
Après plusieurs documentaires, Alice Diop signe un premier long métrage de fiction qui s’inspire du réel, précisément de l’affaire Fabienne Kabou jugée en 2016 pour avoir tué son enfant. Ce film de procès est le représentant de la France aux Oscars du meilleur long métrage international 2023. Il a par ailleurs décroché le Lion d’Argent à la Mostra de Venise.
Jeune romancière, Rama assiste au procès de Laurence Coly à la cour d’assise de Saint-Omer. Celle-ci est accusée d’avoir tué sa fille de quinze mois en l’abandonnant sur une plage du nord de la France. Au cours du procès, la parole de l’accusée, l’écoute des témoignages font vaciller les certitudes de Rama.
Alice Diop déploie une mise en scène un peu théâtrale, clinique, froide et millimétrée, magnifiée par la cheffe opérateur Claire Mathon. De long plans séquence fixes où les dialogues des personnages sont à écouter au temps du récit flirtant avec le réel. Cette accusée, magistralement campée par Guslagie Malanda, jeune femme instruite qui s’exprime dans un français châtié ressemble aux actrices des années 50. Chignon, oeil de biche souligné d’un long trait d’eye liner, on croirait une héroïne hitchockienne, ne manque que la blondeur. Elle revêt des tenues marrons, comme pour l’enfermer encore plus dans sa condition de femme noire et se fond presque dans le petit espace d’accusé en bois que lui dédie le tribunal.
La séance d’ouverture du film préfigure la suite du récit. Rama, Kanyiye Kagame projette dans un cours qu’elle dispense un film post seconde guerre mondiale où des femmes ayant probablement frayé avec l’ennemi sont tondues, humiliées en place publique par la foule. L’héroïne du récit, Laurence, devient rapidement elle aussi sur ce modèle, une figure sacrificielle clouée au pilori du tribunal, affrontant les questions intimes et le pourquoi d’un meurtre qu’elle ne comprend même pas elle-même. Le spectateur doute devant ce personnage ouvert, prêt à l’écoute et à comprendre son geste.
Alice Diop réalise un film très complexe où les deux héroïnes deviendront transfuges l’une de l’autre en miroir, comme une sorte de malédiction. Un glissement se produira ainsi entre les deux femmes, Laurence et Rama, venue écouter le procès pour en écrire un livre. Les deux femmes ont des destins parallèles. Egalement d’origine sénégalaise et seule femme noire dans l’audience du tribunal, Rama comprend la situation sociétale de Laurence. Dans un discours très complexe la cinéaste montre le vécu des femmes noires et la pression sur les jeunes générations. L’incommunicabilité avec une mère qui travaillait trop, épuisée, qui n’avait plus la force de parler à sa fille. Une mère avec qui l’accusée qui voulait être philosophe déclare qu’elles n’avaient pas de sujet en commun. Car la rupture générationnelle est aussi celle d’une transfuge sociale. La mère est pauvre, sans éducation, elle lutte pour survivre, travaille trop et pousse sa fille à réussir.
Si la mise en scène de ce procès interroge le jugement du spectateur, l’excluant par là-même de tout discours manichéen et si le verdict n’est pas délivré dans le récit, la cinéaste nous livre son propre jugement et termine le film par une longue plaidoirie de l’avocate de la défense qui interroge. Celle-ci excuse totalement et étrangement cette accusée des faits commis. Elle livre en effet un discours étonnant en prônant la biologie, selon laquelle les liens mère-enfant ne pourraient être rompus. Ce final trouve toutes les circonstances atténuantes à cette mère, voire à toutes les mères. Les dégageant ainsi de la vraie justice qui se fera après le film.
L’oeuvre cathartique de la cinéaste parle au nom des femmes noires, et surtout des mères dans un espace presque transcendantal du récit. C’est la réelle force de cette oeuvre qui porte presque une dimension surnaturelle liée à la mémoire. Eriger la sacrificielle figure de la femme noire et ses fardeaux, déracinée entre Dakar et Paris, humiliée, invisibilisée dans une société qui l’annihile comme ce compagnon Adrien, Thomas de Pourquery, artiste pas toujours très cajolant. Voilà le discours que l’on retiendra de ce film complexe. En posant la femme noire comme figure sacrificielle Alice Diop en fait une généralité quelque peu dérangeante par rapport au sujet du film, un infanticide. Un terrain glissant qui évite la chute par les réactions de Rama. Unique « nouvelle femme noire » comme on pourrait qualifier Rama, elle se sortira de ce mauvais tour de passe-passe et de miroirs inversés afin de ne pas, à son tour, finir victime.