En mai dernier Tarik Saleh foulait le tapis rouge du Festival de Cannes pour y recevoir le prix du scénario. Le Suédois d’origine égyptienne y présentait pour la première fois un long métrage en Compétition, La conspiration du Caire (Boy from Heaven), un implacable thriller politico-religieux qui se déploie dans les milieux de l’enseignement de l’Islam, inspiré de l’histoire de son grand-père, fils de pêcheur. Grand habitué des thématiques politiques, le cinéaste, journaliste et plasticien produisait il y a 20 ans un documentaire multi-primé sur les camps de détention de Guantanamo, Gitmo : The new rules of war. Plus récemment en 2017, Le Caire Confidentiel remportait le Grand Prix du festival de Sundance et un fameux succès populaire. Rencontre au Film Fest Gent où il vient présenter son excellent thriller, La conspiration du Caire, candidat aux Oscars 2023 pour la Suède.
Stéphanie Lannoy : La conspiration du Caire est votre seconde fiction dont l’histoire se déroule en Egypte bien que vous n’ayez pas pu tourner là-bas. Quels sont vos liens avec ce pays ?
Tarik Saleh : Mon père est égyptien, ma mère suédoise, je suis né à Stockholm. Quand j’étais petit, à la place de me raconter des histoires pour m’endormir, mon père me parlait de l ‘Egypte, de son village et de nombreuses autres choses. C’était une manière pour lui de s’assurer que le lien était là. Quand nous y sommes allés, j’avais dix ans, ce fut un choc. Une confrontation entre l’image que j’avais en tête et la réalité. J’y ai emménagé plus tard pour étudier à l’université. J’y ai vécu trois ou quatre ans. J’ai créé ma propre relation avec ce pays et j’y allais chaque année voir ma famille. J’étais un outsider en Egypte comme en Suède.
Vous avez finalement décidé de retourner vivre en Suède ? Oui. En tant qu’enfant d’un immigrant, on vous rappelle chaque jour vos ancêtres. On me demandait quotidiennement d’où je venais. «Je suis de Suède» et l’on me répondait, « Oui mais d’où viens-tu vraiment ? ». Parfois vous voulez juste vous intégrer, être normal. Je sais maintenant que c’était bénéfique. Si l’on répond à cette question tous les jours, au bout d’un moment on lâche prise. On dit « Ok, je viens d’Egypte », parce que c’est ce qu’ils désirent entendre. Je ne viens pas d’Egypte et lorsque je le dis à l’âge de huit ans je n’y suis jamais allé.
C’est un problème… Oui, c’est très étrange. Arrivé à l’âge de 25 ans, vous avez testé différentes identités, être un égyptien, un musulman, un artiste graffeur, un suédois. A un moment vous réalisez qu’il ne s’agit pas de dire qui l’on est, mais que ce que l’on entreprend fait qui l’on est. J’ai eu mon premier enfant un mois avant le tournage du Caire Confidentiel. C’était très libérateur, j’ai réalisé que ce qui m’intéressais c’est ce que je faisais. Et pour ma fille, je suis son père.
Votre thriller relate une histoire empruntant un sujet rare, on peut le percevoir un peu comme un voyage tant notre méconnaissance de ce monde spirituel et politique est grande. Est-ce le premier thriller qui se déroule au sein du monde musulman ? C’est le premier. De Suède j’entends les gens parler d’Islam, ils n’y connaissent rien ! Nous avons des experts lors des journaux tv qui disent que les salafistes sont des fondamentalistes. Ce n’est pas le cas. Certains sont fanatiques mais ils sont à l’opposé des fondamentalistes. Ils ne veulent pas suivre le Coran mais bien le prophète. Les wahhabistes sont fondamentalistes. Cela importe peu, mais les experts invités aux JT ne savent même pas cela.
Aviez-vous le désir d’éduquer le public occidental? Mon point de vue est beaucoup plus égoïste! Quand j’ai commencé à me raconter cette histoire, J’espérais que quelqu’un réalise ce film afin de pouvoir le voir. J’ai compris que personne n’allait s’en charger. Les Egyptiens n’allaient pas le réaliser, le sujet est trop controversé, pas à cause du point de vue religieux mais par son aspect politique. En Europe personne n’était demandeur. Cela signifiait que les gens allaient continuer à blablater sur les plateaux des JT. En commençant à l’écrire je n’étais pas sûr qu’il intéresserait quelqu’un d’autre que moi ou quelqu’un comme moi. Je souhaitais écrire une nouvelle car je pourrais vraiment y expliquer davantage les choses, vous transmettre l’histoire, expliquer les nuances. Al-Azhar (l’université du Caire ndlr) a été construite en 972 par les Fatimides qui étaient des Musulmans chiites. Ces derniers ont une approche très différente de celle des Musulmans sunnites. Ils ont une ligne d’autorité claire avec l’Ayatollah, ce qui rend les choses plus faciles d’une certaine manière. L’Ayatollah est comme un Pape, quelqu’un qui est plus proche de Dieu. En Islam sunnite il n’existe pas d’autorité. Chaque personne est aussi proche de dieu que toutes les autres. Cela signifie qu’il est très difficile d’avoir un seul pouvoir central clair dans la religion. Quand Saladin s’est emparé de l’Egypte (au XIIe siècle ndlr) pour financer ses croisades, il avait besoin d’argent. Il devait unir les musulmans pour battre tous les autres et prospérer. L’Egypte était riche et avait alors une armée très faible. Les Egyptiens étaient fatimides. Saladin les a convertis à l’Islam sunnite et transforma Al-Azhar en une institution sunnite. Mais il y a toujours eu ce lieu de savoir, ces bibliothèques, toutes ces traditions. C’était une université très progressiste vers 1400 et le Cheikh Al Azhar, le Recteur, était l’un des plus grand penseurs dans le monde à cette époque. Al-Azhar est la troisième plus vieille université du monde et la plus grande également avec 300 000 étudiants.

L’université Al-Azhar est un personnage du film à part entière. Comment le définiriez-vous? Comme une institution avec des pouvoirs immenses et informels parce qu’ils sont indirects. Pourquoi le Cheick de Al-Azhar est-il si puissant ? Il ne délivre aucune loi, mais donne des recommandations religieuses qui sont suivies par un milliard de personnes.
C’est pour cette raison que vous montrez ces plans d’ensemble avec cette foule immense de fidèles qui prient ? Oui. Un Imam signifie « l’homme qui se tient au devant pour guider ». Dans une mosquée il n’a pas besoin d’avoir une éducation. Il est assigné comme la personne qui connait le mieux le Coran pour prêcher. La première fois que je suis allé à la Mosquée avec mon oncle, en Egypte, nous étions debout dans une immense mosquée avec des milliers de fidèles. Je me tenais debout à ses côtés, nous priions. Je l’entendis soudain crier. Mon oncle est docteur, il connait le Coran par coeur. J’étais surpris, personne d’autre ne réagissait. Après coup je lui ai demandé pourquoi il avait crié. Il m’a répondu que l’Imam s’était trompé dans le verset. « Il est de mon devoir en tant que musulman de le corriger ». L’Imam ne s’est pas fâché. Nous sommes tous en dessous de dieu. Ce pouvoir informel me fascine. Cela me rappelle beaucoup la Suède qui est beaucoup plus contrôlée par le pouvoir informel que direct. Cela a un rapport avec la longue histoire de la Suède mais si je résume, nous avons un Roi qui est un symbole. Un Premier ministre que les gens élisent sur un programme. S’il arrive une crise en Suède, comme la pandémie, le Premier ministre tient un discours, mais cela ne suffit pas pour les citoyens. Ils veulent que le Roi s’exprime.
Mais le Roi n’a pas de pouvoir… Il n’a pas de pouvoir formel. Tout est symbolique. Mais évidemment, son pouvoir informel est immense. Quand la pandémie est arrivée, le Premier ministre a demandé aux gens d’adopter certains comportements. Les citoyens ont alors voulu savoir où était le Roi. Il est apparu et s’est adressé directement au coeur des gens, « Nous avons beaucoup de personnes âgées fragiles et devons en prendre soin ». En Suède toutes ces recommandations informelles étaient claires pendant la pandémie. « Nous vous recommandons de ne pas vous rendre au travail quand vous êtes malade », personne n’est allé. Les recommandations sont plus fortes que la loi en Suède. Le reste du monde n’a pas compris cela. Les immigrants ne l’ont pas compris non plus, « Ce ne sont que des recommandations, je ne vais pas les suivre ». Non ! C’est pire que briser la loi. C’est la même chose avec Al-Azhar. Faites ce que vous voulez, mais si vous voulez pratiquer correctement la religion nous vous recommandons de faire ceci. C’est très puissant.
L’évolution d’Adam dans le film est impressionnante. Comment avez-vous écrit l’histoire de ce personnage ? Ce long processus a duré deux ans. J’adore écrire. L’inspiration m’est venue après la lecture du Nom de la Rose que j’ai beaucoup aimé. Je l’ai relu et me suis demandé comment serait une histoire telle que celle-là racontée au sein de l’Islam. J’ai écrit le scénario, chacun des personnages de l’histoire devenait de plus en plus complexe. C’est très particulier de se lancer dans un tel film. C’est un si long voyage. Le scénario est agréable à lire mais on n’y voit pas totalement les choix qu’Adam fait.
Pourquoi ? Cela n’apparait pas dans le texte mais dans les yeux de Tawfeek Barhom. Je l’avais vu dans quelques films. Il travaillait à ce moment-là sur un film de Terrence Malick qui n’est pas encore sorti en salle. Fares (Fares ndlr) qui joue Ibrahim m’a ensuite dit qu’il avait déjà travaillé avec lui, qu’il était vraiment doué et m’a conseillé de le considérer. J’ai alors pris une décision extrême. Je lui ai téléphoné et lui ai demandé de lire le scénario. Il m’a rappelé le lendemain et m’a dit « J’adore le scénario mais je ne suis pas Egyptien » (il est israelo-palestinien ndlr). Je lui ai demandé s’il pensait pouvoir apprendre la langue égyptienne. Il a acquiescé. Je voulais lui donner le rôle. Il m’a demandé si je ne voulais pas faire des essais. Ce que je fais toujours habituellement! Et je lui ai donné le rôle sans faire d’essais.
Vous étiez sûr qu’il incarnerait parfaitement Adam? Non, je n’étais pas sûr. Mais je voulais qu’il soit choisi comme Adam l’est dans le film. Je souhaitais que lui et moi soyons dans la même situation que dans le film. Vous avez été choisi pour ce rôle, à tort ou à raison ? La question se pose pour moi aussi tout au long du voyage.
Cela lui a permis d’enrichir son rôle ? Oui et je me suis également nourri de cela dans mon rôle de cinéaste pour être dans la même position qu’Ibrahim. Comme je le menais à travers le récit et que lui-même tente de comprendre et de faire tous ces petits choix, il s’est probablement demandé s’il avait mérité ce rôle et s’il le voulait vraiment.
Il n’a rien fait pour l’obtenir. Exactement. Mais nous avons bien sûr longuement discuté. Le film parle de l’autorité et du pouvoir mais il s’intéresse aussi, c’est l’une des choses les plus importantes chez Adam, à la personne absente, sa mère. J’ai dit à Tawfeek et cela ne figure pas dans le scénario, que sa mère juste avant de mourir lui dit : « promets moi d’avoir une éducation ». Et il lui a promis. Quand il sent que cela ne va pas bien se passer il veut malgré tout toujours préserver cette promesse faite à sa mère ce qui est difficile parce qu’elle est décédée. Il essaie d’exaucer son voeu. Dans ce sens il était important qu’il n’y ait pas de femmes dans le film, à part ces deux femmes derrières les portes pour créer le sentiment du secret qui en quelque sorte détruit cet homme.
La réaction du père d’Adam après la découverte de la lettre est étonnante. Nous avons vu un être assez autoritaire envers ses enfants et quand la lettre arrive, il accepte le départ d’Adam à cause de Dieu. Il sait qu’il ne peut agir contre la volonté de Dieu. Il vient de le réaliser « C’est quelque chose de plus grand que moi». Il s’agit pour beaucoup de gens d’un concept très basique de croyance musulmane. Tout ce qui vous arrive de bien ou de mal est la volonté de Dieu. Vous devez remercier Dieu, même si quelque chose de mal vous arrive. C’est typique des croyants. J’ai eu un accident, merci dieu. Ce qui parait très contradictoire. Pour le père c’est une catastrophe, son fils lui est arraché et est envoyé loin de lui, alors qu’il en est totalement dépendant. La plupart des Egyptiens de la classe ouvrière sont dépendants de leurs enfants. Aller à l’école est un problème, ils ont besoin d’eux pour travailler. Mais la bourse est si importante. C’est Al-Azhar, l’université religieuse, il ressent ça. Imaginez aussi que vous ne puissiez ni lire ni écrire. Votre fils doit lire une lettre pour vous, c’est dramatique. Il est probablement resté debout toute la nuit à réfléchir et en est arrivé à la conclusion que Dieu en a décidé ainsi.
Vous avez reçu le Prix du Meilleur Scénario au dernier Festival de Cannes. Qu’avez-vous ressenti en recevant cette récompense ? J’étais très content de recevoir le prix du meilleur scénario, ce dont je suis le plus fier c’est l’écriture. C’est fascinant, le jury n’a bien sûr pas lu le scénario, mais il a vu le film. Ils ont quand même pensé « Quelle histoire ! ». C’est un immense compliment. Le film est aussi le candidat de la Suède aux Oscars. Mes collègues suédois ont placé leur choix dans un film qui se déroule en Egypte pour représenter la Suède, c’est incroyable. Je suis heureux. C’est compliqué. L’art est pour moi une manière d’être très intime avec des étrangers. Je l’ai ressenti hier soir, j’ai adoré la projection. Je pouvais ressentir que ce film avait du sens pour le public. Mon intention au départ était juste de raconter une histoire, d’être honnête et de dire la vérité. Je pense qu’il y a un soulagement à comprendre quelque-chose dont on a réellement peur, qui a été décrit comme un monstre. Vous comprenez qu’il ne s’agit que d’humains. Si vous représentiez tous les Musulmans comme doux et gentils, vous n’y croiriez pas parce que c’est faux. Mais lorsque vous décrivez les choses, cela ressemble aux scènes de prière de l’église catholique et ses luttes de pouvoir internes, à nos politiciens jouant des jeux sales, l’innocent se faisant écraser entre les luttes de pouvoir au sein des institutions. Alors que j’étais en train d’écrire l’histoire du Cheikh Durani, le scandale dans l’Académie du cinéma suédoise a éclaté, ce fut une grande inspiration pour moi. Je connais plusieurs de ses membres et je pouvais clairement suivre de près ce qui arrivait au sein de l’institution. Le Roi a donné le mandat à l’Académie suédoise de suspendre le prix. Et c’est Dieu qui lui-même qui a couronné le Roi. Le schéma se répète. Et il y a ces gens, qui avec ce pouvoir se sentent réellement importants. Le mari d’une membre de l’Académie a violé des femmes dans leur appartement. C’est terrifiant. Cela ne ressemble pas vraiment au prix Nobel, ni à l’Académie. L’Académie s’est immédiatement divisée. La moitié d’entre eux ne voulaient s’excuser pour rien au monde, se considérant au-dessus des lois. L’autre moitié voulait réformer et imposer une transparence au sein de l’institution. Cela parait positif, mais l’institution fonctionnerait-elle si elle se mue en une autre institution ? Peut-être faut-il qu’elle soit au-dessus des lois ? Si vous prenez Cannes en tant qu’institution avec le tapis rouge, la célébration du meilleur réalisateur, le show dans son entier est élitiste. Le manque de réformes, le fait qu’ils n’invitent pas de femmes n’est en rien égalitaire. En tant que personne privée, Tarik Saleh père de deux filles je dis que c’est mal! Mais tout le monde veut quand même à tout prix intégrer la compétition officielle de Cannes. Pourquoi ? Parce que rien ne bouge, la référence ultime reste. Quand vous changez vous perdez votre intégrité. Ces dynamiques du pouvoir sont très intéressantes à analyser.
Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Film Fest Gent 2022.