Il y a un peu plus d’un an, la cinéaste Kaouther Ben Hania travaillait à la préproduction d’un long métrage, une saga familiale sur la croyance en Tunisie dans les années 40 à 90 dont elle vient seulement d’achever le tournage. Le temps s’est soudainement arrêté à l’écoute de la voix de Hind Rajab, six ans, tuée à Gaza début 2024 lors d’un assiègement par l’armée israélienne d’un quartier du nord de Gaza. La cinéaste stoppe tout et envisage un film sur cette tragédie, The Voice of Hind Rajab, sacré depuis Lion d’Argent, Grand prix du jury au dernier festival de Venise. Cinéaste phare du cinéma tunisien, elle possède l’art de commenter le politique sur le grand écran, comme ses fictions en témoignent, La belle et la meute (2017) ou L’homme qui a vendu sa peau (1er film Tunisien nommé à l’Oscar du meilleur film en langue étrangère en 2021). Documentaire hybride, Les filles d’Olfa remporte en 2023 l’Oeil d’or du Meilleur documentaire au festival de Cannes. La cinéaste y tisse habilement des liens entre documentaire et fiction. Elle poursuit sa démarche dans l’urgence pour son dernier long métrage réalisé sous la forme d’un thriller misant tout sur l’émotion et s’engage en portant au grand écran la voix de Hind Rajab. Le film raconte la tragédie, dépasse les frontières et rend hommage à cette petite fille. Son prochain film sera une fiction, nous promet-elle en riant.
L’écoute de la voix de Hind Rajab a provoqué chez vous une réaction très instinctive, qui venait à la fois de votre esprit mais aussi de votre corps. Au-delà de la voix de Hind Rajab, quelque chose de l’ordre de la voix de Gaza dans sa voix à elle appelle à l’aide mais personne ne peut aider. Cette histoire dépasse même son cas et nous donne un petit aperçu de la tragédie qui se déroule à Gaza. C’est un film effectivement réalisé à partir d’une émotion très forte de colère et d’impuissance. Comment traduire cela à l’écran ? C’est ce qui a guidé mon travail.
Quelle a été la part de recherche que vous avez dû effectuer après cet élément déclencheur qu’a été l’écoute de la voix de Hind ? La première chose que j’ai faite a été d’appeler la mère de Hind qui était à l’époque encore à Gaza pour lui demander son accord. Elle soutenait le projet et apparaît d’ailleurs à la fin. Une fois son accord obtenu, j’ai commencé à travailler sur le film. J’avais un enregistrement assez conséquent, très difficile à écouter. J’ai appelé toutes les personnes présentes ce jour-là. On a beaucoup discuté, elles m’ont raconté ce qui s’est passé autour de l’appel pour pouvoir construire le film. J’ai ensuite écrit le scénario, je leur ai envoyé une première version pour avoir leur feed-back puis j’ai commencé à faire le casting. J’avais en tête cette idée de revenir à ce moment-là et comme les spectateurs sont formatés par le genre, je voulais absolument lier, toujours revenir, rappeler que c’était réel. Ça peut sembler au-delà de ce que l’on peut imaginer mais c’est la réalité. Il était important pour moi de trouver des acteurs palestiniens qui pourraient ressembler aux vrais protagonistes. Je les ai ensuite mis en contact. Chaque acteur a discuté avec la personne qu’il allait incarner à l’écran. On a travaillé comme ça et puis d’autres investigations journalistiques ont aussi été faites sur cette affaire. Le Washington Post a fait une longue enquête très documentée. Il existe aussi un documentaire d’Al Jazeera autour de cette histoire, Sky News a également enquêté. Tous ces éléments et les vrais protagonistes ont nourri ma recherche.
Le point de vue est essentiel dans ce récit. Le cinéma est l’espace de l’empathie par excellence. On adopte le point de vue des protagonistes, on se met à leur place. Il était très important pour moi de raconter cette histoire du point de vue des employés du Croissant-Rouge. Ils font tout leur possible pour sauver cette petite fille mais il n’y arrivent pas à cause d’un système designé par l’occupation pour rendre leurs vies et celle des palestiniens impossibles au sens littéral du terme. Il m’importait de montrer tout cela et de raconter l’histoire de ces héros qui se battent tous les jours pour sauver des vies.
Vous tournez ce film en huis-clos mais il s’ouvre vers le hors-champ. Le huis-clos est nourri par le son de l’enregistrement qui en réalité est très imagé. Le film comprend deux espaces. Celui suggéré par le son avec cette petite fille qui est dans une voiture entourée de six cadavres tandis que des tanks rôdent autour d’elle. Le son est rempli d’images. Ensuite vient l’image, avec ces gens qui essaient de la sauver et ce pourquoi ils n’y parviennent pas. Il était très important pour moi d’épouser leur point de vue parce que la première fois que j’ai écouté sa voix, j’ai eu l’impression qu’elle me demandait de la sauver. Elle le demandait aux employés du Croissant Rouge, leur point de vue était donc un peu celui des citoyens sensibles à cette histoire-là autour du monde qui voulaient faire quelque chose mais en étaient empêchés. Les journalistes ne pouvaient pas entrer, l’aide humanitaire est bloquée à la frontière. Il y a quelque chose de l’ordre de l’empêchement que vivent les employés du Croissant-Rouge qui donne écho plus globalement à toute la situation à Gaza.

Ici vous imbriquez des éléments de réel et de fiction comme c’était le cas dans votre film précédent, les filles d’Olfa. La grande question était comment raconter cette histoire ? La voix de Hind parle aux employés du Croissant Rouge, c’est un document d’archive. Je voulais que sa voix résonne et revenir à ce moment où tout était possible. C’est un moment du passé, on peut le filmer de deux manières. Le considérer comme un évènement passé et faire un documentaire avec des interviews des protagonistes. La première fois que j’ai entendu sa voix je suis revenue à ce moment-là et il était très important pour moi de le revivre sans cesse. Il faut alors ramener les acteurs pour incarner ce moment, dire qu’il était possible de la sauver et pourquoi finalement on ne l’a pas fait. Un documentaire n’aurait pas eu le même impact. Je voulais partager avec les spectateurs cette énergie de l’impuissance, cette folie meurtrière, ce qui ne peut pas être fait par un documentaire classique où l’on parle habituellement du passé parce que cela continue.
Quelles ont été pour vous les difficultés de ce film ? D’abord la responsabilité. Dire « je vais raconter cette histoire » est une responsabilité. Vais-je honorer sa mémoire et sa voix ? C’était aussi la charge émotionnelle de ce que l’on était en train de raconter. J’ai eu beaucoup de chance d’être entourée par des acteurs et figurants palestiniens formidables. Il y avait une espèce de communion. Ce n’était pas un tournage classique où j’étais dans l’efficacité, où je dirige des acteurs pour obtenir de l’émotion. Je n’avais presque rien à faire, ils écoutaient la voix et y réagissaient par eux-mêmes. Le jeu n’était pas de l’ordre de la performance, mais de l’authenticité, du ressenti par rapport à cette voix. C’était un challenge pas facile, mais on savait tous qu’il fallait raconter cette histoire, se taire aurait été de la complicité.
Comme dans les filles d’Olfa vous inventez une nouvelle grammaire cinématographique avec les éléments de réel que constituent le son, les images, les photos. Il y a une séquence très particulière où l’équipe est attabléeavec Nesrine la psychologue. Ils ont la mère de Hind en ligne qui elle parle à sa petite fille. Ils demandent à Hind si elle voit l’ambulance. Une main tenant un téléphone portable s’impose alors en gros plan dans la scène et d’un coup les personnages en arrière-plan sont effacés pour laisser la place au vrais protagonistes dans l’écran du téléphone. Pourriez-vous expliquer comment vous avez conçu cette scène ? Ce sont des images incroyables que j’ai reçu du Croissant Rouge. J’ai demandé qu’ils puissent me donner tout ce qu’ils avaient sur cette journée-là et la véracité de la situation m’a tout de suite frappé. Faire incarner ces personnages par des acteurs et raconter cette histoire était un peu comme marcher sur le fil d’un rasoir, parce que j’avais peur que les spectateurs formatés par les films d’horreur américains prennent ça pour une rescue mission à l’américaine. Je devais absolument ancrer les évènements dans quelque chose de réel. Cela commence par les voix. Par moment les acteurs arrêtent de jouer et écoutent les vrais enregistrements. La suite des évènements est tellement au-delà de ce que l’on pourrait écrire en terme de fiction, j’avais besoin d’ancrer cette tragédie dans la réalité, de dire non, ceci a eu lieu regardez ce sont les vrais protagonistes et de passer à partir de là à quelque chose de l’ordre du documentaire ou des images d’archives. Voilà le résultat : l’ambulance, la voiture. L’inimaginable a eu lieu.
Au générique du film on trouve notamment Joachim Phoenix, Brad Pitt, Rooney Mara et Jonathan Glazer. Ces noms célèbres ont-ils pu contribuer à faire connaitre le film ? J’espère. On a montré le film à la fin du montage quand on a tout terminé. Ils sont producteurs exécutifs mais au sens américain, ils n’ont pas produit mais soutiennent le film. Ils ont mis leur nom. Ma première peur est que l’on essaie de faire taire la voix de cette petite fille, que le film reste un film niche qui ne voit pas le jour. Le fait que l’on soit à Venise et qu’ils supportent le film amplifie énormément sa voix.
Comment se passe la sortie du film dans les différents pays ? On a eu beaucoup de difficultés aux États-Unis. Aucun distributeur de renom ne voulait prendre le film. Mais il va sortir en Belgique très bientôt, en France, un peu partout en Europe et ailleurs au Moyen-Orient. En Indonésie et dans des territoires qui n’ont jamais montré mes films comme le Japon donc ça se passe plutôt bien.
Et en Israël ? Je boycotte Israël, je n’ai jamais montré mes films là-bas parce qu’il y a une situation d’occupation qui fait que je ne peux pas aller montrer mes films dans les institutions israéliennes. Aujourd’hui nombreux sont les artistes qui boycottent l’industrie du film israélienne. C’est quelque chose qui est devenu presque un pouvoir.
Ce film-ci a une dimension politique forte et s’ancre dans une actualité mondiale brûlante. C’est un film nécessaire. Ne pas le faire aurait été une défaillance de ma part. Il est nécessaire de ressentir, de se rappeler, de se remémorer, de prendre des actions et d’essayer de changer. S’il ne sert pas à ça, à quoi sert le cinéma ?
Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Bruxelles, 2025.
Portrait de Kaouther Ben Hania © Mathilde Marc
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