«Il n’y a pas besoin de partir sur Mars pour sauver l’humanité » Claude Barras, Sauvages

Dévoilé à Cannes en 2016, Ma Vie de Courgette ravissait alors la Quinzaine des Réalisateurs. Distribué dans plus de 60 pays, le premier long métrage d’animation de Claude Barras cumule à ce jour plus de 800000 spectateurs en France, deux César et une nomination aux Oscars en 2017. Dernier film d’animation du cinéaste suisse, Sauvages décrit les aventures d’une enfant, Kéria qui retrouve ses racines parmi le peuple nomade des Penan et découvre en même temps la déforestation de la forêt de Bornéo. Claude Barras crée un cinéma éducatif à hauteur d’enfant inspiré par des causes humanistes et justes. Sauvages a duré huit ans de fabrication, contre dix pour le précédent. Un travail de longue haleine pour amener la féérie sur le grand écran. A l’occasion de son retour au FIFF à Namur, où Ma vie de Courgette décrochait le Bayard d’or de la Meilleure Photographie en 2016, Claude Barras nous raconte les dessous de sa dernière fable écologique.

Comment est né le projet de votre dernier film, Sauvages ? Le projet est né avec l’envie de parler de notre rapport au vivant, d’interroger notre manière de vivre. On sait tous qu’il est urgent de changer tout ça. J’ai cherché un ambassadeur du film et le petit singe a commencé par être dessiné. Il était pour moi au départ le personnage principal et je me suis rendu compte qu’en restant avec un bébé singe le film allait ressembler à L’Ours que j’avais aimé quand j’étais jeune, mais qui pour moi manquait d’implication humaine. Le duo de Oshi et Kéria est né de cette réflexion-là.

Cette invention du petit singe était-elle lié à la situation des orangs-outans ? J’ai toujours été sensible au côté miroir des grands singes. Par exemple à Diane fossey, à ces gens qui nous donnent l’alerte sur la disparition du monde sauvage mais aussi d’espèces emblématiques comme les grands singes. Un article d’un journal disait qu’il restait à peu près dix ans si l’on ne faisait rien avant qu’il n’y ait plus aucun orang-outan sur terre. Cela m’a donné envie de le mettre en avant.

Dans Ma vie de Courgette il s’agissait aussi d’une situation primordiale par rapport aux enfants. C’est à chaque fois l’urgence qui vous donne une envie de cinéma? Pour Courgette c’est un peu différent parce que c’est en lisant le livre que j’ai eu envie de faire le film, mais en même temps j’ai pas mal d’amis éducateurs qui voyaient leurs conditions de travail se dégrader d’année en année parce qu’effectivement, tout ce qui est collectif et qui devrait être géré ne l’est pas. La politique devrait s’occuper du vivre ensemble, de l’éducation des enfants et de la façon dont on préserve les ressources pour les générations qui viennent. Ça ne devrait pas être « Comment est-ce qu’on va faire plus d’argent ? » ou accorder aux entreprises une responsabilité sans mettre un cadre pour gagner plus d’argent avec des choses essentielles pour les générations qui viennent. Je n’arrive pas à comprendre que l’on puisse encore continuer dans cette voie là. Cette forme d’urgence-là me donne envie de faire des films à hauteur d’enfant, qui questionnent ça parce qu’il faut quand même répondre aux enfants.

C’est compliqué de parler de sujets assez graves à hauteur d’enfants… C’est compliqué parce qu’il s’agit d’une zone de déni. On se dit « Ah, nos enfants verront bien, chaque génération…, ils vont trouver des solutions ». C’est tellement hypocrite et lâche par rapport aux enfants. Ils ne trouveront pas de solution s’il n’y a plus de forêts, plus de poisson et du plastique partout. Ce n’est pas avec Chatgpt qu’ils vont sauver le monde. Ca me révolte un peu et je ne suis pas le seul. J’ai aussi envie que le film redonne un peu d’espoir aux gens qui voudraient que ça change. Beaucoup ont baissé les bras. Entre le Covid, les guerres, toutes les mauvaises nouvelles nous assomment et on essaie de se concentrer pour survivre.

En même temps, votre film consiste à émerveiller les choses pour parler d’un sujet très grave. Oui,une philosophe belge, Vinciane Despret, ou Baptiste Morizot et d’autres pensent que la crise climatique est surtout une crise de sens de civilisation, d’émerveillement et de perte de lien avec le monde dont on fait partie. C’est vrai qu’on est coupés dans notre bulle humaine. Nous sommes tous en ville, derrière des écrans et nous n’avons plus de sensibilité. C’est une crise de la sensibilité au monde vivant. Le film essaie effectivement de dire «Il n’y a pas besoin de partir sur Mars pour sauver l’humanité. Il suffit juste d’ouvrir la fenêtre, de regarder les oiseaux et d’avoir envie de s’émerveiller de ce miracle qu’est la vie ».


Comment définiriez-vous votre rapport à la terre ? Comme la moitié des gens de ma génération mes grands-parents étaient paysans. A l’époque il n’y avait pas beaucoup de tracteurs et de produits chimiques. Des paysans on va dire bios et responsables même s’ils n’en étaient pas encore conscients, à qui l’on a vendu des solutions pour faire plus de rendement, plus d’argent et avoir plus de confort. Et je comprends très bien le chemin qu’ils ont pris, c’est celui de la modernité, qui au départ était peut-être un beau projet. Finalement on voit bien qu’il y a des zones d’ombre que l’on n’a pas vues venir et qui maintenant sont évidentes. J’ai l’impression qu’en tant que citoyen lorsqu’on a les bonnes informations on peut faire attention à notre mode de consommation. Mais ce sont les politiciens dont c’est le métier et qui gagnent de l’argent pour s’occuper de comment organiser le monde pour qu’on puisse le donner à nos enfants, qu’il faudrait bousculer un peu pour que les choses bougent plus rapidement.

Pour cela vous avez créé le site https://www.sauvages-lefilm.com/, des associations suivent le film, vous avez des moyens d’action. L’un des moyens d’action que je trouve assez beau est que les enfants peuvent envoyer leurs dessins au Parlement Européen et peut-être en France au Premier Ministre, on est en train de voir comment faire. Plutôt qu’une pétition, il s’agit de montrer que des enfants se préoccupent de certains sujets. Alors que faites-vous faites de tout ça ? Vous fermez les yeux ou vous avez envie de réagir ? Pourquoi existe-t-il un accord de libre-échange sur l’huile de palme alors que des paysans essaient de faire du colza ici? Des questions assez simples. Il existe des lobbys assez puissants, des groupes Agro-industriels, pharmaceutiques, qui agissent de manière malhonnête. Il faut y porter attention.

Kéria et Oshi, Sauvages©FIFF Barbara Brauns

Pour revenir à ces petits personnages, comment les marionnettes sont-elles conçues ? Avec beaucoup d’amour et de patience (rires). Au départ ce sont des dessins. Je fais beaucoup de dessins au trait, assez simples pour trouver les caractères. Ensuite je mets tous les dessins ensemble parce qu’il faut qu’ils fonctionnent également entre eux, les proportions, les formes. Puis on fait la sculpture en pâte à modeler et à partir de là, j’ai une équipe de trente à quarante personnes qui travaillent pendant un an à partir de la sculpture pour créer les marionnettes. Il a fallu cette équipe-là pour faire une centaine de marionnettes. Kéria existe en douze exemplaires pour pouvoir travailler en parallèle sur divers moments du film sur plusieurs plateaux. À l’intérieur il y a une armature en acier avec des rotules que l’on peut régler pour chaque scène, des petits costumes en tissu avec des petites armatures pour être aussi animés, pour que ça bouge. Les cheveux sont en mousse de latex, les têtes en impression 3D, les bouches sont aimantées, on peut les remplacer. On filme ensuite en Stopmotion, à 12 images par secondes.

Comment avez-vous créé ce magnifique décor de forêt tropicale? Là aussi ce sont quelques dessins schématiques, des éléments forts du décor parce que la forêt est grande, mais en même temps cela représente 42 endroits différents donc il a fallu trouver une manière de les caractériser. Il y a le bord de la rivière, la montagne, l’endroit du campement…

Vous êtes allé sur place pour vous inspirer du lieu ? Je suis allé sur place mais je me suis surtout beaucoup documenté au début sur l’industrie de l’huile de palme, les orangs-outans mais aussi sur le peuple Penan qui est le dernier peuple de chasseurs-cueilleurs à Bornéo. J’ai eu la chance à travers une fondation, le fond Bruno Manser, de rencontrer plusieurs familles qui se réunissent une fois par an pour se donner des nouvelles et de partir ensuite dans la forêt avec eux. J’y ai pris beaucoup de photos, de nombreuses notes. Cela m’a beaucoup inspiré, en tout cas pour une partie des personnages du film. Selaï par exemple est directement imaginé à partir d’une petite fille qui était revenue habiter chez ses grands-parents parce qu’elle ne supportait pas l’école, qu’on se moquait d’elle et qu’elle devait y mettre des chaussures. Je l’ai rencontrée là-bas et c’est son grand-père qui a aussi influencé celui du film. C’est vraiment très documenté et très inspiré. La forêt lumineuse, il m’est arrivé aussi un soir de me lever et de me dire que j’hallucinais et en leur demandant le lendemain ils m’ont expliqué que des algues Fluorescentes dans certains endroits de la forêt à certaines périodes donnent l’impression de voir dans la nuit. J’ai pu leur parler de mon projet, leur expliquer ce que je faisais et avoir leur accompagnement sur le film. Pour eux raconter une histoire signifie s’engager dans la réalité, ce n’est pas comme chez nous. En même temps si on réfléchit bien raconter des histoires c’est ce que font les politiciens, les artistes, les journalistes et en fait, notre réalité est aussi constituée par des histoires. C’est aussi ça que j’ai compris avec eux. Pour eux, quand on raconte des histoires à la fin malheureuse, on peut attirer le malheur sur sa famille. Il fallait vraiment qu’ils puissent lire le scénario et que leur rapport aux morts, aux esprits, à Tepun, même si j’ai dû construire des choses avec les éléments que j’avais parce qu’il y a plusieurs légendes, que ça leur plaise, qu’ils soient d’accord et que cette histoire leur porte bonheur. Bien sûr, le film porte leur combat de manière assez importante c’est pour ça qu’ils se sont impliqués. Mais ce n’est pas que ça. D’autres films qui ont été faits, documentaires et autres sur leur combat, sont allés dans des zones dans lesquelles ils n’étaient pas à l’aise. C’était un chemin un peu délicat à prendre.`

Par rapport à leurs traditions et à leur mode de pensée… Oui, après j’ai aussi eu la chance de rencontrer Nelly Tungang qui habite à Dijon. Elle a vécu jusqu’à l’âge de 20 ans à Bornéo dans la forêt et est venue en Europe dans les années 80 pour alerter sur la déforestation avec d’autres personnes. Elle est tombée amoureuse d’un français et s’est installé à Dijon. Elle a fait venir sa première fille Sailyvia qui était restée chez ses grands-parents quelques années plus tard. Elle joue la voix de la grand-mère et sa fille celle de la mère de Selaï dans le film. Le frère de Nelly assure la voix du père de Selaï. Lui est l’un des porte-paroles. Il habite en ville, est Penan et a aussi grandi dans la forêt. Il est un peu comme moi quelque part. Il parle des gens qui sont encore dans la forêt comme je peux parler de mes grands-parents. Mais pour lui c’est quelque chose qui est presque fini, qu’il regrette, et il défend encore très fort les gens qui sont encore sur place. Eux m’ont vraiment aidé une fois que je suis rentré ici à rester en lien, à communiquer et aussi à amener les sac à dos. Tout ce qui est artisanal a aussi été fait dans la forêt par les Penan.

Vous avez choisi deux têtes d’affiches pour interpréter les voix-off… Benoît Poelvoorde est un ami de Vincent Tavier, le producteur belge du film qui m’a proposé de travailler avec lui. Il devait jouer le contremaître, le méchant du film, et Michel Vuillermoz qui avait fait la voix de Raymond le flic dans Courgette, devait faire celle du père. On s’est rendus compte que c’était un peu caricatural et on a cherché quelque chose d’un peu plus décalé. On leur a proposé d’inverser les rôles et ça a bien marché, ça ajoutait de la profondeur aux personnages. On sent que le père a une cassure, un secret même avant qu’il n’en parle. Et c’est vrai qu’en face le contremaître est presque un intellectuel, un côté assez étonnant est sorti de l’interprétation de Michel Vuillermoz.
Et Laëtitia Dosch ? J’avais vu son spectacle pendant l’écriture du film (Hate – tentative de duo avec un cheval, ndlr). Elle est nue sur scène avec un cheval pendant une heure et demie. Un spectacle très décalé qui questionne aussi notre rapport aux autres formes de vie avec beaucoup d’humour et de liberté. En cherchant qui pouvait interpréter Jeanne ça m’a sauté aux yeux. Elle a très vite joué le jeu. J’ai dû prendre la convention de parler en français aux enfants à part le dialecte penan et pour montrer que Jeanne venait d’ailleurs je voulais un accent un peu exotique. J’avais choisi l’accent québécois et finalement on l’a réécrit avec un accent suisse.

Pourquoi avez-vous choisi de laisser le dialecte penan sans sous-titrage ? Une raison objective m’a permis de défendre ce point de vue parce que pour les distributeurs et les télévisions ce n’était pas tellement envisageable. Mais il n’est pas possible non plus de sous-titrer pour les enfants parce qu’avant douze ans un enfant n’est pas capable de lire des sous-titres, comprendre ce qui est écrit et suivre le film. C’était assez complexe et j’ai trouvé l’exemple de L’île aux chiens de Wes Anderson, avec du japonais non sous-titré. J’ai également essayé d’aménager ce moment pour qu’il ne soit pas trop long et que quelqu’un donne toujours un indice de ce qui s’est dit. J’ai défendu qu’il s’agissait du point de vue de Kéria qui vient de la ville et donc le point de vue de tous les spectateurs qui devaient être un peu perdus.

La forêt est riche à l’image mais également au son. On sent la richesse du lieu, son ambiance, Comment avez-vous travaillé la bande-son ? Deux personnes ont particulièrement travaillé sur la conception sonore ici en Belgique, Charles de Ville et Valène Le Roy. Avec une idée assez réaliste pour les bruitages. Il me semblait assez évident ensuite qu’il fallait que la forêt soit très juste. Charles est parti trois semaines avec un guide enregistrer toutes les ambiances là-bas. Il a pu ensuite séparer chaque son, chaque entité et les re-synchroniser ou pas, faire quelque chose d’un peu vivant par rapport à ce que l’on raconte. De pousser les émotions mais de manière presque subconsciente comme si la forêt était un être vivant. C’est un très beau travail qui a été fait, j’étais vraiment très content. L’absence de musique autre que le son de la forêt était aussi quelque chose d’assez difficile à vendre aux producteurs. On entend juste un peu de musique qui passe de temps en temps sur une radio pirate avec un MC qui écoute un peu la musique que j’aime (rires).

Au moment de la sortie de Ma vie de Courgette, vous disiez qu’il était difficile de convaincre les producteurs sur un tel sujet pour un film d’animation. Etait-ce plus simple cette fois-ci après le succès de votre premier long métrage? Oui, j’étais assez étonné. On a presque poussé Kéria dans la désobéissance civile puisqu’elle sabote quand même des engins de chantier pour arrêter les méchants. Et franchement par les temps qui courent on pourrait la qualifier d’éco-terroriste puisque c’est un peu comme ça qu’on arrête les bonnes intentions. Mais personne n’a questionné ça, j’étais assez content et je pense que c’est grâce à Courgette qui m’a un peu porté bonheur.

Avez-vous déjà des projets pour la suite? J’ai un film en financement dont le scénario est déjà écrit qui est l’adaptation de la bande dessinée « Ce n’est pas toi que j’attendais » de Fabien Toulmé. C’est un sujet plus proche de Courgette et j’ai trouvé la bande dessinée très belle, même si pas facile à adapter.

Sauvages a été présenté au dernier festival de Cannes,qu’est-ce que cela représente pour vous? Du point de vue du travail et du temps passé de mes équipes et moi à faire ce film, c’est très valorisant d’avoir la reconnaissance d’un festival où tout le monde a envie d’être. Cela signifie aussi rentrer dans un système où on veut être toujours au sommet, aller plus loin et quelque part c’est ce qu’il faudrait arrêter de faire dans notre société, l’idée du progrès, de la réussite. En même temps on ne peut pas y échapper. C’est aussi un moyen de porter le message le plus loin possible et surtout, ce qui était génial, c’est qu’on a pu amener Nelly Tungan, les enfants à Cannes et le lendemain faire une petite conférence de presse off parce qu’on n’avait pas l’autorisation de le faire, sur les luttes autochtones. Avec Bref qui a fait un sujet avec Komeco, pas mal de journalistes ont parlé du film mais aussi du relais dans la réalité, de l’urgence de ces gens à défendre leurs droits et leurs forêts.

Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Bruxelles 2024.

Pour agir : https://www.sauvages-lefilm.com/
A lire aussi: Entretien avec Claude Barras pour Ma vie de Courgette et la
Critique du film.