
Après My Joy en 2010 et Dans la Brume en 2012, Sergei Loznitsa faisait son grand retour en mai dernier dans la Compétition Officielle du 78e Festival de Cannes. Deux Procureurs (Two Prosecutors) est un thriller politique choc en Union Soviétique durant les purges de Staline, d’après le roman de Gueorgui Demidov, physicien et ancien détenu du goulag. Le cinéaste ukrainien signe une oeuvre radicale à la mise en scène magistrale qui sert son propos sans fausse note dans la puissante satire d’un régime totalitaire. Une oeuvre majeure.
1937. En Union Soviétique c’est l’apogée de la terreur stalinienne. Fraichement nommé, le jeune procureur Kornev reçoit la lettre d’un détenu. Il se démène malgré les réticences qu’on lui oppose pour rencontrer le prisonnier qui se dit victime de la police secrète, le NKVD. Bolchévique chevronné et intègre, le jeune homme croit à un dysfonctionnement.
Aleksandr Kuznetsov (Leto de Kirill Serebrennikov, Mon Légionnaire de Rachel Lang) apporte toute la candeur et la jeunesse à son personnage qui compte bien rendre justice dans la « légalité soviétique ». Il effectue une plongée progressive dans l’absurdité d’un régime autocratique. Sergei Loznitsa installe son personnage principal comme le spectateur dans un récit totalement immersif. Kornev entre dans une prison pour voir le prisonnier. Comble de l’humour noir, la sonnette ne fonctionne pas, « il faut frapper ! » Lui crie une des femmes de prisonniers attendant au dehors leur mari. La prison est un personnage du récit terrifiant constitué de très longs couloirs, des sons de métal des clés et de celui des lourdes portes que l’on claque. Des centaines de portes pourrait-on croire.
La mise en scène radicale est époustouflante d’audace, avec des plans séquences qui insufflent le poids du temps de cette farce absurde. Derrière les multiples portes de ce lieu labyrinthique les gardiens se démultiplient. Des hommes lissés par l’autoritarisme ont perdu toute humanité au profit de l’uniforme et de la hiérarchie. Une hiérarchie qui se repose sur un canapé évitant tout contact avec une réalité légale extérieure. La prison est un monde à part qui efface les identités. Cette métaphore de la part du cinéaste est une plongée dans l’union soviétique de l’époque dans un régime totalitaire, qui se prolongera en dehors de la prison puisque le film lui-même est un huis-clos dans lequel s’enfermera le personnage principal.
La déshumanisation du système décrit par le cinéaste s’accompagne de l’ironie et de l’humour bienvenus de la farce et permettent de distancier l’âpreté du propos. Le rire sauve les situations ubuesques. Le gardien de prison en chef qui ne bouge pas quand le directeur lui donne un ordre parce qu’il n’a jamais reçu ce type d’ordre… Les cerveaux ne fonctionnent plus. La réflexion n’existe plus. Seule la torture anime semble t-il ces hommes pour garder des prisonniers sensés travailler qui ne tiennent même plus debout et seraient bien incapables de s’enfuir. Ou encore dans cette séquence symptomatique d’une déshumanisation radicale. Une secrétaire fait tomber un dossier dans l’escalier d’une institution moscovite et personne ne l’aide ni ne réagit. Aucun employé ni visiteur. Seul le héros l’aide à rassembler les feuilles éparpillées sur les marches. Elle s’en va sans même lui dire merci. Ici seul Kornev conserve une dose d’humanité et d’empathie. Comme si personne ne souhaitait prendre une initiative qui lui ferait outrepasser le cadre prévu par l’autorité totalitaire ou ne pensait à le faire. C’est la mort du libre-arbitre.
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Critique et entretien avec Sergei Loznitsa pour Donbass.