Après son premier long métrage Baden Baden, Rachel Lang s’intéresse à un sujet très singulier dans Mon Légionnaire, celui de la place du couple au sein de la légion étrangère. La cinéaste également Lieutenant réserviste de l’armée française a de quoi s’inspirer. Engagée de longue date dans la réserve opérationnelle de l’Armée de Terre, Rachel Lang a servi au Sahel dans le cadre de l’opération Barkhane en 2017. Ce point de vue atypique lui offre de réaliser une fiction documentée intelligente qui questionne le spectateur et le citoyen bien au-delà de la projection. Consécration, son film clôturait la Quinzaine des réalisateurs au dernier festival de Cannes.
Stéphanie Lannoy : Comment vous est venue l’idée de traiter ce sujet en fiction plutôt qu’en documentaire ?
Rachel Lang : Je voulais faire un film sur le couple et j’ai choisi de le placer dans cette arène de la légion étrangère. Le but n’était pas de faire un film documentaire. J’avais à coeur de montrer le métier assez précisément aussi, c’est donc documenté. On a beaucoup utilisé les moyens du cinéma pour récréer l’environnement. Comme nous n’avons pas obtenu le soutien de l’armée par exemple, toute la partie dans le désert malien est tournée au Maroc. On a loué des véhicules de l’armée marocaine qu’on a repeint à la façon du camouflage français. Il n’y a que des artefacts de cinéma même si on se rapproche au plus près de la réalité du métier.
Vous dites ne pas avoir eu le soutien de l’armée française. Connaissez-vous les raisons de ce refus ? Oui la légion est un corps très particulier qui gère sa communication en interne et quand j’ai présenté le scénario, eux devaient le valider pour que l’armée nous aide, mais ils l’ont bloqué tout de suite parce que le sujet des femmes est tabou. J’ai aussi rencontré des épouses sans leur autorisation et ils n’ont pas vraiment apprécié. La famille est un sujet tabou car il existe une règle dans la légion étrangère qui dit que pendant les 5 premières années le légionnaire qui s’engage comme célibataire n’a pas le droit de se marier ni d’avoir des enfants, un appartement, un prêt… A l’issue de ces cinq années de sang versé, suivant l’expression, il acquiert la nationalité française et a droit à tout ça. On montre un couple avec une jeune fille qui désobéit à cette règle, ça arrive et ça existe, mais pour eux c’était un sujet interdit.
La communication de l’armée relève en général plus de la publicité que de l’art… Sauf qu’un pacte a été signé il y a quelques années entre le ministère des armées et la guilde des scénaristes qui disait « notre limite c’est votre imagination ». Le projet pouvait être présenté et il n’y avait à priori pas de problème pour aider, donner du matériel sans forcément que l’on doive tenir un discours particulier, ce que font les américains depuis cinquante ans. Eux ont compris que bad com is good com au final, qu’en parler de toute façon c’est bien, ce que n’a pas encore compris vraiment la légion. La mission cinéma de l’armée c’est autre chose on a été bien accueillis mais voilà. La légion avait son mot à dire et on a été bloqués. On a été plus libres au final même si c’était plus compliqué car on avait moins de moyens.
Il est assez rare de rencontrer une femme lieutenant de réserve. Eprouviez-vous une volonté de témoigner ? J’avais envie de rendre hommage à ces familles, à ces couples et à tous ces gens qui s’engagent et qui sont abimés par la guerre. Que ce soit les hommes qui partent et qui reviennent abimés mais aussi les femmes qui réceptionnent. La guerre déteint sur tous ces gens. Ce n’est pas un film de guerre mais c’est un film sur la guerre, la manière dont cela infuse dans le couple et l’abime. Il y a un travail quotidien à faire dans tous les couples du monde, mais c’est vrai que dans cette arène-là où les quotidiens sont tellement séparés, tellement différents le travail est décuplé parce que lorsque les âmes se retrouvent elles ont du mal à se reconnecter pour à nouveau partager quelque chose de juste au bon endroit au bon moment.

Pourquoi choisir de placer le récit spécifiquement au sein de la légion étrangère ? Il y a de nombreuses raisons. La légion étrangère n’est pas mixte, elle ne comprend que des hommes. Ce côté un peu archaïque me permettait de traiter du couple sans en faire toutes les combinaisons possibles. Elle comporte plus de 150 nationalités. Les femmes du monde entier se retrouvent sur cette petite île. Cela rend leur vie encore plus difficile car elles n’ont pas les soeurs, mères, cousines, leur propre base arrière pour surmonter l’absence. Il y avait aussi un aspect « Ulysse et Pénélope », d’avoir ces femmes au milieu de l’azur sur cette île qui ont quitté leur pays pour rejoindre un homme qui n’est jamais là, qui lui est parti au milieu du désert. Il y avait cette idée d’attente et de frustration des deux côtés. C’est à dire les femmes qui attendent, qui subissent l’absence de la même manière que les hommes qui sont loin au milieu du désert et subissent l’absence de l’ennemi invisible et attendent comme ça. Des deux côtés le couple est mis à mal. Les gens attendent, sont frustrés de l’absence et ont du mal à se retrouver ensuite.
Autour de cela il y a la grosse machine de l’institution qui essaie de faire tenir ce couple malgré tout. Avec ce fameux club des femmes. On demande aux femmes la même chose qu’aux hommes. Comme il y a des gens de tous les pays, le personnage de Louis Garrel qui joue un chef de section est aussi père de famille. Noël à la légion c’est une famille qui est recréée, encore plus que dans l’armée régulière puisque les gens n’ont personne chez qui retourner puisqu’ils n’ont pas de famille. On demande aux femmes qui ne sont pas sous contrat avec l’armée de recréer cette bulle aussi. Cela part d’une belle intention de solidarité pour que les femmes s’entraident mais quand l’ordre vient d’en haut c’est compliqué. Notamment pour certains personnages comme celui de Camille Cottin qui a une vie professionnelle et ne s’est pas engagée pour être uniquement mère de famille. Cela fonctionne quand ça vient des femmes elles-mêmes. On sent dans la scène d’épilation une sororité hyper belle, les femmes sont contentes d’être là, mais quand le cours d’oenologie est imposé à tout le monde parce que c’est un devoir, il y a un côté patriarcal mal accepté.
On sent presque une menace à un moment d’ailleurs… De répercussions sur les hommes, oui. Il y a un conflit de loyauté pour le personnage de Maxime. Il se retrouve engagé dans l’institution mais il s’est aussi engagé dans son couple. Quand son chef de corps lui dit de demander quelque chose à son épouse… C’est compliqué !
Pourquoi avoir choisi Louis Garrel pour incarner Maxime ? Louis Garrel n’était pas une évidence, je cherchais surtout des comédiens non-professionnels. Mon producteur m’a demandé de le rencontrer. Mais son côté transfuge est très intéressant et j’ai eu envie de le faire passer dans le film. C’est à dire que ce n’était pas un officier tradi-catho saint cyrien qui est né pour ça, dont le père était engagé. C’est quelqu’un qui s’est engagé sur le tard après avoir fait des études, donc au départ plus proche de la société civile que du corps militaire. Il manquait toute la corporalité à Louis Garrel. Je l’ai rencontré pour une lecture et elle était tellement juste que j’ai accepté le risque qu’il ne fasse pas le travail du corps. Heureusement il l’a fait. Il a été très entouré par des anciens légionnaires, des coachs sportifs. Il a rencontré beaucoup de gens et s’est nourri de tout ça.
Comment Camille Cottin s’est-elle embarquée sur ce projet ? Une fois qu’on avait trouvé Louis il fallait face à lui quelqu’un qui soit assez charismatique, assez fort et dans le jeu, pouvoir former ce couple qui est d’une classe sociale différente de l’autre, qui a les mots et les outils pour prendre la distance, analyser et essayer de s’en sortir. Camille a cette complexité d’être en même temps quelqu’un de très joyeux et très triste. Elle a toujours une pointe de tristesse dans l’oeil quand elle est joyeuse et une pointe de joie quand elle est triste. Il y a toujours cette ambivalence très riche. Elle apportait cette complexité de sensations. C’est quelqu’un un qui sait être drôle et en même temps être juste au bon endroit. C’était une chouette rencontre avec Camille.
Il y a aussi le thème du langage dans votre film. Le langage de ceux qui arrivent mais ne parlent pas la même langue. Au début Camille parle en anglais avec Nika. Il y a aussi le langage de l’armée à base d’acronymes qui s’insinue dans le couple comme « reçu ! » qui finalement constitue des parasites dans la communication du couple… Il existe une langue très particulière dans l’armée, doublée du fait qu’il s’agit ici de la légion étrangère. Quand les légionnaires arrivent avec leurs 150 cultures, religions etc, ils passent tous deux mois dans une ferme où on leur apprend 400 mots de vocabulaire français. Avec ces 400 mots, ils vont travailler, vivre et tout faire ensemble avec ces particularismes, ou même des mots qui ne sont pas français. A un moment Maxime dit « Achtung » qui signifie attention en allemand. Il y a comme ça un langage très particulier de ces gens qui forment une famille. Chez les femmes il n’y a pas cette langue et ce code, ces acronymes, puisqu’elles ne partagent pas un métier. Il n’y a pas non plus les chants qui soudent aussi les hommes. Nika apprend le français, c’est son élément d’émancipation avec le permis de conduire qui va lui faire comprendre et accepter qu’elle n’est pas forcément à l’endroit qui lui convient.
Le couple Nika et Vlad ressemble à un couple d’écorchés avec tous deux un même regard presque translucide. Comment avez-vous trouvé les deux jeunes acteurs Ina Marija Bartaitė et Aleksandr Kuznetsov qui les incarnent si bien? On a d’abord trouvé Ina. En cherchant Vlad on regardait un film de Sharunas Bartas, le père d’Ina dans lequel elle jouait. Elle était Lituanienne, mais on a eu la chance qu’elle soit russophone par sa mère, l’actrice Katerina Golubeva qui elle est russe. Je l’ai rencontrée dans la classe internationale du cours Florent à Paris où elle parlait anglais et de fait n’était pas en train de perfectionner son français. C’était idéal pour nous. On a eu la chance de la rencontrer et le casting a été un coup de foudre énorme. Ina était toujours juste. Elle ne jouait pas, elle était dans le moment présent (émotion bien compréhensible de la cinéaste à se remémorer Ina, décédée dans un accident de la circulation en avril dernier à tout juste 25 ans, ndlr). Il y a eu ensuite un casting en Russie auquel participait Aleksandr qui se démarquait très fort, il était vraiment le personnage. Auparavant il avait joué dans Leto (de Kirill Serebrennikov ndlr) qui était à Cannes en 2015. Ils se sont rencontrés peu avant le tournage, en mars, on a tourné en mai. On a travaillé quelques jours à Bruxelles et oui, leur couple était assez évident. Autant dans l’incompatibilité que dans la rigueur et le côté déterminé du personnage d’Aleksandr que de celui d’Ina qui était jeune, post-ado et découvrait la vie avec une énorme générosité, ouverture et horizontalité totale.
Quels partis pris désiriez-vous mettre en place pour filmer les missions ? J’ai voulu rendre compte d’un point de vue particulier. Dans la guerre il y a le brouillard, on ne sait jamais exactement ce qu’il se passe. Ici on est à un endroit en particulier et pas à quinze. Ce n’est pas un film où quand ça explose on va voir où. On reste dans le point de vue de Maxime et on est au courant que de ce que lui sait. On a la même impression de flou dans la transition radio. On ne comprend pas grand-chose il y a du vent, des parasites, la connexion est mauvaise, tout cela en ajoutant les acronymes. J’avais envie de mettre le spectateur dans cet inconfort du commandement et dans l’enjeu qu’il a lui, de porter sur ses épaules ces responsabilités avec cette notion du brouillard de la guerre et de devoir décider dans l’incertitude.
On est dans le film de guerre. Les missions sont retranscrites comme un film de guerre hyper centré sur un personnage. C’est plus un film sur la guerre qu’un film de guerre dans cette partie-là car je ne montre pas de spectacle.
La tension est très présente. On est à un endroit fermé, ce huis clos dans ce véhicule blindé avec ce personnage et que l’on vit avec lui en temps réel les angoisses liées à tout ce sur quoi il n’a pas prise.
Et on le voit garder son calme malgré tout. Parce qu’il a été formé pour ça. A l’intérieur on voit bien que ça bout mais qu’il doit garder le cap et se concentrer pour être professionnel.
Qu’ont en commun votre rôle dans l’armée et celui de réaliser un film ? Il y a le même oubli de l’individu. C’est une aventure vraiment collective qui n’est pas au profit d’un individu mais au profit de quelque-chose de plus grand, le film au cinéma et l’opération dans l’armée. Il y a une hiérarchie dans les deux endroits. C’est finalement assez similaire.
Avez-vous envie de continuer à approfondir le sujet qu’est l’armée à l’avenir ? On fait toujours un film en réponse au précédent et le prochain s’intéresse à trois femmes fortes, il n’y a pas d’hommes. C’est un film d’espionnage. Ce sont des femmes qui sont aussi dans le milieu de l’armée mais sans le treillis.
Maintenant que le film est terminé pensez-vous dialoguer à nouveau avec des gens de l’armée ? Depuis il y a eu une avant première où ont été invités de nombreuses personnes issues de l’armée et eux ne comprennent pas pourquoi le projet a été refusé. Le film est agréablement accueilli. Les militaires qui l’ont vu nous remercient de donner à voir au monde civil ce qu’ils vivent. Les gens qui ne sont pas décideurs de la com’ sont très contents du film.
Vous donnez une visibilité à ces hommes dont finalement la majorité de la population entend peu parler alors qu’ils sont là pour nous défendre. Oui les gens ne sont pas au courant ou ne s’y intéressent pas alors qu’il s’agit de questions de défense. Le citoyen élit les gens qui commandent ces hommes et par là même est à la source de l’action.
Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, 2021.
Portrait de Rachel Lang COLOR © Chevaldeuxtrois