
Oeuvre monumentale très ambitieuse, Sentimental Value nécessiterait plusieurs projections pour mieux s’imprégner des sujets et des thèmes qu’elle déploie inlassablement les uns après les autres. Cette critique a été rédigée après deux visions de cet impressionnant drame familial pris dans les méandres de la psychanalyse d’une charmante manière, à partir d’une villa de famille centenaire. Un personnage du récit en soi qui regorge de secrets précautionneusement gardés en son sein. Sentimental Value a décroché le Grand Prix au 78ème Festival de Cannes.
Alors qu’ Agnès et Nora enterrent leur mère, leur père débarque après de longues années d’absence. Le célèbre cinéaste propose à Nora, comédienne de théâtre de jouer dans son prochain film, mais celle-ci refuse avec défiance. L’ homme va alors se tourner vers une jeune star hollywoodienne, ravivant de douloureux souvenirs familiaux.
Au coeur du récit trône une intrigante maison de caractère en bois rouge et noir, à propos de laquelle Nora enfant écrit une rédaction à l’école. Une maison comportant une fissure dont «la vie de sa famille ne représente qu’une seconde dans la lente progression». Ce lieu de vie regroupe symboliquement tous les bonheurs et malheurs d’une lignée à travers des générations. Les contemporains en récupèrent l’héritage dans tous les sens du terme. Car c’est un labyrinthe psychanalytique auquel Joachim Trier nous convie, une tragédie sentimentale aux accents Bergmaniens, sur un fil, avec beaucoup d’émotion.
Le casting est époustouflant de justesse. Renate Reinsve et Inga Ibsdotter Lilleaas forment un beau duo de sœurs complices. Nora dans sa fuite en avant et la douce Agnès dans le calme de celle qui a réussi à fonder une famille, à dépasser les traumas familiaux, ce que n’a pas su faire son ainée. Elle est au coeur de la lignée puisque Nora et son père, le charismatique Gustav Borg, interprété par Stellan Skarsgård ne se parlent plus. Le face à face père-fille est terrible. Ces deux êtres à la communication perturbée, tels des aimants, ne peuvent s’approcher quand bien même ils le voudraient. Suite au refus de Nora de jouer dans son long métrage, Gustav fait appel à une jeune actrice hollywoodienne interprétée par la blonde Elle Fanning, parfaite dans le rôle de la star américaine Rachel Kemp. Son aura rejaillit sur son personnage et colore de sa présence ce casting typiquement norvégien. Compagnon de route de Joachim Trier, Anders Danielsen Lie (Oslo, 31 aout, Julie en 12 chapitres) vient compléter cette galerie de personnages.
Parallèlement au drame familial et dans un traitement captivant, le cinéaste insère dans l’histoire un lien au théâtre qui ne se distingue pas de la vie. L’espace diégétique du film se poursuit ainsi dans les représentations théâtrales. Nora, comme possédée, refuse d’entrer en scène, « Vous m’avez condamnée au bûcher » clame ensuite son personnage. Dès lors qui à sa place voudrait y aller ? Le personnage du film Nora et celui qu’elle joue dans la pièce se confondent alors et l’on pourrait prolonger la réflexion sur le cinéaste lui-même et le lien de fidélité qu’il entretient avec ses acteurs.
Le drame de Joachim Trier est aussi celui de la réparation de protagonistes imparfaits. Le film dans une même séquence unira Nora, son père et les actes commis par la mère de celui-ci. Une manière d’exorciser en beauté la tragédie abandonnée au fil des générations.
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