Fiona Gordon et Dominique Abel nous parlent de leur dernier film Paris pieds nus, enquête drôle et poétique sur les quais de Seine avec Pierre Richard et la regrettée Emmanuelle Riva. On perçoit deux personnes sensibles, à l’écoute, qui pèsent leurs mots pour exprimer leurs pensées.
Est-ce un récit autobiographique ?
Fiona : On en rigole, mais oui ! On s’est rencontrés à Paris il y a pas mal d’années, on était un peu perdus et c’était une période frétillante de découvertes. On a commencé à apprendre le théâtre. Paris pour nous a cette importance symbolique.
Dom : On voulait retrouver notre émotion d’arrivée à Paris. La première fois que l’on voit cette tour Eiffel, cette Seine. Fiona est vraiment tombée dans l’eau mais à Londres. On a remis des choses comme ça…
Fiona : Ou des rencontres de cette période comme ce clochard qui m’avait émue et impressionnée par sa philosophie de vie. Il s’est retrouvé un peu dans le film. Nos parents commencent à avoir l’âge de Martha, c’est un sujet qui nous intéresse et nous touche beaucoup.
Vous signez un langage corporel très fort dans vos films mélangeant à la fois du burlesque, du clown, de la danse, comment vous définissez-vous ?
Dom : On est des corps cabossés optimistes ! (rires). C’est à dire des clowns.
Fiona : On se considère comme des clowns un peu hybrides, nourris par tout ce burlesque du passé mais aussi de bien d’autres choses et de notre époque. On ne s’interdit pas de style, on veut juste créer des histoires touchantes qu’on a envie de regarder à travers nos lunettes de clowns.
Comment se passe l’écriture à deux ?
Dom : Dès que l’on sent qu’une ou deux idées nous plaisent on commence à écrire, on passe ce qu’on a écrit à l’autre qui barre ce qu’il n’aime pas et qu’il change. C’est une espèce d’aller-retour. On fait ça par mail alors qu’on est juste l’un à côté de l’autre ! (rires). De cette manière, ce n’est pas une confrontation mais plutôt une lecture. Ce long travail va parfois durer un an et se terminer par un squelette porteur de moments burlesques, d’idées qui ont un potentiel physique intéressant. Quand on a un début, un milieu une fin, on va tout de suite répéter à deux ou souvent à trois et on essaie tout, on joue…
Fiona : C’est la vraie écriture.
Dom : On joue naïvement avec des chapeaux et on voit là où quelque chose jaillit de l’ordre du drôle et du poétique, ou bien quelque chose qui meurt et va nous obliger à réécrire. Une espèce de ping-pong s’installe entre des essais physiques et l’ordinateur qui va durer jusqu’au premier jour de tournage.
Vos personnages sont-ils d’abord psychologiques ou d’abord visuels ?
Dom : On exprime la psychologie différemment, avec le corps. Pour nous la psychologie et la parole ça fait partie du corps. On ne passe pas par le faux semblant du naturalisme. Ce jeu hyper psychologique que l’on assimile au mot cinéma ne correspond jamais dans la vie à ce niveau de concentration, d’émotions et de signes de mouvement, de froncements de sourcils etc. On aime ça, mais on a le choix de ses pinceaux et de ses couleurs et nous on part dans un autre sens.
Fiona : C’est peut-être un peu les deux. On est surtout guidés par les émotions que dégagent nos corps mais pas juste d’un point de vue visuel, aussi de notre point de vue émotionnel.
Dans l’univers de Paris pieds nus, un SDF peut aller au restaurant, ce n’est pas honteux qu’une vieille dame fouille dans les poubelles…
Dom : c’est une transposition du monde actuel qui est très dur. On est des artistes, des clowns, mais on attaque ces problèmes là et pour pouvoir en parler à notre manière on transpose ça, c’est une fable. Finalement c’est un SDF un peu chaplinesque mais dans notre monde à nous, maintenant.
D’où vous vient ce regard bienveillant et fantaisiste sur le monde, commun à tous les deux ?
Fiona : Je voulais être une actrice sérieuse et dramatique mais je n’avais pas la profondeur en tant qu’actrice. Je n’arrivais pas vraiment à transmettre des émotions de cette manière-là. Par contre les maladresses corporelles contrôlées ça partait tout seul, ce chemin s’est donc imposé.
Dom : je n’ai jamais pensé à être acteur. Quand j’étais petit, je me souviens de ces moments vautré dans un divan à regarder ces émissions de Pierre Tchernia ou Laurel et Hardy et je trouvais que ces gens-là étaient tellement drôles ! Je sentais bien que cette légèreté était très profonde. Vers 21-22 ans, très tard, j’ai commencé à faire de la rue. Le rapport avec le public me passionnait ainsi que le travail sur l’autodérision.
Fiona : J’ai toujours été touchée par les gens un peu en marge mais comment en parler ? Il y a des gens qui font ça d’une façon superbe, documentaire, nous, on a vraiment besoin de mettre ces lunettes de clowns, pour à la fois garder la légèreté et ne pas être lourds, moralisateurs.
Sur le plateau comment faites-vous pour diriger ?
Dom : Le travail se fait tellement en amont que quand on arrive au tournage en général on sait vraiment ce dont on a besoin. Il faut retrouver cette joie de jouer. Il y a des exceptions comme le métro où l’on ne pouvait pas aller répéter car c’est interdit. Il a fallu improviser, c’était très chouette. On a fait quatre films avec notre équipe, ils connaissent notre goût pour les couleurs, le cadrage qui est très important, le plan séquence, la préparation du jeu.
Fiona : Ca a pris du temps de trouver une équipe qui accepte 2 voire 3 réalisateurs et l’idée que si l’on est en doute, ça n’est pas pour cela que l’on ne sait pas ce que l’on veut. L’autorité ce n’est pas juste d’imposer une volonté inflexible c’est chercher ensemble quelque chose. On a trouvé une équipe qui se plaisait dans cette démarche-là.
Pourquoi être allés chercher Emmanuelle Riva une grande actrice du cinéma français qui joue magistralement Martha ?
Dom : Quelqu’un nous a montré une vidéo faite pour le New York Times où Emmanuelle Riva, chez elle, improvisait, dansait à la Charlie Chaplin. On a découvert un côté espiègle et jouette qui nous a de suite parlé. On lui a envoyé le scénario et elle a eu envie d’essayer car elle adore Keaton.
Fiona : Elle a à la fois la fragilité de son âge mais elle est aussi comme une jeune fille qui veut sortir de ce corps.
Elle a accepté facilement de ne pas être à son avantage ?
Dom : oui très facilement, elle a un côté chat dans la vraie vie. On lui a dit que ce serait un chat de gouttière, qu’on la voulait un peu punk avec les cheveux lâchés, elle a compris tout de suite ! (rires).
Fiona : L’important pour elle c’est ce qui se dégage. Pour Amour (de Haneke ndlr) c’était très osé ce qu’elle a fait. Beaucoup plus encore, donc pour elle peut-être qu’après ce rôle tout le reste est moindre.
Pierre Richard a remplacé Pierre Etaix pour des raisons de santé. Quel lien aviez-vous avec Pierre Richard avant de lui proposer ?
Dom : Pierre Richard est une icône. On lui a envoyé 3 phrases concises pour lui expliquer ce qu’on attendait de lui. Il a dit oui mais pas plus de 3 jours et pas n’importe lesquels.
Fiona : il est très occupé. Il a un spectacle, joue dans des films, a un vignoble… C’était super de travailler avec lui, on s’est rendus compte qu’on était très proches. Pierre Etaix c’était le burlesque et Pierre Richard était plutôt du côté de la comédie à succès. Mais au départ il était danseur pour Béjart, il a fait la même école que nous, il se sentait vraiment à l’aise dans notre univers et on était aussi très à l’aise avec lui.
Votre film est très lumineux. C’est rare des films aussi ensoleillés…
Dom : On a toujours cherché ça, on n’en parle même plus avec notre équipe. Au début on regardait des films pour trouver ce langage, on regardait Pandora de Lewin, ou ceux de kaurismäki, on disait qu’il fallait que les décors soient en hiver et les personnages en été. On voulait que les gens ressortent avec des couleurs et de la lumière…
Fiona : Mais on voulait que ce film en particulier soit solaire et léger. On avait envie de ça à cause de notre époque qui est vraiment dure et puis on voulait faire un film qui était vraiment le plus burlesque possible, parce que ce n’est pas possible de faire un film vraiment burlesque aujourd’hui du fait qu’il y a des comités de lecture, peu de temps pour tourner… Peut-être les goûts du public qui changent aussi… On voulait que ce soit le plus simple, le plus joyeux possible. Comme cela a pris beaucoup de temps pour le financer on a fini par faire quelque chose de plus complexe que d’habitude dans l’écriture.
La statue de la liberté et cette tente située en dessous, c’est un peu une revendication ?
Dom : Oui ce sont des métaphores, c’est un peu comme la tour Eiffel dans laquelle quelqu’un monte à la fin de sa vie. Dans certaines tribus africaines on va dans un arbre pour disparaître. Un gros travail qui est plutôt un plaisir est d’aller repérer. Tu parlais du coté lumineux ou coloré. Quand on découvre ces statues et ce pont tout vert en dessous avec ses formes modernistes c’est un bonheur, ça nous dit des choses, c’est comme un personnage. Quand on a envie de faire un truc dans la tour Eiffel et que l’on découvre cette vue de l’intérieur en montant par les escaliers…
Fiona : C’est une carcasse ! (rires).
Dom : On se rend compte que le soir il y a cette lumière dorée incroyable et que l’on voit encore Paris derrière. Tout ça dit des choses, ça nous plait, c’est comme cela que l’on bâtit.
Fiona : On n’a pas une démarche très cérébrale ou intellectuelle, mais on dit intuitivement oui à certains éléments qui vont raconter des choses sur notre personnage. Cette idée de la liberté est chère à notre culture, mais c’est quoi exactement ? On pense parfois être libres mais on ne l’est pas vraiment, il y a toujours des contraintes. On peut rejeter l’idée d’être complètement libre de toutes attaches comme le clochard que j’ai rencontré dans ma jeunesse, mais du coup il n’a aucun confort, ne mange pas quand il veut. Il y a un prix à payer. On pense pouvoir décider de choses mais parfois les circonstances font en sorte que l’on n’est pas vraiment libres. Notre Martha doit quitter son nid pour maintenir une certaine liberté.
Dom : Et à la fois on s’amuse avec ça car elle ne renoncera jamais à sa liberté.
Fiona : Mais Emmanuelle est vraiment comme ça.
Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, janvier 2017.
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