui l’a mise enceinte. Ce qui m’importait réellement c’était cette femme, son enfant, son rapport à lui aujourd’hui et ce que l’avenir leur réservait. Qu’allait devenir cet enfant ? Adam en arabe, en marocain veut dire « fils d’Adam » qui signifie « être humain », c’est pour cela que le film s’appelle aussi Adam. Parce que ce bébé est un être humain avant tout, ce n’est pas un fils du péché, ce n’est pas un bâtard, c’est un être humain.
Ça n’a rien à voir avec Adam le premier homme ? Avec Adam le premier homme aussi, parce que si l’on revient à la source et que les hommes se posent de vraies questions, qu’ils prennent conscience que, tout hommes soient-ils, ils ont été portés par une femme. Leur vie, ils la doivent à une femme. Je crois que s’ils se remettent en question réellement cela va régler beaucoup de choses à la base en termes d’égalité des genres. Certaines choses sont évidentes, il faut juste parfois qu’on réfléchisse à l’endroit.
La question de la solidarité entre femmes n’est pas évidente dans un premier temps… Elle n’est pas évidente de la part de Abla qui est une femme blessée fermée à tout le monde. En même temps j’ai envie de dire qu’une société comme la mienne ne peut pas évoluer sans solidarité féminine. On a besoin de prendre conscience de la force que nous constituons toutes ensembles. C’est en avançant réunies qu’on peut réellement changer les choses en étant conscientes des fragilités des autres, en les aidant à les surmonter et en étant généreuses. Dans des sociétés comme la mienne les femmes sont souvent les pires ennemies des femmes. Il y a quelques années lors des manifestations pour changer les lois sur l’héritage au Maroc (les femmes héritent moitié moins que les hommes) au-devant des manifestations contre le changement de ces lois, il y avait des femmes. Elles manifestaient contre leurs propres droits. On peut être extrêmement fortes ensembles comme les plus dures, celles qui punissent, qui portent un regard jugeant.
Croyez-vous à la force de la fiction par rapport au documentaire ? Je suis une amoureuse du documentaire. Au début j’avais imaginé ne faire que ça et puis, la vie est passée et il y a eu des choses que je n’ai pu exprimer qu’à travers la fiction. C’est comme ça que j’ai écrit mon premier court-métrage qui parle de la mort. Là il y a eu un déclic, j’ai eu envie de raconter aussi des histoires comme je les ressentais, avec des personnages que j’imaginais à travers ce qu’ils provoquaient en moi. Je crois que la force de la fiction se situe dans le fait que lorsqu’on regarde un film, on vit avec un personnage de l’intérieur, on est dans son corps, sous sa peau, on respire avec lui et on pleure avec lui. A l’issue d’un film quelque chose peut se transformer en nous. On peut vraiment être mis face à des choses inattendues. On peut être étonnés par ce que l’on peut ressentir et aussi sortir d’une salle de cinéma en se posant de vraies questions. J’ai envie que ce film serve à ça aussi au Maroc, qu’en sortant de la salle de cinéma les gens se posent de véritables questions parce qu’ils ont vécu avec ces femmes de l’intérieur, Ils ne les ont pas seulement observées.
Ils se sont projetés en elles…Ils se sont projetés à travers l’émotion, ils ont vécu leur vécu. Je crois que c’est aussi ça la force de la fiction.
Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Bruxelles, 2020.