« Dynamique, vivant et émotionnel » Renate Reinsve, Julie (en 12 chapitres)

Révélation du 74ème Festival de Cannes, Renate Reinsve y marquait les esprits par son éblouissante prestation pour son rôle dans Julie (en 12 chapitres) de Joachim Trier. Sans étonner personne (sauf elle au vu de son émotion sur scène), la norvégienne remportait alors le Prix d’Interprétation Féminine. Après un petit rôle, une ligne dont elle sourit elle-même, « Let’s go to the party » dans Oslo 31 août du même Joachim Trier en 2012 (mais tourné en neuf jours pour la lumière), c’est sur les planches que l’actrice a aimé jouer dans de denses drames russes pour lesquels elle avoue un penchant. Quelques mois avant le tournage, devant le peu de rôles motivants en Norvège, l’actrice était pourtant prête à se reconvertir. Heureusement, le destin s’est servi de sa baguette magique et la voilà au Film Fest Gent pour présenter le soir même cet éblouissant long métrage au chanceux public gantois.

Stéphanie Lannoy : Joachim Trier a écrit le rôle de Julie pour vous. Comment avez-vous contribué à inventer ce personnage ?
Renate Reinsve : Joachim était très humble à propos du fait d’avoir écrit un personnage féminin. Il l’a créé en pensant à moi et était très nerveux à l’idée que je le lise. Il attendait de ma part un regard honnête sur les choses et que je l’aide à remplir les blancs. Nous avons eu une collaboration étroite. Il visualisait notamment un aspect romantique qui me paraissait problématique. Le personnage d’Aksel définit Julie à une place spécifique. Ok, Julie est à la recherche d’une identité cela pourrait être une bonne idée pour elle de vraiment vouloir correspondre à cette définition. Elle voulait être avec lui de la manière dont il la voyait. La contradiction de cette situation est qu’elle doit s’enfuir de la relation à cause de cette manière qu’il a de la considérer. Elle entre et sort de la relation pour les mêmes raisons, mais avec les années elle évolue et ne se sent plus en accord avec la manière dont il la regarde. Eskil (Vogt, co-scénariste avec Joachim Trier ndlr) et Joachim pensaient qu’Aksel était un personnage fort car il pouvait définir la situation dans laquelle il se trouvait, l’analyser parfaitement en la traduisant par des mots. Il était important pour moi que Julie, en face, puisse être vue aussi puissante dans son incapacité à poser la situation en mots, tout en étant essentiellement dans l’émotion et le chaos de sa vie. Ces points de vue sont devenus essentiels au film.

C’est étrange et beau que deux hommes, Joachim et Eskil écrivent un si beau rôle féminin, si juste. Je suppose en tant que femme que vous y avez ajouté certains éléments. C’est exact, mais ils sont plus intéressés par le fait d’écrire sur une personne complexe que par le fait que son identité soit une femme. Ce point de vue devrait guider tout scénariste. Il ne s’agit pas de dire : si vous êtes une femme vous avez ces problèmes-ci et si vous êtes un homme vous avez ces problèmes-là, ce que nous voyons régulièrement. Il s’agit d’une personne dont une partie de l’identité est d’être une femme, mais ce n’est pas son identité complète. C’est grâce à leur regard là-dessus que ce personnage était si bien écrit. J’y ai ajouté quelques éléments mais pas tant que cela car le rôle était déjà très bon.

Vous sentez-vous proche de ce personnage ? Je désapprouve certains de ses choix, mais je me sens proche d’elle d’une manière universelle. Je l’ai lue et je me suis dit « C’est moi ». J’ai ressenti aussi qu’elle représentait tellement de gens. J’avais beaucoup de questions sur qui elle était et j’ai compris comment l’aimer et trouvé la clé pour ce rôle dans la dynamique qu’elle entretient avec les autres personnages. Il fallait ne rien décider de ce qui est bien ou mal. Ne rien juger, être ouverte, poser des questions et m’en extraire complètement car il ne s’agit pas de moi. Pour l’interpréter vous devez bien sûr utiliser votre corps et votre propre manière de penser. Chaque choix que j’ai fait pour le rôle était particulier et très planifié. Je cherchais combien de nuances et d’émotions contradictoires je pouvais avoir en une scène. Lorsqu’on la voit descendre du restaurant dans la ville, elle regarde le ciel et pense « C’est tellement beau ». Elle se sent connectée à ce paysage et devient soudainement triste. Cela la surprend. Ses émotions sont très complexes. Dans un sens nous avons planifié chaque étape de la structure émotionnelle.

Le titre du film est traduit très différemment. Le titre francais est « Julie (en 12 chapitres) ». Mais en anglais et en norvégien, c’est « La pire personne au monde » (The Worst person in the world). Que pensez-vous de cette différence? En Norvège il existe une expression lorsque vous faites quelque chose de mal ou vous vous sentez mal à propos de vous-même, vous vous dites : « Je suis la pire personne au monde ». C’est un peu une phrase d’accroche. Il n’existe pas d’expression équivalente ici et en France donc cela doit être « Julie en 12 chapitres ».J’aime beaucoup ce titre parce qu’il correspond à la structure du film et vous voyez les changements, on suit ses chapitres. J’aime ça.

Ce rôle demande une vraie implication corporelle. Comment avez-vous travaillé cet aspect ? Nous avons discuté très en amont du fait qu’elle avait besoin d’un langage corporel quand elle était seule et un autre quand elle était vue. Il fallait aussi trouver un langage du corps pour le début du film où elle est beaucoup plus agitée. C’est le chaos et elle est perdue dans ses pensées. Quelque chose se produit sur le corps quand on subit des pertes et que l’on traverse des moments difficiles de la vie. A la fin elle s’accepte mieux. Elle est beaucoup plus calme et posée, est capable de se concentrer. Il était important de relever tous les changements dans son corps car on ne filme pas chronologiquement. Tout était très spécifique. À la fois émotionnellement et corporellement. J’ai peut-être relu le scénario 200 fois pour être sûre ! Quand vous êtes sur le plateau il y a si peu de temps, vous devez savoir exactement où vous en êtes.

Vous avez appris cela du theâtre ? Oui, je pense. De nombreux éléments du travail théâtral m’ont été très utiles pour ce rôle.

Dans le couple que Julie forme avec Eivind, les deux paraissent semblables. Ils sont trentenaires tous les deux et un peu paumés dans leur vie… Aksel représente l’intellect, ou comment grandir en sachant qui l’on est et savoir ce que l’on veut. C’est là que Julie se sent coincée car cela ne lui ressemble pas. Rencontrer Eivind c’est la liberté pour elle car il représente quelque chose qui lui ressemble. Etre jeune, libre sans savoir ce que l’on doit faire et être capable de ne rien savoir.

Pensez-vous que sa rencontre avec Aksel s’est faite au mauvais moment ? Oui, d’ailleurs l’un des chapitres se nomme « Bad Timing ». Joachim et Eksil ont essayé d’explorer ce thème à l’écriture. Vous avez parfois rendez-vous avec des gens au mauvais moment, au mauvais endroit. La scène fantastique dans laquelle elle éteint la lumière, se précipite dehors et trouve le monde à l’arrêt est une sorte de jeu pour eux. Une façon ludique d’explorer ce qui passerait si vous pouviez faire cela sans mauvaise conscience, sans que personne ne se sente mal, juste arrêter le monde un instant. Et cela dévoile au public l’importance et la gravité de la situation pour Julie et combien ses sentiments pour Eivind sont immenses. C’est une grande scène d’amour épique.

Pensez-vous que Julie représente d’une certaine manière un nouveau personnage féminin sur le grand écran ? Elle est complexe et n’a pas pour raison d’être de faire avancer le scénario. Elle n’est pas juste une fonction dans l’histoire. Elle est le film. Elle est le personnage que l’on suit. Les gens l’aiment ou pas, elle est tellement de choses à la fois. On voit peu de rôles comme celui-là. Je pense que c’est un nouveau personnage, oui. Bien sûr il y a eu des personnages comme celui-là, mais cela reste très rare.

Elle doute et en même temps contrôle sa vie. C’est un personnage différent des autres car son histoire ne se termine pas comme dans une comédie classique par un mariage. Avoir un enfant n’est pas un but en soi, même si elle ressent beaucoup de pression de la part d’Aksel. Il est plus acceptable de dire qu’on ne veut pas d’enfant. Il est essentiel pour les femmes de comprendre qu’elles n’ont pas besoin d’une profession ou d’un homme pour se définir et être heureuses. C’est une histoire importante à raconter.

Comment se déroule la direction d’acteur avec Joachim Trier ? Je pourrais en parler pendant des heures, c’est tellement génial ! Herbert (Nordrum qui joue Eivind ndrl) et moi on s’est dit un jour sur le tournage qu’on serait si heureux si l’on travaillait sur ce projet jusqu’à la fin de nos jours! Joachim créé une atmosphère et cette culture singulière sur le tournage. Il est très doué pour réunir des talents. D’abord son équipe et puis le casting. Il désire le meilleur de chacun et accorde sa confiance tout en donnant beaucoup de liberté. Cela permet à tout le monde de pleinement s’investir dans l’histoire dès le début, l’écriture. Le tournage est très collectif, nous explorons la potentialité d’une scène tous ensemble avec beaucoup de respect les uns pour les autres. Chacun peut être lui-même, qu’il ait eu une journée difficile ou pas et Joachim s’en sert. Il utilise tous les incidents au montage. Un jour le cadreur a glissé comme ça sur le canapé (elle mime la scène). C’est une erreur, mais c’est dans le film. Joachim adore ça, que la vie prenne ses droits. C’est la même chose chez les protagonistes. Ils sont tellement complexes. Ils sont tous à la fois mauvais et bons mais il ne juge personne. Il est aussi très structuré, analytique et intellectuel. Il aime les gens, et travaille de manière très dynamique. Il y a d’abord cette énorme quantité de travail avant le tournage. Les répétitions avec tout le monde. Il parvient à comprendre intuitivement ce dont chacun a besoin, donc il travaille de manière complètement différente avec Anders (Anders Danielsen Lie ndlr) et avec moi. Avant que nous ne tournions il avait de longues conversations avec Anders car c’est ce dont lui avait besoin. Et juste un mot ou deux pour moi, car c’est ce qu’il me fallait. Ensuite nous commencions à tourner. C’est probablement pour toutes ces raisons que le film est si réussi. S’il ressent que nous avons trouvé quelque chose en terme d’émotion un jour, il ne sait pas de quoi il s’agit exactement mais il s’arrête là, considérant que nous l’avons. Il n’a pas besoin d’avoir le contrôle sur tout. Il voit ça au montage. Il se sert des erreurs, des accidents, de quelque chose qui n’a pas fonctionné ou qui l’a touché. Je pense que cela se transmet aussi au public. Vous pouvez ressentir que c’est très dynamique, vivant et émotionnel parce que cela s’est simplement produit sans que nous n’ayons influé sur les événements.

Vous jouez au théâtre depuis de nombreuses années. En juillet vous avez reçu ce beau prix de la meilleure interprétation féminine à Cannes. Comment voyez-vous le futur, que désirez-vous faire maintenant ? Je suis restée au théâtre parce que l’on s’assoit autour d’une table et l’on y répète pendant huit semaines. On tente de découvrir quelque chose durant ce temps-là, sur les planches. Les quelques rôles que j’ai joués dans des films et séries avaient pour seule fonction de faire avancer l’histoire, je n’y trouve pas un grand intérêt. On ne rencontre même pas nos partenaires principaux. On arrive sur le plateau en étant sensé tout connaitre. Ce n’est pas collectif. Il n’y a pas de conversations sur des sujets existentiels, Qu’est-ce que la vie ? L’amour ? pourquoi est-ce si difficile ? (rires). Grâce à ce projet-ci c’est la première fois que j’ai ce genre de conversation lors d’un film. Je souhaite continuer à tourner des films si je trouve des projets qui mettent en valeur ces investigations collectives. Si je pouvais jouer des rôles comme celui-ci je le ferais bien sûr.

Vous avez déclaré que vous pensiez arrêter votre carrière de comédienne juste avant que Joachim Trier ne vous propose le rôle de Julie. C’est à cause de ces personnages à deux dimensions dont je parlais, qui ne servent qu’à déclencher une action dans l’intrigue. Je trouve ça tellement frustrant. C’est tellement dur d’interpréter ces rôles. J’ai joué au théâtre pendant vingt ans et je me suis dit que c’était le moment d’envisager autre chose. J’étais terriblement frustrée par l’industrie. Je ne parvenais pas à obtenir les rôles que je voulais faire, même si c’est fun bien sûr de jouer de l’humour, c’est le job…

Mais ce n’est qu’un travail, c’est justement le problème. Oui, je voulais faire quelque chose d’important. La meilleure chose que j’ai éprouvée quand j’ai commencé à jouer au théâtre à neuf ans, était que je construirai un personnage basé sur un ressenti essentiel. Les gens viendraient ensuite me voir plus tard et nous en discuterions. Que cela soit un échange, une conversation. J’aurais simplement joué quelque chose, peut-être en partie inconsciemment, dont je ressentais vouloir parler. Et cela parviendrait au public. C’est ce que j’ai toujours adoré au théâtre. C’est pour cela que j’ai continué durant 20 ans ! Je me suis dit ensuite que cela faisait déjà très longtemps et la télévision, les films étaient si frustrants que je souhaitais passer à autre chose.

Qu’avez-vous ressenti en entendant que vous aviez gagné le Prix de l’interprétation féminine à Cannes dans le Grand Théatre Lumière ? Je ne parviens toujours pas à y croire, c’est tellement énorme ! Jamais, jamais, jamais, je n’aurais pensé que cela pouvait arriver.

Le film était en compétition officielle… Oui mais je ne l’ai jamais envisagé. C’était déjà assez pour moi vous savez. La plus grande chose qui ne m’étais jamais arrivée, c’était d’être à Cannes en compétition. J’ai tellement célébré cela, je pensais que c’était le top du top! Je suis arrivée à Cannes fatiguée d’avoir tant célébré la sélection du film en compétition et c’est arrivé. C’est fou ! (rires).

Cannes est une vitrine sur le monde. Vous allez probablement recevoir des projets. Oui j’ai déjà lu des scénarios très intéressants, rencontré des réalisateurs et des directeurs de casting, des producteurs. Je me sens très privilégiée d’être en contact avec ces gens. Peu de spectateurs ont vu le film. Les premières du film ont lieu actuellement en Norvège et en France et ça se passe si bien. Nous verrons bien ce qui arrivera.

Iriez-vous jouer ou vivre dans d’autres pays ? Je suis ouverte à tout. J’adorerais aller ailleurs pour jouer, oui. Depuis l’expérience de Cannes je ne comprends plus rien, la réalité pour moi s’en est allée ! (rires).

Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Film Fest Gent, 2021.