« Que signifiait travailler avec un homme qui ne verrait jamais le film ? » Entretien avec Vatche Boulghourjian et Cynthia Zaven pour Tramontane

Vatche Boulghourjian et Cynthia Zaven, respectivement réalisateur et compositrice du film libanais Tramontane, sont à Bruxelles à l’occasion de la Première en Belgique. Sélectionné en Compétition à la 56ème Semaine Internationale de la Critique du Festival de Cannes, Tramontane est un premier film particulièrement réussi qui raconte la quête d’identité d’un jeune aveugle à travers le Liban d’aujourd’hui. Une réalisation au cordeau pour ce film que l’on espère le premier d’une longue série.

Stéphanie Lannoy : Votre film est très sensible, quelle expérience avez-vous du monde aveugle ?

Vatche Boulghourjian: Mon approche a commencé par une lecture, Touching the rock de John Hull dans lequel il décrit sa perte de vue progressive jusqu’à ce qu’il nomme « l’aveuglement profond ». A partir de là, j’ai commencé à écrire le scénario. Je me suis vraiment familiarisé avec ce monde quand j’ai commencé à rencontrer des personnes aveugles pour le casting. J’ai surtout beaucoup appris de Barakat Jabbour, l’acteur principal. A la fin de son expérience, ayant atteint l’aveuglement profond, John Hull comprend qu’il doit se réinventer où être détruit. C’était très puissant, il est contraint d’apprécier la vie autrement. Pour moi c’est très proche de la crise que vit le Liban à l’échelle nationale. Le cœur de ces deux crises est la nécessité de se redéfinir soi-même. Toutes deux sont la conséquence d’un traumatisme passé et tentent de survivre au présent.

Vouliez-vous faire ressentir au public ce qu’est l’aveuglement ?

V.B. : Je ne prétends pas savoir ce que c’est qu’être aveugle. Mon propos vient de ce que j’ai appris à travers mes recherches. Ce que je ne voulais pas faire était simuler l’aveuglement visuellement à travers le cinéma, parce que c’est impossible.

Dans cette scène ou Rabih déjeune dans le noir, sa mère allume la lumière et on est éblouis…

V.B. : Pendant le casting, J’ai vécu un moment très fort. J’ai déposé l’un des postulants chez lui. La nuit tombait, il a décrit la route parfaitement. Toute la rue était allumée sauf l’entrée de son immeuble, dans le noir. L’immeuble était de deux couleurs, je l’ai trouvé, me suis arrêté, il m’a dit au revoir. Il est sorti de la voiture et a marché dans ce noir complet jusqu’à disparaitre. C’était une expérience très forte pour moi, qui résonnait avec le côté dramatique de mon travail. Je souhaitais introduire ce genre de moments dans le film. Cette scène où Rabih mange dans le noir est quelque chose que j’ai vu. Je voulais partager cela avec le spectateur et rester vrai avec la nature formelle et classique du scénario.

Il me semble que Tramontane n’est pas si classique, vous êtes proche de Rabih avec des Gros Plans près de son oreille, un arrière-plan flou…

V.B. : Certaines choses étaient inévitables pendant le tournage malgré l’approche classique que j’avais en tête. Nous ne voulions pas que le style nous détourne de l’histoire mais ne pouvions éviter certains éléments de narration cinématographique comme l’axe ou la profondeur de champ. Quand on filme une scène, normalement il y a un axe. Vous mettez la caméra d’un côté de la conversation et filmez le champ contre champ. Le chef opérateur (Jimmy Lee Phelan ndlr) et moi avons réalisé après avoir rencontré Barakat que pour lui cet axe n’existait pas. Cela nous a donné la liberté de bouger autour de lui.

Vous vouliez aussi isoler Rabih ?

V.B. :  Précisément, même dans un endroit bondé. C’était intentionnel, ainsi que de le voir seul dans la campagne, car le paysage est aussi un personnage du film.

Cynthia Zaven: Nous avons aussi cherché à l’isoler de plus en plus par le son. Parce que tout le monde est là, le regardant et lui donnant de mauvaises réponses.

Dans cette scène où Rabih rencontre le Cheik, vous filmez la pièce dans son ensemble et laissez l’action se dérouler à l’intérieur. Vous aimez les plans séquences ?

V.B. : J’adore les plans séquences ! (rires). Pour moi cela permet au spectateur d’être présent et concentré sur l’action. C’est très difficile pour les acteurs car ils ne peuvent pas se déconcentrer. Quand ils entrent, cette pièce devient si chargée en émotion, le spectateur est invité à y prendre part et assister à la scène.

Comment avez-vous choisi de travailler avec Barakat Jabbour?

V.B. : Après avoir écrit une première version du scénario, j’étais confronté à une grande question. Je voulais qu’un aveugle joue le rôle principal, mais que signifiait travailler avec un homme qui ne verrait jamais le film ? J’ai commencé tout de suite le casting pour voir si ce projet était envisageable. J’ai rencontré des personnes de la communauté aveugle au Liban et je me suis rapidement rendu compte que chacun appréciait le cinéma, le théâtre, la télévision. Ils étaient fans d’acteurs de show TV et suivaient parfaitement l’histoire. Après plusieurs mois de casting, Cynthia et moi avons entendu parler d’un chœur d’aveugles qui chantait dans une petite chapelle hors de Beyrouth. Nous y sommes allés. En entendant Barakat Jabbour chanter nous étions bouleversés. Nous avons parlé avec lui après la messe, il était très excité à l’idée de participer au film et très intéressé à propos du jeu d’acteur. Pendant les 3 ans qui ont suivi, nous avons développé une approche du jeu lui et moi. Cynthia et lui ont réadapté les musiques arabes classiques du film. On est devenu très proches et le sommes toujours.

Votre film a une bande son très intéressante, comme dans cette scène à l’asile ou l’on peut presque ressentir le vent par le son …

V.B. : Cynthia a proposé de réaliser un film qui pourrait être compris sans même avoir vu une seule image. C’est ce que nous avons fait. Elle a travaillé avec Rana Eid, sound designer, et Julian Perez, mixeur, pour proposer un paysage sonore qui permettrait à quelqu’un de comprendre tout le film sans le voir.

C.Z. : Tous les sons nous impliquent dans l’histoire.

Cynthia, vous avez créé la musique originale et supervisé l’entièreté de la musique du film pouvez-vous nous expliquer le processus ?

C.Z. : Il y a deux sortes de musiques dans Tramontane. L’une, chantée, exprime les émotions de Rabih, et l’autre, non diégétique, est la musique originale qui raconte l’histoire. Il cherche ses papiers d’identité, mais personne n’est capable de lui donner une réponse concrète sur qui il est. Il décide de se réfugier dans ce qu’il connait, et la musique est en fin de compte ce qu’il est vraiment. Selon moi, tout le film est un passage de l’enfance à l’âge adulte, de l’âge de l’innocence à la fin des illusions. Alors que sa dernière chanson exprime l’espoir et le fait qu’il faille aller de l’avant malgré tout, la musique qui suit exprime le drame de cette réalité, l’état du monde où nous vivons.

Comment avez-vous pensé à Julia Kassar pour interpréter Samar, la mère ?

V.B. : Cela a pris beaucoup de temps. Julia Kassar nous a été suggérée et nous en sommes très reconnaissants. C’est une actrice magnifique, elle a été parfaite pour le rôle qu’elle a interprété de manière extrêmement naturelle. Elle est devenue amie avec tout le monde sur le tournage, ainsi que Barakat.

C.Z. : Julia a gagné le prix de la meilleure actrice au Festival de Dubaï pour son rôle dans Tramontane. L’alchimie qu’elle et Barakat Jabbour ont eu durant le tournage était incroyable, et ça s’est inévitablement reflété à l’écran.

Hisham l’oncle de Rabih interprété par Toufic Barakat, est un personnage emblématique, il a un côté sombre…

V.B. :  Comme les autres personnages du film. Ils ont choisi de masquer leur passé et essaient de vivre dans le présent. Rabih est physiquement handicapé mais les autres hommes le sont psychologiquement. Après une guerre civile chacun porte ses cicatrices.

Rabih est-il une métaphore du Liban ?

V.B. : Je laisse le spectateur choisir quelle partie est allégorique, laquelle est métaphorique… C’était extrêmement important pour moi de rester concentré sur l’histoire. Rabih veut coûte que coûte trouver une preuve tangible de son identité pour pouvoir voyager. Cet objectif est kafkaïen. En sortant pour la première fois de son village, il colle ensemble des morceaux d’images et peut faire une mosaïque du pays. Ce voyage pour lui-même, révèle ironiquement l’état du pays.

Est-ce difficile de produire des films au Liban ?

V.B. :  Au Liban il n’y pas d’aide du gouvernement. Auparavant, un film sortait tous les deux ans et cette année il y en a 15, cela augmente. Faire des films c’est pour nous une nécessité, une urgence, malgré toutes les difficultés auxquelles nous faisons face : pas d’électricité ou d’eau… C’est un combat de faire un film au Liban.

Avez-vous des projets ?

V.B. : J’espère que ce film sera la première partie d’un triptyque sur le Liban. Ce sera encore sur l’identité, l’histoire, le passé, les conséquences du passé sur le présent et le futur mais dans un contexte différent.

Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Bruxelles, février 2017.