En 2017, 120 Battements par minute, véritable choc cinématographique secouait une société amnésique et imposait sur le grand écran avec une puissance incroyable la vérité des années sida en France. Le film décrochait alors le Grand Prix au Festival de Cannes. Robin Campillo marquait définitivement l’histoire du cinéma français rendant hommage aux victimes du sida sous Mitterrand en dressant un portrait de la combative association Act Up et de la communauté gay. On sait moins qu’en plus d’être doué d’une plume acérée et pertinente, Campillo est un touche à tout. Le cinéaste a participé notamment à la co-écriture et au montage du long métrage Entre les Murs de Laurent Cantet, Palme d’Or 2008. C’est une histoire très intime qu’il met en scène dans son dernier film, L’Ile Rouge, sujet singulier et hors norme qui fait en partie le charme de son cinéma. Il revient à Madagascar où il a passé un moment de son enfance, avec un père sous-officier dans l’armée de l’air française, pour y transcender ses souvenirs en une fiction familiale et politique à hauteur d’enfant.
Dans cet entretien Robin Campillo se livre sur sa manière de faire du cinéma et sur la structure du film. Il vous est donc vivement conseillé de voir le film avant de poursuivre cette lecture.
Stéphanie Lannoy : Le film s’inspire de votre enfance. Comment transforme-t-on son vécu en film de fiction ?
Robin Campillo : Tout est une question de stratégie. Le film doit avoir un coeur, une espèce de courant alternatif qui fait que l’intrigue avance vers quelque chose. Les éléments narratifs doivent se répondre entre eux. Sur quoi cela doit-il se répondre et qu’est-ce que cela dessine, c’est assez complexe. Ce qui m’intéresse dans les films est de garder un peu du chaos et de faire avancer le récit comme un puzzle que le spectateur construit de manière inconsciente. Je savais que le film allait alterner des scènes de Fantômette et celles de famille. Il commençait par une séquence de grand repas familial avec un toast de bienvenue pour l’arrivée sur l’île d’un jeune couple. Peu à peu tout le propos allait être dans le regard de cet enfant qui vit dans sa caisse de déménagement et à partir de laquelle il perçoit le réel. Ce roman familial devait se dessiner de manière parcellaire, peu à peu. On assiste à la féérie coloniale, à ses coulisses et à l’inquiétude de sa disparition jusqu’au moment du basculement. L’enfant sort dans la nuit et découvre les coulisses de cette féérie jusqu’à ce qu’on perde son point de vue et que l’on passe au point de vue Malgache. Le film se construit de cette manière. Peu à peu les éléments se répondent un peu comme dans l’esprit d’un enfant, comme dans un rêve. Il y a une logique de rêve dans le film dans la manière dont par exemple la mère disparait un soir parce qu’elle n’en peut plus de tous ces garçons qui hantent sa vie. A son retour elle dit à Thomas : « Ca fait du bien de se promener toute seule la nuit ». C’est comme si elle mettait un germe dans sa tête qui le pousse à sortir dans la nuit habillé en Fantômette, dans la tenue fabriquée par sa mère, les collants qu’elle lui a prêtés etc. Il se projette avec ce costume féminin en pleine nuit et dans la clandestinité.
Que cherchiez-vous chez les personnages dans le casting de cette famille inspirée de la vôtre ? De nombreux éléments entrent en jeu. Pour Robert le père, la question posée était celle de retrouver un machisme « simple », comme on le voyait dans les années soixante-dix. Je ne trouvais pas parmi les acteurs français ce type de naturel-là. Mon père est d’origine espagnole et je me suis tourné vers l’Espagne. Pour être honnête c’est aussi parce que j’aime travailler avec des acteurs étrangers. C’est une autre méthode, une autre manière d’être etc., cela produit quelque chose, y compris chez les acteurs français qui sont sur le tournage. Quim Gutierrez est un acteur très rythmique qui fait beaucoup de comédie. Il a une espèce d’autodiscipline, se tient très droit et cela rappelle une forme de machisme. Il y a tout de suite eu une évidence. Il a un peu une tête des années soixante-dix. il me semblait que quelque chose était gagné. C’est un acteur très technique qui sait aussi jouer sur les émotions, dans l’engagement de son corps. J’ai trouvé ça assez fascinant. En regard de ça, j’ai trouvé Nadia (Tereszkiewicz ndlr). Je l’avais vue pour interpréter Madame Huissens un personnage plus jeune, la jeune épouse qui arrive sur l’île (finalement jouée par Luna Carpiaux ndlr). J’ai fait des essais avec Quim. Nadia avait vingt-six ans, je trouvais que c’était un peu jeune pour le rôle mais le jeu avec Quim fonctionnait très bien. J’ai surtout revu les photos de ma mère. Elle avait 33 ans à l’époque et n’était pas si âgée que ça. Elle avait eu des enfants tôt et sur les photos, ressemblait un peu à notre grande soeur. J’étais un peu fasciné par Monica Vitti dans Modesty Blaise (de Joseph Losey ndlr) un sommet d’élégance. Je me suis dit qu’en brune, Nadia aurait l’air d’une jeune femme un peu désynchrone avec son rôle de mère de famille. D’un seul coup c’est devenu intéressant de travailler avec Nadia qui est une fille à la fois très tonique et rêveuse. Son côté tonique empêchait le personnage d’être une femme au foyer banale. On sentait qu’elle avait un potentiel énorme d’aspiration à la vie. Son coté rêveur me permettait de la lier au personnage de Thomas. Trouver le garçon a été assez ardu. Il était très difficile à Charlie Vauselle de jouer au départ. Mais je trouvais que c’était lui. Il était souvent absent. J’aime quand les comédiens sont présents, mais j’aime aussi quand ils s’oublient dans les scènes. Le personnage de Thomas est une auberge espagnole. Il est traversé par le vent des autres perpétuellement. Quelque chose de très fort se produisait sur la famille avec ces trois personnages.
Charlie Vauselle présentait déjà une certaine vérité du personnage… Je mets neuf mois à faire un casting à chaque fois, parce que je souhaite que les acteurs soient un peu autonomes. Je cherche vraiment quelqu’un dont je sais qu’il va avoir une liberté par rapport à ce que j’imagine. Pour ça il faut des acteurs qui peuvent être assez libres et qui soient donc déjà un peu le personnage.
Adaptez-vous ce que vous écrivez sur le tournage par rapport aux acteurs ? Lors des essais déjà, je réécris les dialogues. Je découvre un peu les personnages en réalité pendant le casting. Je constate que certaines choses ne fonctionnent pas donc je modifie les dialogues afin de les améliorer un peu pour les acteurs que je vois par la suite. Quand une scène ne passe pas, ça signifie soit qu’elle n’est pas bonne, soit que le personnage ne peut pas l’incarner. Si on trouve l’acteur meilleur que le personnage, il faut laisser tomber ce qu’on avait imaginé et aller du coté de l’acteur. On ne peut pas tout faire faire à un acteur. Même si certains ont beaucoup plus de souplesse, de technique, il faut tout de même être du côté de l’acteur pour que cela fonctionne. Et en plus, quand l’acteur modifie les choses, il donne une autre dimension au film. Soit il valide ce que vous avez imaginé, soit il le déplace, mais ce qu’il propose est souvent plus riche que ce que vous aviez imaginé au départ. Un film n’est pas un programme. Le cinéma programmatique a atteint son apogée avec Hitchcock. Aller aussi loin que lui est peine perdue.
Tout y est précis… Et j’adore ça, c’est évidemment un immense cinéaste ,mais il est allé au sommet et on ne peut pas faire mieux. Je travaille plutôt sur des choses que j’ai connues, en intelligence avec les acteurs, sans essayer de reproduire la réalité de mes souvenirs qui ne constituent pas le réel. Par exemple dans cette scène où Quim donne une claque à son gamin il en a les larmes aux yeux. Je tenais à ce que le personnage se rende compte qu’il est capable de tout perdre dans son espèce d’autoritarisme, ses enfants, sa femme. Quim me disait : « Cela parait étrange par rapport à ce personnage, c’est un macho. Ton père n’aurait jamais eu les larmes aux yeux après avoir donné une gifle ». Je lui ai répondu que le film n’est justement pas fait pour reproduire les actions de mon père mais pour créer autre chose. Ici ce type se rend compte qu’il est enfermé dans son rôle viril sans pouvoir en sortir. Et ça je le découvre peu à peu en travaillant le film, y compris sur le tournage.
Vous aimez que les personnages évoluent d’eux-mêmes… Bien sûr, qu’une métamorphose m’échappe. Mon premier film, Les Revenants est très travaillé, ce n’est pas du Hitchcock mais il est très cadré. Dès mon second film, Eastern Boys, réaliser des films comme ceux-là m’a fatigué. Eastern boys raconte l’histoire d’un type qui se laisse envahir par une bande de jeunes qui foutent le bordel dans sa vie. Et pour moi, un tournage maintenant ça doit être ça. Cela ne doit pas être à moi de contrôler les autres mais c’est eux qui doivent me dépasser. J’entends par « les autres » aussi bien les techniciennes, les techniciens que les actrices et les acteurs. C’est comme si les gens m’emportaient dans un maelstrom qui est à la fois ce que j’ai voulu et ce qui me dépasse. Le cinéma m’intéresse plus à faire les choses de cette manière que d’être maître des marionnettes.
Il existe des lois du scénario, des règles. Est-ce que ce sont toutes vos expériences, notamment vos collaborations à l’écriture avec Laurent Cantet qui font que vous avez envie aujourd’hui d’un peu « casser les codes » ? C’est vrai qu’il y a ça et aussi le fait qu’avec Laurent Cantet j’ai été scénariste et monteur. J’étais présent à la fin et je m’apercevais des limites de ce que l’on avait imaginé, de ce que l’on avait voulu trop contrôler. Il y a eu également ce moment de bascule où on est passés au numérique. C’est très important. On a commencé à faire du numérique comme on faisait du cinéma avant. Quand Laurent réalise Entre les murs, il décide de le tourner avec trois caméras. Soudain on fait des scènes beaucoup plus longues, plus amples. On a commencé à prendre la mesure des possibilités du numérique comme l’improvisation, mais aussi de pouvoir revenir aux dialogues tels qu’ils étaient, de travailler un peu comme on voulait. On tournait de longues scènes, les acteurs oubliaient au bout d’un moment qu’ils étaient filmés. Le moment du « Moteur, action ! » est devenu moins sacralisé. C’est plus « On y va, on tourne ! ». Avec Jeanne Lapoirie ma Directrice de la Photographie, on arrive sur le tournage et au bout d’un quart d’heure on tourne. Ce n’est pas terrible car rien n’est mis en place. Il n’y a plus ce truc où l’on commence à tourner, on fait les choses peu à peu, c’est presque comme de la peinture dont on retravaille les éléments. Cela se reconstruit. Elle n’a pas complètement fini sa lumière, on fignole. On est dans la fabrication et cela produit quelque chose. On n’est pas déjà dans l’angoisse… J’ai l’impression qu’avant quand on disait « Moteur !» les gens s’arrêtaient de respirer. Maintenant on respire même pendant le plan, c’est différent.
Jean-Luc Raharimanana était consultant au scénario du film. Etait-ce pour les besoins de la reconstitution ? Non, j’avais aussi besoin d’un dialogue que l’on a partagé également avec Gilles Marchand mon co-scénariste. Jean-Luc Raharimanana beaucoup travaillé sur toutes ces périodes de l’histoire, la colonisation. C’est un écrivain plutôt poète qui tout en ayant un savoir historique très fort a écrit des choses assez puissantes sur Madagascar. Il était intéressant de confronter nos points de vue. Il a découvert que des familles françaises résidaient sur l’île. Pour lui un militaire est un homme armé, il n’avait pas non plus de contrechamp. J’avais aussi besoin de savoir comment les malgaches allaient prendre le film car il joue quand même le colonialisme pendant la majeure partie, pour ensuite la renverser et aller voir de l’autre coté. Jean-Luc Raharimanana m’a aussi aidé par la suite sur des personnages comme Miangaly. On ne s’est pas contentés de parler de la fin mais de l’ensemble du scénario. J’avais besoin d’avoir son avis notamment sur la question de l’inconscient colonial. Et évidemment sur la fin aussi, car j’avais écris les dialogues en français mais on ne dit pas les mêmes choses dans une autre langue. Il fallait être sûr de ce que cela raconte. Du niveau de langage aussi, de ne pas être dans quelque-chose de trop poétique ni trop prosaïque. Sur le tournage des assistants malgaches et un producteur exécutif m’ont aidé. C’est assez compliqué de parler dans une langue que l’on ne comprend pas du tout. Tourner en ltalien, Espagnol ou en Anglais on s’y retrouve en tant qu’européen. En Malgache c’est beaucoup plus compliqué.

Vous aviez déclaré ne pas vouloir retourner à Madagascar. Etait-ce la première fois que vous y alliez depuis votre enfance ? J’avais fait des repérages en 2019. Je ne voulais pas y retourner. C’est mon pays d’enfance alors que je n’y ai vécu que deux ans. Je n’avais pas non plus de nostalgie et c’est vrai que pendant des années on me demandait pourquoi je n’y retournais pas. Le bonheur qui va avec n’existe plus et en plus c’était une illusion pas très saine. Je ne vois pas très bien pourquoi je serai retourné là-bas. Quand on est revenus de Madagascar en France avec mes parents, ils ont tenu à retourner au Maroc, là où on était nés. On est partis en voiture façon années 70, les parents qui fument dans l’habitacle, on a traversé toute l’Espagne pour aller au Maroc. En arrivant au Maroc on s’est retrouvés comme des touristes un peu minables. C’était un voyage plutôt dépressif qu’autre chose. C’est comme si on n’avait rien à y faire et que de toute manière il valait mieux garder ses souvenirs.
Que de les briser. Ca actualisait les choses mais de manière malsaine. J’avais le même sentiment avec Madagascar. Il était plus important pour moi d’y aller en me disant que j’allais faire ce travail à la fois de mémoire et de retournement de la nostalgie. Il fallait retourner vers la nostalgie presque comme on retourne un gant. Ca avait plus de sens pour moi et pour tout le monde de le faire à cette occasion. En même temps sur le tournage je n’ai pas du tout fait le touriste, je ne suis pas beaucoup sorti. J’ai constamment travaillé sur le film. Et j’ai l’impression d’avoir plus partagé avec le pays que si je l’avais traversé d’un bout à l’autre.
Il y a quand même ces moments dans le film avec cet « arbre des amoureux » des adolescents si typique de la région. Vous filmez des choses qui relèvent presque de l’imaginaire… Et du fantasme. Quand on parlait de l’image avec Jeanne à Paris, je lui disais que j’avais envie qu’on voie la réalité comme si on avait ajouté des couleurs par-dessus. A l’époque on vivait les choses comme si on les repeignait en temps réel, sur le moment. Comme si on s’inventait nos propres contes et légendes au moment où on les vivait. L’arbre aux amoureux, le lac, les crocodiles, etc. C’est ce que j’appelle une féérie qu’on s’inventait à nous-mêmes et qui fonctionnait assez bien, même si on sentait l’inquiétude de la fin de tout ça. Et tant mieux, c’était normal. Il était également important pour moi de passer par l’imagier. Ces livres d’images qui sont très plaisants, exotiques et à la fois très étouffants. Le film joue sur les deux plans.
On sent les petits incidents arriver au fur et à mesure dans le récit. Et surtout après la scène d’ouverture avec Fantômette, la séquence du repas est un huis clos. Ensuite on ne voit pas les Malgaches. Il n’y a pas de mixité jusqu’au moment où ça explose. Pourtant il y en a. Si vous regardez bien, à l’église ou à l’école c’est mélangé. C’était le cas aussi à l’époque mais pour autant il existait des barrières. Je n’ai participé à aucun repas avec des Malgaches. C’est ça la réalité. Je n’ai pas voulu non plus cacher le fait qu’on allait dans les mêmes écoles. Et quand vous voyez l’instituteur expliquer que Madagascar ressemble à la France, qu’il suffirait de l’écraser pour retrouver la forme de la France… C’est dire le niveau délirant consistant à essayer de créer un lien entre les deux pays.
Vous avez décidé de placer les Malgaches en fond, un peu comme des figurants. C’était important pour vous d’adopter un point de vue politisé fort à la fin du film ? Oui, avant tout parce qu’on passe par des personnages relais. L’enfant fantasme sur le couple que forment ce jeune militaire, Bernard et Miangaly. On passe ensuite à eux comme par un système de relais puis de Bernard à cette jeune femme. Il s’endort et elle nous mène à la révolution. C’est un fantasme naïf très colonialiste du jeune Français amoureux d’une jeune et jolie Malgache. On s’aperçoit que son désir est malgré tout un désir de possession. Une fois qu’il est endormi on découvre qu’elle a une forme de lucidité, de résistance à tout cela.
Elle n’est pas naïve. Elle comprend tout sans être une militante. Il était important pour moi de montrer comment elle entre dans cette révolution, comme un train qu’elle prend. Sa conscience lui permet de monter dans ce train. Le moment où on entend ces discours politiques qui soudain expriment l’histoire, la réalité du moment du film et les espoirs de cette jeunesse est pour moi comme un procès verbal du reste du film. Ok il y a la rêverie, mais la réalité existe et passe par la parole. La parole politique dit des choses de manière très simple mais très catégorique. Je voulais que cela soit comme le procès verbal du roman familial auquel on vient d’assister. Mais cela se termine par ce moment de jubilation avec cette chanson extraordinaire qui s’appelle Veloma (du groupe Mahaleo ndlr) et que j’ai découverte en travaillant sur le film. C’est justement un adieu à l’enfance, pour faire de la politique il faut sortir de l’état d’enfant et de mineur. Le jeune Thomas ne peut lui que percevoir des choses.
Il pressent. Mais il ne peut ni formuler ni se rebeller complètement. Même un personnage comme Colette n’en a pas la possibilité. Elle est dans un impensé tellement fort par rapport à la situation des femmes à l’époque dans les familles, les couples. Elle peut résister en disparaissant dans la nuit hors de la maison un moment mais c’est le maximum qu’elle puisse faire parce que la famille tient sur elle. C’était le cas dans de nombreuses familles, ça l’est encore aujourd’hui en grande partie. La fin pour moi est le moment où des gens qui étaient jusqu’alors des figurants prennent possession du film comme les Malagasys (Malgaches ndlr) ont repris en main leur propre société sur l’île.
Pensez-vous que ces événements de 1972 sont directement les conséquences de l’insurrection malgache de 1947 ? Oui, pour éteindre 47 il y a eu l’indépendance de 1960, factice, puisque la France gardait le pouvoir et la domination sur l’île tout en faisant croire à son indépendance. 72 c’est le refus de l’influence française sur l’île, mais la référence à ce qui s’est passé en 47 était omniprésente dans les discours des militants à l’époque. Il s’agissait d’une violence non dite qui d’ailleurs n’est pas si reconnue par la France.
Il y a eu 10 000 morts ? On pense que c’est beaucoup plus. Au minimum il y a eu 8000 à 10 000 morts mais avec des séquences d’une violence incroyable. Toutes les colonies dans le monde, françaises ou d’ailleurs se sont forgées sur une violence originelle très forte. En France cela continue de peu secouer les consciences. Le plus important bouquin qui existe sur Madagascar s’appelle « Madagascar, une tragédie oubliée ».
Un titre qui en dit long. C’est vraiment ça, un oubli de l’histoire française. Je n’ai pas fait ce film en pensant uniquement à ça mais j’espère que cela permettra aussi de repenser ça. Tous les pays européens, Belgique y compris ont un passé colonial. On a déséquilibré des régions du monde. Il faut en avoir la lucidité.
Qu’en est-il de ce couple mixte Bernard et Miangaly et de cet étrange exorcisme du jeune militaire ? J’en ai beaucoup parlé avec Jean-Luc Raharimanana. C’est un film de souvenirs, des choses que l’on a vécues et d’autres qui sont des ouï-dire. Le curé faisait soi-disant des exorcismes. Dans le film l’exorcisme a un statut très particulier, on ne sait pas s’il est réel ou fantasmé par le gamin. Je voulais que les choses aient des statuts un peu flous comme ça, mais il semblerait que oui, ça a existé.
C’est très grave si ce genre de faits ont eu lieu. C’est toujours la même histoire, les militaires couchaient avec des jeunes femmes malgaches,. Quand ça devenait de l’amour, parfois ça passait bien mais si pas, ces histoires étaient d’une cruauté insensée. Quand la jeune femme malgache était plus âgée ou moins belle, on croyait à un ensorcellement. Ca ne se passait pas forcément pour tous les couples mais quand on pensait qu’il y avait un déséquilibre, du type : « Il est jeune, mignon, elle est plus âgée et pas si belle que ça », on imaginait qu’il y avait un problème et il fallait sauver le soldat. Et les choses se répondent effectivement dans le film. Quand la mère dit : « Mon père ne voulait pas que je me marie avec un espagnol, il croyait même qu’il était arabe ». C’est aussi l’injonction à ne pas sortir de son cadre. Entre espagnol et arabe il y avait comme une aggravation du problème, comme si on dégringolait des couches sociales. Et ca c’est terrible.
Ca résonne encore aujourd’hui. J’ai beaucoup hésité à placer cette phrase dans la bouche de ma mère mais je l’ai entendue la prononcer. On a beau se dire qu’elle ne pensait pas à mal, c’est tout un système et c’est quand même dit. Nous ne tenions pas tellement à rentrer en France parce qu’on avait un nom espagnol. D’abord on n’était pas très riches, mon père était sous-officier. On dégringolait dans l’échelle sociale mais aussi symboliquement parce qu’on avait un nom espagnol. A l’époque les noms italiens, espagnols pouvaient créer de la discrimination. C’est une longue histoire de nos sociétés pas si mixtes que ça et qui finissent par l’être mais le chemin est assez compliqué.
Quels sont vos projets ? J’ai un projet de film d’anticipation que je dois écrire porté surtout sur des personnages féminins. L’histoire se déroulera à la fin du siècle et au début du suivant. Une société également un peu fermée. Il s’agit d’un portrait de femme d’environ soixante-dix ans. Elle en parait un peu moins mais est sans doute plus âgée, puisqu’à cette époque les gens vieillissent mieux. Elle voit débarquer une sorte d’être surnaturel dans sa vie qui l’amène à transgresser des choses et qui en même temps semble l’amener vers la mort. Ca s’appelle « Maison Alpha ». il suffit que je trouve la grande actrice pour l’interpréter… J’ai le titre c’est déjà pas mal !
Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Bruxelles, 2023.
Portrait de Robin Campillo © Celine Nieszawer