Colm Bairead est venu au Film Fest Gent 2022 présenter son merveilleux premier long métrage. En plus d’être une première oeuvre, The Quiet Girl a la singularité d’être interprété en irlandais. Un moyen pour le cinéaste trentenaire d’affirmer cette identité, que l’on voit désormais apparaitre sur le grand écran. Une vague de cinéma irlandais terrien très inspiré comme The Banshees of Inisherin de Martin Mc Donagh qui sans être pur jus irlandais présente un tableau du pays intimiste comme on l’a rarement vu. The Quiet Girl s’inscrit donc dans le renouveau du cinéma de ce pays si mystérieux et c’est une vraie pépite cinématographique. Face à ce joyau, Colm Bairead est un être humble, simple, accessible et passionné par le cinéma qui s’extasie en voyant une sacoche à vélo. Autant de simplicité face à autant de talent ça se savoure. Entretien.
Stéphanie Lannoy : The Quiet Girl est l’adaptation d’une oeuvre littéraire.
Colm Bairéad :Le film est l’adaptation de Foster, une nouvelle de Claire Keegan, dont le titre est traduit en français par « Les trois lumières ». J’ai lu ce livre pour la première fois durant l’été 2018. J’en avais entendu parler la première fois en 2010, en lisant le New Yorker, dans lequel une partie de la nouvelle est parue. Il a ensuite été publié un peu plus tard dans une version étendue par Faber & Faber. Il a finalement atteint la réputation d’un des meilleurs travaux du 21e siècle en littérature, on l’étudie à l’école… Malgré cela je ne l’avais jamais lu. J’avais simplement remarqué qu’il apparaissait dans le top ten des livres écrits par des auteurs femmes irlandaises du siècle. J’ai acheté le livre et j’en suis tombé amoureux. J’ai pleuré, il m’a bouleversé.
A quel moment avez-vous décidé d’en faire un film ? J’ai pris la décision en le lisant. A ce moment là je voyais très clairement la manière dont il pouvait être traduit dans le langage cinématographique. Après l’avoir terminé je savais que je devrais étoffer l’histoire pour la faire correspondre à celle d’un long métrage. L’ouverture du film devait être inventée car le livre débute dans la voiture quand Cait est avec son père, sur le trajet en partance vers la maison. Le récit est écrit à la première personne au présent, tout suit le regard de cette petite fille. A certains moments elle se remémore des souvenirs furtifs dans sa famille biologique à sa maison. Vous devez alors comprendre le contraste entre cette existence et l’endroit où elle se trouve. De mon point de vue de réalisateur je ne souhaitais pas prendre cette direction qui signifiait l’utilisation de flash-backs formels qui me semblaient inélégants, briseraient le charme et échoueraient à faire ressentir au public les problèmes vécus par cette petite fille. Ma solution a été de prendre ces éléments présents dans le livre qui se référaient à son passé, à sa vie à la maison pour construire une première partie qui dresse un tableau de cette existence. Ceci afin que le public puisse, comme la petite fille faisait dans le livre, accéder à tous ces souvenirs qui présentent un contraste avec l’expérience qu’elle est en train de vivre. En dehors de cela le film est très fidèle au roman.
Comment avez-vous trouvé la jeune Catherine Clinch qui interprète le rôle principal ? Nous avons commencé le casting en priorité car nous savions à quel point il était essentiel. Nous avons trouvé Catherine au bout de sept mois. En Irlande il existe un réseau d’écoles primaires où l’enseignement se fait en irlandais. C’est encore une minorité si l’on considère le système éducatif dans son ensemble mais ces réseaux existent. Nous savions qu’il devait exister quelque part une petite fille qui pourrait jouer ce rôle dans l’une de ces écoles. Nous avons ciblé ces établissements et avons reçu la cassette de Catherine. Elle était extraordinaire. Elle avait une sorte de dignité et ce talent naturel pour jouer d’une manière assez proche du personnage. Cait peut cacher facilement ses émotions, c’est une petite fille qui intériorise beaucoup. C’est comme si Catherine avait compris qu’elle n’avait pas à en faire trop pour s’inscrire dans ce registre. C’est la différence entre jouer au cinéma et au théâtre. Au théâtre le jeu consiste à projeter, à extérioriser d’une certaine façon. Pour moi la justesse du jeu au cinéma est à l’opposé. Il s’agit d’intérioriser les choses et de permettre à la caméra de s’approcher suffisamment afin que cela devienne comme une machine à rayons X. Catherine avait compris cela.
Comment avez-vous travaillé avec Catherine, c’est une enfant… Travailler avec des enfants de moins de treize ans implique beaucoup de conditions. En Irlande il peuvent être sur le plateau pendant sept heures et demie de leur arrivée le matin avant tout maquillage jusqu’à leur départ. Chaque heure ils doivent avoir une pause de quinze minutes. Donc vous perdez également quinze minute par heure. S’ajoute alors un autre problème. Sept heures et demie correspondent à la durée de présence de l’enfant mais le jour de tournage dure dix heures et Catherine apparait dans chaque scène. Nous avons dû être créatifs sur la manière dont nous utilisions ces heures « extras » tous les jours. A chaque fois que vous voyez un gros plan de main ou de pied ou s’il y a un plan très large ce n’est pas elle. Sinon nous n’aurions pu réaliser le film. Mais elle était extraordinaire sur le plateau. De tous les personnages c’est avec elle que l’on avait le moins besoin de multiplier les prises. Elle était concentrée et comprenait si bien le personnage. Elle la voyait comme sa soeur. C’était remarquable, cela révèle un niveau d’empathie et de compréhension forts, comme s’il s’agissait pour elle d’une personne très proche.

Vous restez toujours très près d’elle en la filmant, si bien que le spectateur voit l’histoire à travers ses yeux. Le film tente essentiellement de reproduire les écrits de l’auteur. Quand l’auteur écrit à la première personne. « Je suis conduite par mon père à… la famille de ma mère ». Le récit est toujours à la première personne. Vous essayez d’honorer cela en laissant la caméra proche d’elle. Dans la séquence du travelling dans la voiture par exemple, la caméra n’est jamais à l’extérieur du véhicule, elle est la plupart du temps sur le siège arrière. Ce sont des manières simples de permettre au public de ressentir que l’histoire vient de ce personnage. Il est essentiel dans cette ouverture étendue d’établir le point de vue du film. De temps en temps on s’autorise à être plus objectifs. Mais il n’y a jamais de doute sur le fait que le film lui appartienne. Toutes les décisions, toute la mise en scène du film est éclairée par cette compréhension. J’aime les films qui épousent un point de vue très clair. Cela impose une sorte de rigueur formelle dans la réalisation. Cela évite ainsi à toute une série de décisions d’être des options parce qu’elles seraient dépourvues de sens. Cela provoque quelque chose de plus vrai d’une certaine manière, plus émotionnel peut-être aussi, parce que vous vous sentez tellement proche du personnage.
Comme ce moment dans la voiture alors que son père et Cait s’en vont, elle regarde et suit les câbles électriques. C’est une image du livre. La première phrase du livre parle de ces lignes « qui rayent le ciel » alors qu’elle est dans la voiture regardant par la fenêtre. Il y a tant de belles images dans le texte de Claire Keegan.
Les images véhiculent beaucoup d’émotions. C’est également le cas du son. Quels étaient vos souhaits pour le son et la musique ? Je souhaitais utiliser la musique avec parcimonie et qu’elle soit presque une texture, de façon à ce qu’on la ressente comme les autres parties du sound design avec deux exceptions, deux moments où elle est plus présente. Avec l’intention qu’elle soit dans ces instants une musique originale. C’est mon premier long métrage et mes courts n’ont jamais vraiment utilisé de score, travailler avec un compositeur est une nouvelle expérience pour moi. Stephen Rennicks a composé le score du film, il est très estimé en Irlande. Il a travaillé sur tous les films de Lenny Abrahamson et sur la série Normal People. Il a vu le film et constaté que nous avions été très sélectifs dans notre utilisation de la musique, ce dont il était très satisfait. Une des premières choses qu’il a dite était : « Je n’aime pas la musique dans les films ». Ce qui était très drôle de la part d’un compositeur de musique de film ! Il a compris dès le départ que pour respecter le niveau de retenue émotionnelle du récit nous devions être vraiment judicieux dans notre utilisation de la musique. En travaillant avec Steven j’ai appris une chose que je trouve très belle, c’est que la composition de la musique d’un film spécifiquement dans ce cas est une sorte d’extension à cette réaction empathique au personnage parce que la musique d’une certaine manière lui appartient. Il y a quelque chose de vraiment précieux dans cette idée pour moi, parce que j’avais cet autre collaborateur qui s’occupait aussi de cette jeune personne. Ce qui rejoignait aussi mon impulsion à faire le film. Je suis devenu père deux ans avant de lire Foster. En lisant la nouvelle j’ai ressenti une sorte d’instinct de protection de l’enfant ou un sentiment semblable à cela.
Le film évoque également les droits des enfants au début des années 80. A cette époque les enfants n’avaient pas la même protection constitutionnelle qu’ils ont aujourd’hui en Irlande.
Cait n’a aucune place de définie pour elle dans sa famille. Elle est perdue d’une certaine manière et elle veut presque se perdre comme dans la première image du film. Elle se laisse disparaitre. Cette image d’ouverture est une sorte de mise en abîme du thème du film sur l’apprentissage de la vie par un enfant. Quand la caméra descend et que nous trouvons Cait dans l’herbe, nous ne savons pas exactement ce dont il s’agit. C’est presque comme une enfant morte, il n’y a aucun mouvement. Vous entendez la voix qui l’appelle et l’enfant ne bouge pas. Vous pouvez vous imaginer une situation totalement différente de ce qui est. Heureusement elle commence à bouger et se lève. C’était aussi un joli écho à l’histoire que Sean raconte sur la plage à propos du pêcheur et de son cheval. Le cheval est couché et il le pensait mort. C’est alors que le cheval remonte lentement sur ses pattes.
Vous utilisez souvent le plan séquence dans la grammaire cinématographique du film. La caméra reste fixe. Pourquoi ? Nous voulions éviter de manipuler le public, capter la vérité de ces moments et il était inutile d’enjoliver. Les écrits de Claire (Keegan ndlr) sont profonds et ne se concentrent jamais sur la sentimentalité. C’est comme marcher sur une corde raide. Nous sentions que si le film pouvait maintenir cette retenue cela conduirait à une réaction finale plus émotive. L’utilisation de plans séquences permet aussi d’installer le silence qui paraitrait moins présent si vous coupiez. Le silence a une grande place dans le récit. Il en existe différents types dans le film qui révèlent tous un aspect de la société de l’époque. Le silence de la peur, de la honte, du deuil et d’une certaine manière, le silence de l’amour. Personne ne dit jamais « je t’aime ». Le public irlandais a compris qu’il ne s’agissait pas d’un long métrage factice et s’y est particulièrement identifié. Le film est devenu un album de famille pour les gens. Quand ils le regardent ils connaissent les protagonistes. Ils connaissent ces lieux, les détails, ont une connexion émotionnelle aux choses les plus particulières comme ces tasses sur la table, objets spécifiquement irlandais de l’époque.
Les personnages ont des failles, ce ne sont pas des super-héros. Les gens peuvent s’identifier à ces protagonistes sur le grand écran. Ce sont des gens ordinaires qui ont leur propres histoires, leurs traumas, chacun à une profondeur. Le film permet au public de les considérer sans jugement.
La nature est-elle un personnage du film ? Oui, l’histoire du film est une histoire de croissance par couches successives comme celle d’une plante à laquelle on a donné de l’eau. C’est une sorte d’environnement vierge que Cait rencontre. Les images de nature, d’eau et tous ces symboles sont développés de manière consciente dans le film.
Comment avez-vous choisi les autres acteurs ? J’ai toujours eu en tête Carrie Crowley pour interpréter le rôle d’Eibhlin. Pour le personnage de Sean je n’avais pas conscience qu’ Andrew Bennett parlait irlandais. Quand vous faites le casting d’un film irlandais, vous réfléchissez à qui pourra jouer et réalisez que peu de gens parlent la langue. J’étais inquiet car je ne voyais personne pour le rôle parmi les acteurs que je connaissais et qui parlaient irlandais. Nous avons vu en casting une personne pour un petit rôle qui avait le même agent qu’Andrew Bennett. Son agent nous a dit qu’Andrew parlait irlandais. On m’a donné une copie d’une série irlandaise dans laquelle il jouait. Andrew Bennett est un acteur très célèbre et respecté en Irlande, particulièrement au théâtre. Une fois embarqué sur le projet avec Carrie et Catherine nous avons fait des lectures avec les trois.
A quel point était-il important pour vous de filmer The Quiet Girl en langue irlandaise ? J’ai une connexion personnelle très forte à la langue. j’ai eu une éducation bilingue. Mon père m’a toujours parlé irlandais et ma mère anglais. Ma femme et moi avons deux jeunes garçons que nous éduquons en irlandais également. Réaliser un film en irlandais c’est comme réaliser un voeu. C’est un moment de fierté pour nous d’avoir réalisé un film dans notre propre langue et de voyager dans le monde en représentant l’Irlande. Etre sélectionné aux Oscars… C’est un voyage extraordinaire !
Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Film Fest Gent 2022.