L’oeuvre de Tarik Saleh, Suédois par sa mère, fleure bon son amour pour l’Egypte, source de sa branche paternelle. Depuis dix ans et à son grand regret, le cinéaste est indésirable au pays des pharaons, ce qui ne l’empêche pas d’y placer sa « trilogie du Caire », Le Caire confidentiel (2017), La conspiration du Caire (Boy from Heaven) Prix du Scénario au festival de Cannes. le cinéaste revient avec le dernier volet, Les Aigles de la République, un savoureux thriller politique, furieusement cinématographique et aux lectures multiples. Ce fascinant thriller qui prend place dans les studios de cinéma égyptiens était également en compétition Officielle au 78ème festival de Cannes en mai dernier.
Votre film évoque l’âge d’or du cinéma égyptien entre 1950 et 1970. Comment avez-vous découvert ce cinéma ?
Tarik Saleh: J’avais dix ans la première fois que suis allé en Egypte parce que mon père avait l’interdiction de s’y rendre auparavant. Nous y sommes retournés en 1982, un an après l’assassinat d’Anouar el-Sadate. À chaque fois qu’un président décède en Égypte, une nouvelle ère commence. J’ai vraiment découvert le cinéma égyptien à quatorze-quinze ans en regardant des films à la télévision là-bas. C’était fascinant. Le cinéma égyptien ne reflète pas la vie égyptienne. Ce sont deux choses distinctes et cela ressemble beaucoup plus au Hollywood d’antan, un peu comme une vie rêvée. Ma réelle compréhension de l’importance du cinéma dans ce pays m’est venue quand j’étudiais l’art à l’université d’Alexandrie. Chaque semaine j’allais au cinéma. Les deux principaux cinémas d’Alexandrie changeaient de programmation chaque semaine. Selon là où vous vous asseyez les prix sont différents, comme au théâtre. Les gens crient vers l’écran, commentent le film. C’est une expérience très interactive. J’ai réalisé en regardant ces films qu’ils ont une autre signification ici. Un peu comme aux États-Unis, c’est un phénomène culturel accessible à tous. Quand j’étais à l’université en Égypte, dans le début des années 1990, 30 % de la population ne savait ni lire ni écrire. Cette part est devenue beaucoup plus importante depuis, mais imaginez alors le pouvoir du cinéma. Des actualités étaient projetées avant les films et cela existe toujours. Vous pouvez comprendre aisément l’importance que cet outil de communication représente pour les gens.
Votre hommage au cinéma égyptien comporte une part très visuelle avec ces immenses affiches qui tapissent les murs des studios. A l’académie des Beaux-Arts certains de mes collègues travaillaient à l’extérieur en réalisant ces posters. J’ai visité l’endroit où il les faisaient, je connais la technique derrière la fabrication. Ils utilisent des projecteurs et peignent ensuite, comme un coloriage. C’est un peu une version pauvre de l’impression. Ces fantastiques et immenses affiches peintes à la main promettent tellement plus que les films, du sexe et beaucoup de choses qui n’y seront pas. Les affiches peuvent être bien plus provocantes que les films qui eux sont soumis à la censure.
Votre film parle de représentation. Comment l’armée envisage-t-elle de réaliser un biopic, est-ce avec l’acteur Georges, la star ? Ou avec quelqu’un qui ressemble au président Al-Sissi ? Ahmed Zaki était une grande star en Égypte (1949-2005 ndlr), il a interprété deux présidents égyptiens, Gamal Abdel Nasser (Nasser 56, 1996) et Anouar El Sadate (Jours de Sadate, 2001). Tous les présidents l’aimaient. Moubarak l’aimait. Il n’a jamais eu à l’interpréter mais sinon il aurait joué trois présidents. Il existe actuellement une série sur Al-Sissi (Al-Ikhtiyar, Le Choix ndlr), jouée par un acteur qui s’appelle Yasser Galal, un homme à la chevelure épaisse. Il a été élu au parlement égyptien il y a deux semaines, comme s’il avait reçu un award pour ses services. Quelques personnes pensent que mon film est une satire, mais il n’en est rien. C’est un film de fiction qui prend place dans le monde réel. Pour parler de la représentation, en ce qui concerne le biopic, même à Hollywood ils en arrivent toujours au point de dire que la vraie personne n’est pas si jolie et choisissent au final Scarlett Johansson ou Brad Pitt pour l’interpréter.
Vous semblez mélanger les temporalités dans le film. Pourquoi avoir choisi de mettre en scène le président actuel Al-Sissi ? Tous mes films comportent un mélange des temporalités. D’une certaine manière le temps s’est arrêté en Égypte. Le temps est une invention humaine assez récente de l’industrialisme. Avant ça nous pensions en terme d’années, de saisons, de jours et de nuits, puis c’est devenu des secondes, des minutes, des images dans un film. Dans un pays comme l’Égypte, le temps est ressenti comme à l’arrêt parce que même s’il y a des élections, Al-Sissi est là depuis une dizaine d’années et ne va pas démissionner. Les choses comme la mode, les voitures, les téléphones portables évoluent mais Georges lui, vit un peu dans le passé, c’est un personnage nostalgique. Il chérit l’idée d’une star d’une époque différente comme Mastroïanni où James Stewart. Il aspire à être ce genre de personnage à l’époque de l’âge d’or du cinéma. Mais il a une petite amie jeune, un fils, qui eux font vraiment partie du présent. Il est donc confronté à la réalité et au changement. D’un point de vue plus personnel, il y a deux raisons. Je me suis demandé si je devais inventer un président ou placer cette histoire sous l’ère Moubarak. L’histoire se déroule au présent. La vraie question est : pourquoi pas Al -Sissi ? Prendre un risque politique n’est pas un choix. Il n’existe aucune clause de non-responsabilité. Nous vivons une époque où il faut être assez direct. Ce film se déroule maintenant et ce président est invité là par nos politiciens. Il est apprécié aux Etats-Unis et en Europe, je pense savoir pourquoi mais laissez-moi vous raconter ce qu’il fait dans son propre pays. L’histoire est différente. Ce n’est pas l’essentiel du film, il y est une figure. Nous ne savons pas ce qu’il pense et connaissons seulement ses représentants. Ensuite il y a Georges qui lui est compromis. Une réponse plus profonde à votre question est liée au fait d’avoir été renvoyé d’Egypte il y a dix ans. Je n’ai jamais pu y retourner et je m’accroche à ma mémoire qui s’estompe. Mon film est une sorte de réalité parallèle, avec en partie l’Égypte que j’ai laissé derrière moi. C’est une manière très personnelle pour moi de garder la mémoire vivante. Cela m’obsède mais en même temps, ce n’est pas filmé en Égypte parce que je ne peux pas y aller. Je ne prétends pas tout connaître de ce qui se passe là-bas actuellement, il s’agit de fiction. Et cette fiction se déroule dans le monde d’Al-Sissi et de l’armée. Réaliser ce film est un devoir même si je n’y vis pas, parce que les gens qui y habitent ne peuvent pas réaliser de film. S’ils tentaient de faire un film comme celui-ci, ils seraient arrêtés pendant l’écriture et dès que quelqu’un découvrirait ce projet ils iraient en prison. L’armée n’a aucun intérêt à voir un film comme celui-ci voir le jour.
Dans vos films, vous rendez à l’Égypte sa grandeur passée. C’est un pays si grand ! Si vous réalisez un film correctement vous parvenez d’une certaine manière à créer un nouveau centre de l’univers. Que vous soyez dans une cuisine, dans une banlieue en Belgique ou à Bruxelles, vous êtes dans cette cuisine et un personnage est en train de vivre une crise. C’est le centre de l’univers de ce film. L’Égypte par défaut est l’un des premiers pays au monde, l’un des plus vieux pays qui existe encore. Quand vous pensez au temps en Égypte, vous devez penser qu’en terme de civilisation il faut remonter à 5000 ou 6000 années. Nous avons commencé à compter le temps il y a 2000 ans ici. Voilà la perspective. La ville du Caire existe depuis des milliers et des milliers d’années.
Vos personnages évoquent également la science et notamment ce scientifique qui a prétendu être fou. Ibn al-Haytham a écrit le premier traité d’optique. C’était un étudiant Chiite au temps des Fatimides qui dirigeaient à Al-Azhar autour de l’an mille. Il a été persécuté parce qu’ils pensaient ses idées de lumière qui traverse des lentilles dangereuses. L’Égypte était alors un centre culturel reconnu et les gens venaient du monde entier pour y étudier. Une ombre plane sur tout cela aujourd’hui. Les 120 millions de personnes dont beaucoup sont éduquées ont traversé beaucoup de choses. Là-bas, j’ai toujours pensé que le futur était là. Il est possible que la jeune génération se lève à un moment donné. La tragédie de ce lieu est d’avoir tant de talents d’intelligentsia oppressés par des gens en uniforme. De vieux messieurs qui conduisent des Mercedes. Nous avons vu la Gen Z dans toute l’Afrique être fatiguée de ces vieux dirigeants et dire « Assez est assez ! ». Cela va se répandre également dans notre partie du monde, on le voit à New York avec Mamdani (au moment de cet entretien, Zohran Mamdani n’avait pas encore été élu maire de New York ndlr). Tous ces vieux messieurs acceptent l’argent des millionnaires sans voir ce qui est en train de se produire. Car L’Égypte, même si c’est une dictature n’est pas immunisée. Si 120 millions de personnes sortent dans les rues c’en est fini pour le président. Cela ne se passera pas comme la dernière fois parce qu’il a professionnalisé l’armée et les paie de manière à tout contrôler. Il les a préparés, mais les gens au sein de l’armée vont se débarrasser de lui une fois sa crédibilité perdue. Le printemps arabe était fascinant. Le problème fut le jour d’après parce qu’aucune structure n’occupait l’arrière plan. C’est un peu cynique mais seules deux structures auraient pu poursuivre le mouvement, Les frères musulmans ou l’armée. Personne d’autre car cela n’a pas été organisé. Le problème de ces révolutions Gen Z est leur manque de leader. On ne sait pas qui va apparaitre et entrer en jeu le jour d’après.
C’est dangereux. C’est dangereux, mais je veux définitivement décrire l’Égypte et même si je n’y suis pas allé depuis longtemps, je sais bien que le monde entier évolue autour de ce pays. Sa grandeur et sa culture ont un véritable impact culturel sur les pays environnants. Si vous convoitez le rêve de devenir acteur au Liban ou à Damas vous devez aller au Caire, pas à Hollywood. Dans le temps de nombreuses stars étaient des étrangers ou issues des minorités. Omar Sharif (d’origine syrienne ndlr) s’appelait Michel Chalhoub, il s’est converti à l’islam et a changé son nom.

Vous travaillez une nouvelle fois avec Fares Fares. Avez-vous écrit le rôle de George Fahmy pour lui ? Oui mais je travaille d’une manière particulière. J’écris le personnage en sachant qu’il va le jouer, mais à un moment donné il devient vivant pour moi et devient le sien. Au moment où je laisse Fares assis en face de moi lire le script je lui dis « Ce n’est pas toi c’est quelqu’un d’autre ». Nous discutons ensuite du personnage. Je lui ai dit qu’il devait perdre un peu de poids. Quand il est venu pour les costumes, il avait déjà perdu 9 kg. Au final il en a perdu 15 kg pour ce rôle. Il s’est rasé la barbe et coupé les cheveux juste en face de moi. Quand il s’est levé dans la lumière, je me suis dit « Ok c’est le gars qui est écrit sur la page ». Il avait parfaitement compris ce que j’avais écrit. Son corps a commencé à changer, puis sa manière de marcher et de parler. Ce n’est plus à ce moment-là mon ami Fares que je connais depuis 25 ans même si bien sûr de petites choses transparaissent de lui ici et là.
Il y a une séquence particulière, une sorte de « film dans le film » au moment de la réunion avec l’armée pour le biopic. L’acteur George demande à son ami cinéaste de réaliser un bon film avec un mauvais scénario. Le cinéaste est votre double et l’acteur George celui de Fares Fares. Les personnages sont amis, comme vous et Fares Fares êtes amis dans la vie. C’est une dynamique intéressante. Le réalisateur est basé sur quelqu’un d’autre que moi mais à un moment de l’écriture je me suis dit que je devais lui donner mon nom, on ne peut pas être aussi dur avec une personne existante.
Je me suis trouvé dans cette même situation, non pas pour un tournage complet, mais je sais ce que signifie perdre le contrôle, spécialement à Hollywood où les stars ont beaucoup de pouvoirs. Ils financent le film et votre fonction de réalisateur prend une tournure différente. Vous devenez un dresseur de fauve entre le studio et les stars et si vous ne faites pas ce qu’ils demandent ils peuvent vous virer. Mais ici le vrai réalisateur est bien sûr le docteur Mannssour. C’était un personnage facile à écrire pour moi. Il travaille comme un bon réalisateur le fait. Il observe tout, rassemble les informations et les utilise dans son intérêt.
Amr Waked qui interprète le docteur Mannssour est très impressionnant. Il est l’une des plus grandes stars d’Égypte. Il a quitté le pays la même année que moi, c’est un immense acteur, haï par le gouvernement. Je l’ai rencontré au Caire l’année de mon départ et plus tard je lui ai promis de lui écrire un rôle. Je ne pense pas que quelqu’un aurait pu jouer le personnage aussi bien que lui.
Son regard est persan et son apparition au café très troublante. Oui, déjà à ce moment-là on se demande « Qui est cet homme ? ». Si vous le voyez une fois vous ne l’oubliez jamais.
Dans la compétition officielle du dernier festival de Cannes plusieurs films dont le vôtre présentaient un personnage masculin piégé par un régime en durcissement, par exemple L’Agent secret de Kleber Mendonça Filho ou encore Deux Procureurs de Sergeï Loznitsa. Qu’en pensez-vous ? L’époque actuelle ne nous protège pas contre ça. Je n’ai pas vu les autres films, mais la pression ressentie par les artistes est réelle. La montée du fascisme est sous nos yeux. Le fascisme vise toujours la culture. D’une manière très étrange, tous les autres politiciens, les libéraux, les gens de la droite traditionnelle ou les socialistes ne sont pas intéressés par la culture. Les seuls qui le sont vraiment sont les fascistes. Ils veulent la contrôler. On ressent tous la pression de savoir Trump si obsédé avec Hollywood et les studios. Qui possède les studios ? Les bouquets de chaines TV ? Il fait licencier des humoristes. Les grands studios stoppent des émissions parce qu’ils ont peur du président des Etats-Unis. Mais vous savez, faire un film prend plusieurs années. Il m’est difficile de répondre à la question mais nous vivons dans une époque où tout est lu par un prisme politique. Quand j’ai écrit ce film, Trump n’avait pas encore été réélu. J’étais étonné de sa réélection et par rapport au film, je me disais que tout le monde allait penser qu’il traitait de Donald Trump et de notre situation. Je parle en vérité de ce qu’est être un humain avec des privilèges quand on fait face et qu’on négocie pour soi-même, qu’on veut garder cette vie facile, aisée mais aussi conserver son intégrité. Je mens un peu ça va, puis je mens encore un peu plus et soudainement je me mens à propos de tout. C’est très humain. J’ai déjà expérimenté ça. Comment en suis-je arrivé là ? Comment cela a-t-il commencé ? Comment ai-je commencé à me détourner de ce en quoi je crois jusqu’à me tenir ici ? Ou être devenu comme cela ? Je ne suis pas heureux que mon film paraisse commenter l’actualité, je n’aime pas ça. J’aimerais que les gens voient le film et soient capables de l’expérimenter comme comme un moment personnel. Vous entrez, vous achetez un ticket, vous êtes avec ce personnage de star et la dernière partie est un peu dure mais ensuite vous en sortez. Cela ne fonctionne plus comme cela maintenant. Vous regardez le film et vous vous dites, « Oh merde, dans quel monde on vit ! ». Le monde est devenu comme cela. L’Égypte n’est pas l’exception, le monde devient comme l’Égypte. Croyez-le ou non, mon film a un message positif. Le docteur Mannssour est le seul personnage qui dise la vérité et c’est ce qui fait sa force. Il perçoit quelque chose que les autres ne comprennent pas car ils mentent. C’est un peu plus complexe parce que l’amie et collègue actrice de George, Rula a dit la vérité et en fait les frais. Vous pouvez tout perdre en disant la vérité. Mais elle est très puissante et peut être utilisée si vous voyez la réalité. Les superpouvoirs du docteur Manssour consistent à le voir et à le comprendre. Il sait par exemple que Georges ne l’aime pas. Il ne se fait aucune illusion non plus sur le fait que les gens aiment le président, il sait bien qu’en réalité ils le détestent. C’est la place depuis laquelle il opère.
Vous dédicacez le film à vos filles, est-ce un message d’espoir ? Absolument j’ai beaucoup d’espoir quand je pense à mes quatre filles, j’ai beaucoup de chance. J’espère que ces vieux messieurs vont mourir avec l’âge. Je n’aime pas le cynisme. Je suis très optimiste à propos du futur. Les gens vont se lever et faire face à tout cela. Je crois aussi que regarder un film qui reflète ce que nous ressentons actuellement est apaisant. C’est communicatif. Vous pouvez en sortir, décider de refuser une situation et d’agir différemment. C’est le pouvoir des films, ils peuvent vous aider à ne pas vous sentir si seul dans le monde.
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Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Bruxelles, novembre 2025.
Portrait de Tarik Saleh © Morgan Norman.