Katell Quillévéré «L’histoire est souvent racontée par les vainqueurs»

Katell, Catherine en breton, un prénom qui hume les embruns de sa dernière fiction, inspirée de l’histoire de sa grand-mère et qui ne laisse rien présager de la bio de cette cinéaste et scénariste française née à Abidjan. La filmographie de Katell Quillévéré habite le cinéma français audacieusement et passionnément. Son premier long métrage, Un poison violent obtient en 2010 le Prix Jean Vigo. Des folies De Suzanne à Réparer les vivants où elle s’empare du sujet de la greffe d’organe de manière frontale, moderne et toujours follement poétique. Son dernier long métrage lui a demandé trois ans d’écriture interrompus par la co-réalisation d’une série avec Hélier Cisterne Le Monde de demain sur NTM et les débuts du hip hop. Un saut dans le temps, entre les styles et les genres. Le temps d’aimer relate une histoire d’amour post seconde guerre mondiale sur vingt ans, un mélodrame intense incarné par les âmes généreuses d’Anaïs Demoustier et Vincent Lacoste. Katell Quillévéré nous surprend une fois de plus en abordant un sujet inédit. Elle décrit le parcours tortueux d’une jeune femme ayant eu une aventure avec un soldat allemand durant la seconde Guerre Mondiale et met en scène les images bouleversantes des femmes tondues qui portaient ainsi la honte de leur relation, quelle qu’en soit la nature.

Stéphanie Lannoy : D’où vient l’idée du film ?
Katell Quillévéré: Le personnage de Madeleine s’inspire de l’histoire de ma grand-mère dont j’étais très proche durant toute ma jeunesse. J’ai toujours su qu’elle avait un secret sans pour autant avoir vraiment le droit de le connaître. Ça a pris beaucoup de temps à la famille pour affronter cette histoire que l’on a découverte tard, elle avait déjà quatre-vingt ans. Pendant l’occupation alors qu’elle avait dix-sept ans, elle a eu une histoire avec un soldat allemand. Elle est tombée très rapidement enceinte et sa vie a complètement basculé. Elle venait d’un milieu modeste et quatre ou cinq ans plus tard comme dans le film, elle a rencontré mon grand-père qui était d’un milieu plus aisé. Ce jeune homme qui est mon grand-père, l’a très vite épousée contre l’avis de sa famille. Ils se sont mariés seuls à la mairie. Il a reconnu cet enfant, l’a adopté et ils sont restés en couple toute leur vie. Ils ont toute leur vie caché cette histoire. Le point de départ est très personnel, ensuite il y a tout un travail d’écriture de fiction avec Gilles Taurand mon co-scénariste qui est vraiment parti de cet imaginaire du couple.

C’est un film sur le couple et comment il se constitue. Vous montrez qu’un couple peut aussi être une équipe. Ce qui me passionne ce sont les raisons pour lesquelles deux personnages s’attirent. Qu’est-ce qui fait qu’à un moment donné ils se jettent comme ça ensemble dans une fiction? Tout est question d’idéal commun. Comment cela dure-t-il, comment traverse-t-on les épreuves ou pas et sur quoi ce pacte se fonde. Souvent il se fonde sur de l’inconscient puisqu’on ne se connaît pas quand on se rencontre. C’est ce que je trouve hyper cinématographique dans le couple et dans la famille en général et en l’occurrence chez ces deux êtres qui sont blessés par une société qui ne veut pas d’eux à une époque particulière de l’histoire. C’est comme si inconsciemment ils se reconnaissaient sur la plage et qu’ils allaient se protéger ensemble de ce monde qui les rejette. Et c’est inventer une manière d’aimer atypique qui n’appartient qu’à eux qui me permet de raconter des histoires hors du temps qui questionnent le couple et la société en général et sont complètement d’actualité.

Pourquoi avoir choisi Anaïs Demoustier pour jouer Madeleine? Le rôle de Madeleine n’était pas un rôle évident parce que comme elle incarne un féminin ambivalent, elle a une forme de dureté et allait potentiellement provoquer du rejet. Une mauvaise mère c’est très compliqué. On est très habitués à voir de mauvais pères, on est plus tolérants, tandis que les mauvaises mères cela ne passe pas, on les juge assez vite. Le pari était de trouver une actrice qui prenne ça en charge et soit suffisamment à la fois solaire, vivante et subtile dans son jeu pour nous embarquer. Anaïs c’est tout ce qu’elle est, c’est tout ce qu’elle sait faire. C’est aussi quelqu’un de très profond, de très intelligent. Elle avait l’ampleur du rôle. Elle a également ce physique que j’aime beaucoup qui fait qu’elle peut être à la fois commune et extrêmement belle et glamour. J’avais donc la possibilité de passer d’une chose à l’autre au travers des époques. Il y a ce moment un peu d’âge d’or à Châteauroux où je peux révéler toute sa beauté, toute sa sensualité. Ensuite je peux aller vers cette femme d’âge mûr. Elle est capable d’incarner cette quarantaine même si elle ne l’a pas encore et en même temps je pouvais aussi aller chercher une chose plus effacée, plus commune au début.

Et pourquoi collaborer avec Vincent Lacoste dans le rôle de Francois ? Pour Vincent c’est un peu pareil. C’est aussi ce physique de Boy’s Next door qui peut se révéler très beau, très sensuel mais que l’on a pas encore vraiment vu sous ce jour-là. J’avais envie de le filmer, de le rendre beau mais je voulais aussi qu’on oublie Vincent Lacoste. Je voulais le déplacer. Vincent et moi avons fait un très beau boulot de composition. Je lui ai demandé de perdre presque dix kilos, je voulais qu’il perde son aspect juvénile, ses joues, son côté post-adolescent et qu’il incarne une sorte d’anxiété de fébrilité. Ce personnage a un secret, c’est quelque chose qui est dans le non-dit donc qui passe par le corps. Il fallait que ce corps soit témoin de quelque chose d’intérieur qui vibre, qui affleure, cela passait par une forme de maigreur. J’ai changé sa démarche complètement en rapport avec la polio. On a trouvé une gestuelle beaucoup plus précieuse, délicate qui raconte aussi ses origines. Les choix vestimentaires, les coupes des costumes. Évidemment les lunettes, c’est un vrai personnage de composition.

Le film semble présenter deux époques. Il raconte une histoire du passé. Tous les décors nous ramènent à l’époque post-seconde Guerre Mondiale et finalement les thèmes, les personnages, les sujets sont très modernes. Un film d’époque réussi selon moi est un film qui a trouvé son dialogue avec le présent, avec le contemporain. C’est ce qui lui permet de rester. Là en l’occurrence il y avait matière à aborder des sujets qui sont complètement d’actualité. On est sur la représentation d’une maternité ambivalente. Comment on peut ne pas se sentir mère, ne pas s’autoriser à aimer un enfant ? Pourquoi, comment, d’où ça vient? Ce personnage féminin est loin des clichés et donne une vision moderne de la femme. C’était très important pour moi de défendre ce point de vue. Il y a aussi la question de l’homosexualité, de la bisexualité. Peut-on ne pas être le père biologique d’un enfant, être homosexuel et être un père formidable ? Ce qui est le cas de Francois qui se sent père et qui l’est de manière extrêmement naturelle. La question du genre, de l’identité est présente aussi. Peut-on d’un côté désirer des hommes et aimer une femme ? Peut-on être en couple sans avoir nécessairement la même orientation sexuelle, une complicité sexuelle ? C’est quoi être un couple ? C’est quoi faire famille ? Ce sont vraiment des questions actuelles.

Peu de fictions s’intéressent et racontent les histoires des femmes qui ont été tondues après guerre. Il aura fallu tout ce temps pour finalement les voir de cette manière sur le grand écran. C’est un tabou qui demeure dans la société française. Qui reste hyper fort oui. Il y a Hiroshima, mon amour d’Alain Resnais mais ça date (1959 ndlr). Sinon c’est vrai qu’en fiction, française en tout cas, il n’y a rien. Nous avons cherché avec des documentalistes toutes les images de femmes tondues dans les fonds d’archives existants en France et même ceux de l’armée américaine. Quand on a mis bout-à-bout toutes ces images, il y en a beaucoup plus que celles que je montre dans le film, c’est un tel choc pour nous de se rendre compte de la violence de ces événements, du nombre de femmes touchées, des personnes que ça a dû traumatiser. Il y a celles qui ont été tondues, mais il y a également ces enfants, tous ces gens qui ont assisté à ça et sont marqués à vie. Et aussi ces hommes qui ont fait subir ces actes de torture. On ne mesure pas ça parce qu’on a en tête des images communes de femmes au crâne rasé. Non seulement elles étaient tondues mais une partie d’entre elles ont été torturées et violées voire assassinées. Des historiens ont retrouvé ces femmes et ont rapporté leurs histoires. Certaines femmes dont je montre les images sont mortes le jour même ou les suivants. A partir de là je me suis dit que personne n’avait vu ces images en France. Un devoir de mémoire s’imposait. Elles sont aussi dans le film parce que cela reste un impensé de l’histoire. 90% de ces images sont inédites. C’était une manière de les regarder aujourd’hui avec le mouvement féministe dans lequel on est, cela paraissait important de partir de cette vérité. J’ai aussi beaucoup lu de témoignages de femmes qui ont vécu ça. De nombreuses femmes tondues n’ont jamais eu une vie normale. Soit elles finissaient en hôpital psychiatrique parce que cela les a rendu folles ou alors elles étaient bannies avec l’impossibilité de retrouver un mari. Quand certaines trouvaient un mari elles étaient maltraitées toute leur vie. Nombreux sont les destins tragiques derrière cette histoire. Peu de femmes ont eu la pulsion de vie, la résistance de ma grand-mère.

Vous filmez l’enfant, Daniel, comme un personnage qui est là mais qui est presque secondaire. Dans le récit il ne fait qu’assister à la vie des adultes. Est-ce pour montrer le désamour ou sa place qui n’est pas du tout au centre de la famille ? La colonne vertébrale du film est cette femme Madeleine. La structure du film circule entre ses différentes identités. Son identité de mère, d’épouse, d’amante, son émancipation, son devenir social et donc cet enfant comme un enfant est baladé. Il la suit il observe. Et lui il a une quête. L’identité de ce père dont il se persuade qu’il est vivant et qu’il veut connaître. Cette obsession va le sauver. Cette relation mère fils démarre et clôt le film. Elle est essentielle au film mais le personnage principal est Madeleine.

Qu’est-ce qui vous a plu chez Paul Beaurepaire qui joue le fils, Daniel adulte? C’est une révélation totale. Ce comédien jouait son premier rôle au cinéma. Je n’avais jamais vu ça si jeune avec si peu d’expérience, être à ce point connecté à son outil de travail, à ses émotions. Etre capable de faire autant de choses si jeune c’est une performance.


Dans le scénario vous réunissez des écorchés. Madeleine, Francois et même Jimmy également quand on voit qu’il est victime de racisme. C’est un film sur des anti-héros de la guerre, des parias de la société chacun à leur manière qui trouvent refuge ensemble. Il n’y avait pas moins d’homosexuels dans les années 50 ou 60 qu’aujourd’hui, simplement ils étaient mariés et la plupart avaient des enfants. Les afro-américains qui ont participé à la seconde guerre mondiale et à la libération ont été invisibilisés. Ils subissaient la ségrégation de l’époque aux États-Unis. Et puis c’est vrai que l’histoire est souvent racontée par les vainqueurs plus rarement par les vaincus, par ceux qui n’ont pas été les plus héroïques, les plus courageux. Le cinéma sert aussi à ça, à représenter la marge, à questionner l’héroïsme, le centre par rapport à la marge.

Qu’est-ce qui vous tenait à cœur pour ce film-là en terme de mise en scène ? La question de la mise en scène dans ce film s’est posée par rapport à la question de l’époque et celle du mélodrame qui était un genre auquel il se réfère clairement dans son mode de récit et dans ses codes. Trouver une forme moderne à ce film est tout de suite apparu comme essentiel pour permettre ce dialogue entre présent et passé, pour créer la collision et ne pas tomber dans quelque chose de trop académique. Très vite la caméra épaule est apparue comme une sorte d’évidence. Ce film allait être filmé de façon légère. On allait faire cet énorme travail de restitution de l’époque à travers la direction artistique, les décors, les costumes, mais quand on allait déclencher la caméra, on allait filmer une histoire au présent, qui pouvait être racontée ici et maintenant. C’est dans cette rencontre-là que le film allait trouver sa puissance et son originalité. J’ai tout le temps été guidée par un souci de modernité dans ma forme. Ensuite il y a la question de la démonstration dans la mise en scène. J’ai toujours été plutôt du côté du travail du non signifiant dans la forme, c’est-à-dire d’une forme qui soit au service du sens et des personnages. Ce qui ne veut pas dire une forme qui soit moins exigeante ou moins complexe, mais qui se voit moins. Je ne cherche pas à travers la forme à exprimer ma présence ou mon ego. C’est une forme qui va être au service de l’émotion, de la relation émotionnelle au spectateur. C’est ce qui me guide quand je découpe un film.

La première séquence montre les images d’archives de la libération. Ces images sont assez gaies habituellement parce que ce sont des images du pays libéré, les populations sont joyeuses. Ici la séquence d’archives déraille un peu dans ces baisers entre les françaises et les soldats qui finalement deviennent un peu forcés. C’est aussi une préfiguration de l’histoire du film ? Oui et c’est une manière d’inscrire directement le film dans sa proposition. Il y a l’histoire officielle d’un pays, d’une famille et puis il y a son histoire souterraine. Nous allons chercher cette vérité souterraine cachée qu’il faut souvent arracher quand on est enfant à ses parents, ou à son pays quand on est un peuple pour connaître la vérité historique et c’est ce qui prend du temps, des années. C’est à ça aussi que sert le cinéma. C’est tout ce que raconte ce début. Il y a ce qui se passe dans la rue principale et nous on veut aller dans la perpendiculaire à côté pour voir ce qui s’y est passé.

Un poème de Stefan Zweig revient régulièrement dans le film. Il vient du roman Amok, c’est Gilles Taurand qui l’a trouvé.On cherchait quelque chose à réciter pour l’enterrement. Le texte est tellement à l’image du film, il charrie ce qui est au cœur du film, cette question du secret et de la vérité, du secret comme moteur. Du secret qui ronge pour François, du secret qui sauve pour Daniel. C’était un peu la rencontre avec le destin.

Une écriture cinématographique qui relève du roman, est-ce particulier par rapport à vos autres projets? Le film est le prolongement de Suzanne dans l’écriture qui est aussi une saga sur vingt ans. Ce n’est pas complètement nouveau, j’ai plutôt cherché à déployer l’expérience de la construction d’un récit sur du temps qui fonctionne avec des ellipses très fortes. J’ai repris ce principe et l’ai approfondi, déployé. Il y a bien sûr aussi des influences littéraires. Le roman américain avec l’idée d’écrire comme Joyce Carol Oates ou Jim Harrisson.

Les ellipses dans votre récit sont assumées, vous n’hésitez pas à trancher dans le temps de l’histoire. Cela fait partie du style que j’impose aux spectateurs et qui à un moment devient j’espère, jubilatoire. C’est comme si le film ne nous avait pas attendu, qu’il avançait comme un souffle et qu’il fallait le prendre en route et remplir les trous. C’est une manière de rendre le spectateur très actif. Ca fabrique beaucoup de hors-champ. Ce que l’on décide de ne pas montrer est presque tout aussi important que ce que l’on voit et cela crée comme ça constamment une relation pour le spectateur entre ce qu’il voit, ce qu’il perçoit, et ce qu’il imagine de cette histoire. J’ai confiance dans le spectateur, son intelligence, sa sensibilité et j’essaie de dialoguer avec lui.

Quels étaient vos desiderata pour la musique ? Comme pour la grammaire cinématographique et l’esthétique du film, il s’agissait de trouver un pont entre un score qui ne soit ni classique ni moderne, mais qui soit un peu au-dessus du temps. On avait deux références importantes. In the Mood For Love, un score un peu pop et en même temps intemporel. Notre autre référence était Ascenseur pour l’échafaud, le score de Miles Davis, ce Free jazz improvisé. La trompette est devenue l’instrument principal du thème numéro un du film, celui qui est vraiment relié au passé des personnages et à la honte. Ce thème surgit avec la trompette sur les images d’archives qui revient quand le passé des personnages ressurgit et qui est commun à Anaïs et à Vincent et leur passé honteux réciproque. Il les accompagne aussi au moment où la sexualité, le désir sexuel surgit puisque cette honte est liée pour les deux à une sexualité fautive, coupable. Le jazz de cette époque est parfait pour être à la fois moderne et n’être ni passé ni présent. In the Mood For love illustre le thème du couple, de l’amour qui démarre au premier baiser et qui se déploie sur le mariage et va revenir à chaque fois que le couple traverse une épreuve et se réconcilie. Il a ce rythme ternaire qu’a In the Mood For Love, le thème de la valse dansée. avec l’idée que l’amour continue, continue… Plus le film avance, plus le thème est orchestré, plus il y a d’instruments et plus il est nourri par le vécu de nos personnages.

L’action se situe en Bretagne c’est votre région. Cela vous a- aidé par rapport au fait qu’il s’agit d’un sujet familial à l’origine? Oui bien sûr mes grands-parents se sont rencontrés sur une plage bretonne ça joue pour moi, c’est symbolique. C’est aussi une région dans laquelle je me sens toujours super bien. Je suis allé vers la côte d’émeraude vers Dinard, ce sont des paysages très romantiques qui étaient très propices aux mélo. et puis cette métaphore avec la mer, la mère, il y a quelque chose qui est tout le temps là.

Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Film Fest Gent 2023.