Changement de genre pour Nabil Ben Yadir, après Les Barons et La marche, le cinéaste plonge brillamment dans l’univers du thriller avec Angle mort, dans lequel il signe une réalisation plus mature. Si ses films apparaissent toujours singuliers, présentant des sujets parfois graves, ils ont tous la même filiation de par l’humanité profonde qui s’en dégage. Casquette vissée sur la tête, Nabil Ben Yadir assure la promotion du film et accepte aimablement de répondre à nos questions.
Stéphanie Lannoy : Qu’est-ce qui vous a poussé à réaliser un thriller après Les barons et La marche ?
Nabil Ben Yadir : Je suis tellement heureux de faire ce que j’aime que j’évite de faire le même film et je m’amuse, même si ça reste un sujet dur. Je crois aussi que c’est lié à mon passé d’ouvrier. J’ai travaillé à la chaîne Volkswagen pour faire tout le temps la même pièce qui se ressemblait toujours… A un moment donné, je me suis dit que la liberté c’était d’essayer des choses, se ramasser ou pas mais au moins essayer. C’est l’histoire qui m’intéresse. Si l’évidence de l’histoire d’un commissaire de la brigade des stups d’Anvers se présentait comme une comédie, je l’aurais traité comme telle, mais là c’est vraiment un thriller. Ca me permet aussi de toucher un genre pas très courant en Communauté Française, ce qui est dommage.
Quelles sont vos influences en terme de thriller, aimez-vous les séries du froid type The Killing ?
J’aime bien The killing pour l’atmosphère. Angle mort a un côté froid, bleu, qui tend parfois légèrement vers le vert… C’est le genre qui permet de faire ça, d’assumer ça dans les scènes intérieures. Ca n’est pas une question de référence, mais du point de vue de l’atmosphère, j’aime bien ça.
Le film est réalisé en flamand…
C’est un challenge. Je ne suis pas numéro un en flamand mais le cinéma est une langue, on sent tout de suite s’il chante faux. C’est une mélodie, on connait les dialogues par cœur évidemment et on travaille.
Vous avez aussi prévu une adaptation en français…
Il ne faut pas oublier le public qui regarde les versions françaises. J’ai toujours vu certains films comme les Rocky en français, J’ai grandi avec les VHS.
Ecrire un thriller était une nouvelle forme d’écriture après une comédie et un drame. Qu’est-ce que cela impliquait ?
Dans l’écriture on déploie d’abord les personnages. D’où vient le personnage et vers où il va. Après on s’occupe de l’intérieur, le suspense, les protagonistes en face de lui. Mon intérêt est cette espèce de tension permanente que le personnage peut vivre en allant vers le chemin de la vérité et tous les obstacles qu’il peut connaître. Le premier personnage qui est apparu c’est évidemment Jan, le second est celui de Dries, qui bien que secondaire, intervient au centre du récit. On imagine son passé en se demandant d’où vient ce mec aussi extrême qu’un Jan Verbeeck. Dries va jusqu’à changer l’orthographe de son nom d’origine pour essayer de lui ressembler, être ce que finalement il ne sera jamais. Pour rendre le personnage de Jan Verbeeck si dur, il fallait qu’il y ait une réponse, disons démocratique. La réponse de Jan Verbeeck est Leen. Elle est à l’opposé de lui. C’est une femme de gauche qui va essayer de se battre dans un milieu de mecs horribles et de respecter les règles. Elle représente la démocratie envers et contre tout.
Peter van Den Begin est éblouissant dans le rôle de Jan Verbeeck. Comment avez-vous pensé à lui ?
C’est un acteur très connu en Flandre qui n’avait jamais joué ce genre de rôle. Il a joué un travesti qui commentait l’actualité dans une émission TV sur VTM pendant des années. Je l’avais vu dans des films un peu plus durs mais je ne l’ai pas reconnu. C’est un vrai performer. Quand je l’ai rencontré, j’ai découvert un mec qui, s’il voit une mouche qui meurt, l’enterre, met une fleur et prie. Il dégage quelque chose d’antipathique mais c’est à l’opposé de lui. C’était tellement difficile de lui faire dire certaines choses parfois.
Justement, comment est venue l’idée de le faire tourner ?
J’avais envie d’aller à l’opposé d’un héros de film américain : beau gosse, chevelure parfaite, musclé etc. Il fallait qu’il dégage une fragilité, un truc totalement humain et son physique correspondait, le fait qu’il soit long, mince…
Ce Jan Verbeeck est le héros mais c’est un pourri et malgré tout on s’attache à lui…
Oui, c’est bizarre quand même de s’attacher à un mec comme ça.
C’était intéressant de construire cette ambiguïté là ?
Même si au début on perçoit en Jan quelque chose de très radical, il a ses faiblesses. Il est totalement humain par ses gestes, ses hésitations, sa peur, par le fait que tout le dépasse. Il doit faire des choix de vie et ne fait pas spécialement les bons. Il fallait absolument humaniser cette personne sans entrer dans la caricature même si ce qu’il dit est caricatural. C’est un mec extrêmement fragile qui est à l’opposé de ce qu’il montre, pourtant c’est l’homme providentiel de la Flandre, celui qui va tout sauver.
Comment avez-vous choisi Ruth Becquart (Leen) qui a le stoïcisme nécessaire pour faire face à Jan Verbeeck ?
Elle a été une évidence pendant les castings. Elle dégage quelque-chose de très dur mais aussi une vraie humanité. Elle est coriace car elle doit tenir tête à Jan. Sinon il la mange.
La scène où les deux commissaires se jaugent dans le bureau est formidable de tension. Ils se répondent, cela fonctionne très bien d’autant plus que ce sont un homme et une femme…
C’est une de mes scènes préférées car c’est vraiment une scène de valse. Il gagne, il l’emporte, elle le prend, il est là, il l’humilie, elle le bloque, il est là. Quand il est assis à son bureau elle s’approche de lui, c’est lui qui recule, il est dans un truc où elle essaie de le bloquer mais on n’apprend pas à un vieux singe à faire des grimaces. Il est malin, il est coincé mais il répond. C’est un jeu de dominos entre eux.
Soufiane Chilah (Dries) est un personnage emblématique. Sa place n’est pas définie dans la société…
Elle n’est pas définie parce qu’on est dans une société où l’on doit faire des choix qui sont radicaux. On ne peut pas être de deux côtés à la fois. En tous cas c’est ce qu’on vit maintenant. On ne peut pas à un moment donné couper les racines d’un arbre et demander qu’il tienne debout. Dries fait le choix de couper toutes ses racines et ça ne va pas tenir, parce qu’il se rend compte qu’il est dans le flou. Il ne sera jamais un Dries D.R.I.E.S., aux yeux de Jan qui l’utilise quand ça l’arrange. Il va devenir le pantin d’un parti et qui est la meilleure personne pour attaquer une communauté, si ce n’est une personne faisant partie de cette communauté ?
Votre film montre une certaine connivence des médias qui mettent en avant le parti d’extrême droite. Pensez-vous que dans la réalité les médias font le jeu des partis populistes ?
La presse a besoin de lecteurs, de buzz, on vit dans une société où l’on va vous juger par rapport à votre nombre de likes. Ce qui est sensationnel n’est pas l’intelligence, c’est la vulgarité, la violence, la haine. C’est là où les populistes ont pris une place. Mais s’il y a une place là, c’est qu’il y a un échec ailleurs.
Chacun de vos films témoigne d’une réalité choisie. Angle mort résonne avec l’aspect politique belge, le parti en 3 lettres, les langues, les zones… Est-ce un besoin pour vous de témoigner d’une certaine réalité ?
Savoir pourquoi on fait un film est un besoin. Le genre c’est la forme. Le fond c’est ce qu’on veut dire. Et la forme doit attirer les gens. Ca reste un thriller parce que c’est contemporain. Le souci c’est de créer des ponts, de raconter des histoires qui me touchent et d’essayer de faire bouger les lignes. Je n’ai rien contre les comédies musicales. Mais je préfère un film contemporain important, pas qui dénonce mais qui rappelle : « N’oubliez pas, on parle de ce qui est en train de se passer ici, en Europe, en Belgique et dans tous les pays ».
Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, janvier 2017.
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