Alain Gomis, cinéaste franco-bissau-guinéo–sénégalais a grandi à Paris. Son très émouvant Félicité a décroché le Grand prix du Festival Panafricain du Cinéma à Ouagadougou (Etalon d’or) pour la seconde fois après Aujourd’hui. Il a aussi remporté le Grand Prix du Jury à Berlin (Ours D’Argent), signe de l’universalité d’un cinéma salué en différents endroits de la planète. Félicité est son quatrième long-métrage et retrace la lutte d’une femme pour sauver son fils dans un Kinshasa électrique. Alain Gomis est de passage en Belgique pour accompagner son film lors des différentes avant-premières, l’occasion d’en savoir plus sur cette oeuvre bouleversante.
Stéphanie Lannoy : Vous ancrez toujours vos films dans un lieu en particulier, ici c’est Kinshasa. Peut-on vous qualifier de cinéaste voyageur ?
Alain Gomis : Etre dans un nouveau lieu appelle à une présence, une écoute, une acuité particulière. J’ai un amour des petits détails et quand on arrive dans un nouvel endroit, il y a cette chose fascinante, à la fois de ce que l’on peut reconnaître et de ce qui vous échappe.
Vos racines sont-elles intellectuelles ou terriennes ?
Terriennes, mais dans la sensation. Je suis toujours à la recherche du contact direct, il ne s’agit pas d’intellectualisation mais de ressenti et de communion.
Votre base de travail, c’est le réel ?
Ce sont souvent des choses qui sont arrivées autour de moi. Mes personnages sont influencés par des gens ou des situations qui existent vraiment, qui font résonner des choses en moi. C’est un territoire d’exploration et de réconciliation.
Ce qui vous intéresse chez Félicité, c’est la faille du personnage ?
C’est à partir de ce moment-là qu’elle devient intéressante pour moi. Je me dis qu’il y a un endroit où je peux plonger qui me nourrit.
L’idée est de savoir ce qu’il se passe dans sa tête ?
Essayer quelque chose de l’ordre de la sensation et du déroulement à l’intérieur, accompagner cette espèce de chute et remonter. C’est vraiment pour moi la chose importante au départ, le truc auquel j’ai envie de m’atteler. Ce portrait intérieur aussi.
La voix de la chanteuse Muambuyi du groupe Kasai Allstar représente-elle pour vous la force qu’incarne Félicité ?
C’est dans le mélange de force et de fragilité que cette voix est belle. Le doute, la porte ouverte, la résonance, la douleur, la joie, j’ai l’impression qu’il y a tout dans cette voix ! (rires). Elle est très large, comme un vent chaud.
Rendre visible l’invisible avait plus de sens à Kinshasa qu’ailleurs ?
Non, mais cela donnait peut-être plus de possibilités. Quand je rencontre cette musique du Kasai Allstar, avant même de savoir qu’elle va faire partie d’un film, elle fait résonner quelque-chose qui pour moi, lie le ventre à la forêt. J’ai l’impression qu’elle fait vivre physiquement quelque-chose que j’ai du mal à dire, qui relève du tremblement profond que j’ai en moi.
Que représente la musique dans le film ?
C’est la brillance. Le truc qui scintille, la lumière du reflet.
En Afrique il existe aussi des croyances peut-être plus présentes qu’ailleurs, de l’ordre de l’invisible…
Dans le film il y a un poème autrichien du XIXe siècle, de Novalis (extrait des Hymnes à la nuit ndlr), qui a été traduit d’abord en français puis en Lingala, qui rappelle que cela fait aussi partie de la tradition européenne. C’est ce qui fait la poésie. Un des écrivains qui m’accompagne dans la vie et sur ce film est Maeterlinck. Ce pressentiment de l’existence, de cette autre part de la vie appartient à tous. Mais là, à Kinshasa, à cet endroit-là, à ce moment-là, grâce à cette musique, je me dis qu’en plus cela résonne concrètement. J’ai un objet presque matériel, même si la musique ne l’est pas, qui fait que ça y est, je suis entré au cœur du sujet.
À quel moment avez-vous décidé du style narratif de l’écriture en plusieurs lignes directrices, avec la réalité, les songes et celle de l’orchestre symphonique ?
Il y a un peu plus de lignes que ça. Celles de chacun des personnages, la ville en tant que territoire de résonance et du monde extérieur ; Pour Félicité, il y a une autre ligne qui est celle de sa ligne intérieure à elle, de son monde intérieur et puis, il y a l’orchestre symphonique sur le mode « il était une fois ». C’est celle de la fabrication du film. D’un film qui dit : « Nous sommes en train de faire un film ».
L’orchestre symphonique est une sorte de personnage omniscient…
Exactement, l’orchestre permet de faire presque un entracte dans le film.
Il propose plusieurs pauses dans le récit…
Il se réinstalle même, comme si nous nous ré-asseyions sur notre chaise et que la cloche sonnait disant « on recommence !» (rires). Mais tout en étant un personnage omniscient, il doit rentrer dans la dialectique même du film. Cela doit résonner par ailleurs dans l’histoire elle-même. Finalement, pour moi, les musiciens et particulièrement le chanteur disent à la fin : « Nous sommes tous une Félicité, un Tabu ou un Samo ». Ces lignes là, bien qu’étant différentes, doivent dialoguer ensemble pour faire un seul objet et une seule arrivée.
Les trois rôles principaux y compris Félicité jouée par Véro Tshanda Beya, sont incarnés par des amateurs, comment dirige-t’on à la fois des acteurs débutants et des professionnels ?
On leur fait confiance. Les non professionnels imposent aux professionnels une sorte d’authenticité. Très vite, ceux-ci sonnent faux s’ils ne font preuve que de leur technique. Les bons professionnels apportent aux non professionnels une sorte de support de possibilités, de répétitions, les rassurent, les rendent meilleurs. Ce qu’il y a de paradoxal dans ce film, c’est que la plupart des petits rôles sont tenus par des professionnels. Ce sont eux qui tiennent les fondations en quelque sorte.
Vous nourrissez les personnages de leurs personnalités ?
Beaucoup, mais plus de leur vision du personnage que de leur personnalité. Quand vous acceptez quelqu’un dans votre zone de sécurité et que vous le laissez voir des choses, vous n’avez plus peur de son regard et là l’inattendu arrive parfois. Dans le consentement on accède à des choses assez belles, pas dans le vol.
Dès le début du film vous choisissez des parti pris de réalisation très forts, on est caméra-épaule on plonge avec les personnages…
Je voulais voir le film le plus direct possible. La chef opératrice et moi avons choisis la caméra à l’épaule car nous voulions que quoi qu’on filme, on dise toujours « Je ». On passe d’un corps à un autre mais toujours à la 1ère personne, pour ne pas être dans une reconstitution mais toujours « à la rencontre de ». Ça n’est pas une volonté esthétique d’être caméra à l’épaule c’est d’être en lien le plus fort possible et près du personnage, ne pas avoir un système où l’on plie la vie, mais où nous, on se plie à la vie.
Quelles oeuvres vous ont influencé pour Félicité ?
Elles sont diverses. Un court métrage de Cheick Fantamady Camara qui est décédé récemment, Bè Kunko, est un peu à l’origine du film. Wang Bing qui met la barre très haut dans la vérité et dans l’authenticité de ce que l’on voit du personnage. Apichatpong Weerasethakul dans cette proposition qu’il fait de de l’autre partie du monde, de la frontière du monde au sens de la vie, de l’autre côté. Bizarrement, je pense aussi à Murnau et à l’Aurore.
Vous avez gagné des prix un peu partout, y compris au FESPACO, le Festival Panafricain du Cinéma de Ouagadougou, dont le Grand prix vous a été décerné deux fois, certains disent de vous que vous êtes la figure de proue du cinéma d’Afrique. Ça vous convient ?
Je veux bien. Enfin c’est pas le côté figure de proue… Je suis un soldat du cinéma africain, du cinéma indépendant et du cinéma européen. Mais aujourd’hui j’ai très envie de défendre le cinéma africain parce qu’il est fragile et fort. Il est fort de possibilités, d’histoires à raconter, de choses à dire à soi-même et au monde. C’est un des continents en mouvement et en mouvement sur lui-même. Une espèce de chose qui sent sa force. C’est très beau. Je suis vraiment un défenseur du cinéma africain mais je suis avant tout un défenseur du cinéma indépendant. Quel que soit l’endroit.
Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Bruxelles, avril 2017.