Bruno Dumont: « Le cinéma est transgressif »

Originaire de Bailleul, Bruno Dumont est resté fidèle au nord de la France qu’il explore dans ses longs métrages depuis La Vie de Jésus, Mention Spéciale Caméra d’or au Festival de Cannes 1996 et Prix Jean Vigo 1997. Suivront entre autres L’Humanité Grand Prix du Jury à Cannes, Ma Loute, le fabuleux Jeanne (2017) et une série Le P’tit Quinquin. Dans France il croisait le destin de l’hexagone avec celui d’une madone des médias interprétée par Léa Seydoux. Son dernier film L’Empire confronte les genres cinématographiques en mêlant réalisme social et Science-fiction. Une tragicomédie déjantée et explosive qui désarçonne. L’Empire a remporté L’Ours d’Argent Prix du Jury à la Berlinale 2024.

Stéphanie Lannoy : Comment est né le projet du film?
Bruno Dumont : Je souhaitais réaliser un film de science-fiction et j’ai eu l’idée parallèlement d’expliquer dans un long métrage l’origine de Freddy dans La vie de Jésus. Savoir pourquoi ce type est si mauvais m’intéressait. J’avais envie de déployer quelque chose d’un peu grandiose pour expliquer une chose assez commune qui est la vie humaine. Le film explique l’origine du bien et du mal par une grande histoire fabuleuse de superhéros qui sont venus sur la terre pour l’envahir. Le merveilleux vient se poser contre le naturel.

Vous êtes fan de Science-fiction? J’aime beaucoup la Science-fiction. L’espace incline naturellement aux questionnements métaphysiques. C’est ce que je fais dans mes films, mais c’est plus difficile parce que le bien ne se voit pas. Ici je peux montrer des choses qu’on ne montre pas. Ça permet aussi d’aborder des questions gigantesques en ayant un espace visuel qui rend ça perceptible. J’avais le vaisseau du bien, celui du mal comme dans un conte de fées. Quelque chose de très accessible rend les questions humaines plus simples. C’est plus facile de parler du bien et du mal d’une façon super-héroïque qu’enchevêtré dans la nature et dans le monde dans lequel on est.

Quelles références vous ont inspiré pour créer ce récit ? Des films comme 2001 l’Odyssée de l’espace, Star Wars. C’est un genre très stéréotypé qui se copie beaucoup. Il y a l’espace et les vaisseaux. La Planète des Singes est un bon exemple, ce film explique l’origine, parle de la nature, de l’animalité et va chercher des questions très souterraines mais d’une façon tout à fait divertissante. Je voulais du divertissement, ne pas me prendre la tête et refaire Solaris de Tarkovski ! (rires).

Comment avez-vous procédé pour écrire l’histoire ? Il fallait que je me raccorde au nord. Que je mélange mon univers à un univers spatial abstrait. L’idée de créer des vaisseaux avec des éléments de l’architecture humaine est arrivée très vite. Si on s’attelle à un genre il faut le renouveler. J’ai essayé justement dans la représentation des vaisseaux, des personnages, de renouveler un peu le genre, comme avec Luchini, la manière dont il joue, son cockpit qui est un château.

Il y a un vaisseau château et un vaisseau cathédrale, des références que les humains connaissent… C’est l’avant-monde. Le projet d’humanité est là, dans les vaisseaux. L’architecture et ses monuments sont ce que l’art a produit de plus beau dans la représentation de l’absolu. Versailles, la Sainte Chapelle sont des summums d’architecture. Ce sont aussi des formes d’absolu mais humaines.

Ce film de Science fiction est hyper étonnant, basé dans ce petit village du nord de la France… Etonnant parce que l’amplitude est forte. Le cinéma naturaliste qui montre une vérité au ras des champs de pommes de terre et le grand cinéma hollywoodien aux grands idéaux. Ces deux cinémas qui se regardent d’habitude en chien de faïence se trouvent associés.

Pourquoi vos films témoignent-ils toujours de ce même ancrage dans le nord ? Parce que c’est mon pays. Il faut un ancrage, un monde. Ces paysages, le boulonnais, les chevaux, les gens, il y a une harmonie là-dedans. Il faut l’harmonie. C’est toute la puissance du monde profane, celui de la peinture flamande. C’est totalement enraciné mais la gloire est là. La vérité est dans le nord. Comme elle est ici ou partout.

Comment avez-vous écrit vos personnages ? Il ne s’agissait surtout pas de les écrire mais de représenter le bien et le mal. J’ai très vite pensé à des figures un peu tragicomiques surtout avec Fabrice Luchini. Envisager le mal dans un registre drôle, le désacraliser en utilisant des figures. Lui donner un costume de théâtre, en faire un personnage extravagant, malin. Dans Les Visiteurs du Soir Jules Berry joue un diable flamboyant, bien habillé. Cette figure me plaisait bien. Le diable est souvent représenté proche du comique, même sur la sous la forme d’un clown. Le côté malin peut rejoindre le drôle et ça m’intéresse de faire se rapprocher ces éléments.

Jane et Jony forment le couple « du bien et du mal », ce sont des personnages ultra genrés. Jony est un peu un cow-boy… C’est l’homme diabolique. Ils ont une double nature, ils sont à moitié humains, à la fois conceptuels et incarnés. Jony est un peu viril, il a un physique et en même temps il est le démon. Jane c’est pareil en s’incarnant elle perd de son bien pour acquérir des penchants, des tendances, elle est attirée par lui. Elle commence à s’incliner, ils sont en train de former la nature. Le bien est attiré par le mal et le mal par le bien, ces forces s’attirent.

Dans votre casting vous mélangez de nouveau des acteurs professionnels et des non professionnels. Pourquoi avez-vous choisi Brandon Vlieghe pour interpréter Jony ? On a fait un casting à Boulogne, sur place et il m’a plu. Il est mécanicien auto d’une famille de forains. Il avait ce que je cherchais, un gars avec une bonne tête et une forme de cinégénie.

Pourquoi préférer dans le rôle de Jony un acteur non professionnel et face à lui, à l’inverse une professionnelle, Anamaria Vartolomei (Jane) ? Pour représenter l’homme naturel Il n’y a rien de mieux que de prendre un homme naturel. Et pour représenter des idéaux comme Luchini, on peut prendre un acteur professionnel. Jane est un être double, à la fois une superwoman. Anamaria Vartolomei est une très bonne actrice, sa nature est très intéressante. Quand on la voit plus sensible, on ressent son trouble parce qu’elle est en train de s’humaniser. Son humanisation la rend fragile. Pourquoi pleure-t-elle ? Parce qu’elle est en train de se rendre compte qu’elle n’est pas à la hauteur. D’ailleurs elle se fait engueuler par la reine qui lui dit « Mais qu’est-ce que tu fabriques ? ». Face au mal c’est trop difficile. Elle est touchante et en même temps c’est la vacuité de la lutte. Elle n’y arrive pas.

Lyna Khoudri est utilisée à contre-emploi, on ne l’a jamais vue comme ça avec une perruque, des hauts talons… Lyna Khoudri ne pouvait pas changer de coiffure pendant quinze jours parce qu’elle menait de front le tournage de deux films. Je n’aimais pas cette coiffure assez spéciale. On ne pouvait pas y toucher puisqu’elle était en train de tourner. L’idée de la perruque est venue de là. Après j’ai eu l’idée de faire plein de perruques différentes. L’idée vient des contraintes. Son rôle est celui d’une bimbo. Comme on a décalé le tournage du film à cause de la pandémie on a perdu tous les acteurs en route. Lily Rose (Depp) devait être là et finalement était prise dans le tournage d’une série aux États-Unis. J’avais entendu Lyna Khoudri parler d’un film avec beaucoup d’argumentation sur son rôle.

Vous filmez de loin en plan d’ensemble les scènes de sexe et celle au début du film où Line est nue dans les dunes. Pourquoi ? Par discrétion. J’ai tourné pendant très longtemps très près. Aujourd’hui la représentation du sexe est plus compliquée. Je voulais prendre de la distance, laisser les acteurs loin. Le cheval, l’arbre, tout ça redonne une espèce de connexion générale de cet acte humain dans la nature.


Jony ne pêche pas grand-chose, puis la tempête saccage tout, votre film véhicule-t-il un message écologique? Vous avez la liberté de le penser mais il n’y a pas d’intention de délivrer des messages. Je suis avant la politique. J’ai une vision de la vie humaine un peu dans la vacuité des choses. Jony ne pêche pas grand-chose, c’est la nature. Comme les policiers sont à moitié bons, à moitié mauvais. Ils ne sont pas très forts mais ça c’est une autre drôlerie. C’est une façon de parler de la finitude. On est humains. Ce ne sont pas des héros. Nous sommes tous des antihéros sauf que par des vues de l’esprit nous sommes habités par les figures des héros.

Est-ce qu’au fond votre film n’est pas un peu pessimiste ? Je ne pense pas. Il y a quelque chose de tragique avec forme de lucidité dans la vacuité des choses. On est soumis à notre nature, à nos instincts, des choses comme ça. Il y a quand même l’amour, de la lumière qui est toujours là, moi par exemple je ne suis pas pessimiste.

L’humour sauve un peu les choses. Tout à fait, je viens au bord du drame, du tragique.

Vous montrez une société binaire avec ces zéros et ces uns qui s’affrontent. Il s’agit aussi des hommes et des femmes? C’est plus le clivage numérique dans lequel on vit aujourd’hui, cette simplification des choses. Ce monde hypertrophié qui dit le bien, le mal. Mais cela ne durera pas forcément longtemps.

Il y a les zéros et les uns, cette cathédrale avec une reine et non pas un roi, dont l’envoyée sur terre, Jane est aussi une femme. Le bien c’est la femme et l’homme le démon.

Il semble que l’homme et la femme pourraient s’annuler tous deux dans leurs excès. Il y a le penchant de l’homme et celui de la femme qui peuvent s’annuler. Ils doivent vivre en concorde. Il y a de l’altérité entre l’homme et la femme, il ne faut pas vouloir que la femme soit comme l’homme. Ni l’inverse. Il y a un besoin d’égalité mais l’homme et la femme n’ont pas la même portée. Il ne faut pas vouloir résoudre l’un à l’autre. La revendication que les femmes sont des hommes comme les autres, eh bien non, pas du tout. Il faut vouloir la dissemblance. On en n’est pas là et c’est dommage. J’aime l’altérité, la dissemblance entre les hommes et les femmes. J’aime les femmes parce qu’elles sont différentes, comme des hommes peuvent l’être. Cette histoire d’hommes et de femmes va nous mener dans le mur.

Après que Jane ait couché avec Jony, elle se plaint plus tard qu’il lui ait mis une main aux fesses. Est-ce une critique du mouvement #MeeToo ? Dans #Meetoo Il y a du bon. Le fait de se réveiller et de dire non à un homme, c’est bien, elle a le droit. Ce qui ne va pas c’est peut-être l’exagération, comme pour le wokisme. Il faut être sensible aux minorités mais de là à les surexposer, non. Il faut exposer tout le monde. Le mouvement des femmes c’est pareil. Jane a bien raison de se plaindre qu’on lui mette la main au cul, c’est sain. Balance ton porc c’est bien, c’est ce qu’elle fait, elle balance son porc. Je vois ça d’un très bon œil, je n’ai rien contre le féminisme en lui-même. Il a du bon, mais le mauvais c’est l’excès. Je ne vois pas le monde partagé entre des hommes et des femmes mais des individus. Il y a des femmes très fortes et des hommes très faibles.

Votre film aborde de nombreux sujets. Quand le Jedi décapite on pense évidemment au terrorisme. Ils en parlent d’ailleurs, « C’est sûrement Daesh ! ». Il y a la violence oui, parce qu’il existe aujourd’hui des formes quasiment absolues du mal. Tous les terroristes croient au mal et le disent. Ils pensent qu’ils vont aller au paradis. De nombreux illuminés prennent au ras des pâquerettes cette histoire-là. Les plus dangereux sont ceux habités par cette croyance, qu’il existe une vérité vraie avec d’un côté le bien et de l’autre le mal. « Moi je suis le bien, ils sont le mal, je vais les détruire ».

Quand vous parlez de société binaire avec les bits, les zéros et les uns, pensez-vous au monde d’Internet, des réseaux sociaux ? On vit dans cette société binaire qui réduit tout à zéro et un en créant justement ces oppositions brutales et ça va finir mal. Les gens sont à moitié fous parce qu’ils vivent dans des réseaux. Ils sont enfermés dans des boucles qui se suivent et ne supportent plus la réalité. Après c’est aux spectateurs de nourrir cela. Le film peut répondre à beaucoup de questions. Il explique comment le monde est aujourd’hui. Toutes les clés sont là. Le numérique, le zéro, Le un, le bien, le mal, la nature humaine, la vicissitude des choses.

Quelle est la fonction de la musique? Il s’agissait de lui donner une dimension lyrique comme dans la scène où Jane et Jony s’embrassent. Il y a une volonté de rendre certains moments comme celui-là cinématographiques, ce sont des héros de cinéma. C’est aussi la magie d’avoir l’impression d’être dans un film naturaliste total où on entend les sons réels et après plus du tout. Le film oscille comme ça dans des registres différents.

Comment cela se passe-t-il pour produire vos films? C’est difficile, ce sont des registres avec des sujets pas très conventionnels.Nous avons eu le CNC au bout de la troisième fois. Aujourd’hui les commissions sont presque devenues des commissions de censure. Elles jugent le fond. C’est l’époque d’aujourd’hui, partout il faut cocher des cases.

En recevant la Palme d’Or Justine Triet a fait un discours sur l’exception culturelle française qui était en danger. Ressentez-vous la même chose? Je ne vais pas me plaindre. C’est de plus en plus difficile mais pour l’instant je parviens à faire ces films-là. Je vois bien par contre que l’on nous met de plus en plus de bâtons dans les roues parce qu’on demande de plus en plus au cinéma de créer le monde comme on voudrait qu’il soit. C’est une censure parce que l’on vit dans un monde de censure. Le monde dont on parlait tout à l’heure. C’est présent dans les arcanes du cinéma, dans les financements etc. il y a plein d’endroits pour empêcher un film de se faire c’est de dire non, on ne peut pas dire ça. Alors que le cinéma n’est pas là pour faire la morale. Il y a des choses qu’on ne dit pas dans la vie qu’on dit au cinéma. Le cinéma est transgressif c’est sa fonction. Mais plus maintenant ! Ça devient de la communication, il sert à communiquer un discours. Les jeunes font des films très droits, non ? Il n’y a pas de cinéaste iconoclaste. Les jeunes cinéastes sont sages, le cinéma français est très sage. Il coche les cases.

Avez-vous dû modifier des choses, réécrire peut-être? ? Non, j’ai coupé beaucoup mais pour rentrer dans le budget. Vous voyez le film! On ne peut pas dire qu’il soit bien-pensant. Il a une liberté de ton que l’on ne m’a pas retiré.

L’Empire est actuellement en compétition à la Berlinale, une réaction ? Cela me rend tout à fait joyeux. C’est important bien sûr, le film est là pour être montré, porté et être vu donc c’est vraiment un grand plaisir d’aller là-bas avec les deux garçons Brandon (Jony ndlr) et Julien Marnier (Rudy ndlr), Anna Maria et Lyna Khoudry. Ça me fait plaisir de les emmener là-bas, tout le monde est content.

Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Bruxelles 2024.