Le plus Européen des cinéastes faisait chercher son chat à Garance Clavel dans Paris. Cédric Klapisch revient au cinéma avant de se consacrer à une série comme il l’avait fait pour Dix Pour Cent, une nouvelle aventure en direct d’Athènes au nom prometteur, Salade Grecque. Après son épopée dans le monde vinicole, Ce qui nous lie et celui des amours inattendues dans Deux moi, le réalisateur de L’Auberge espagnole et de Casse-tête Chinois, revient à un sujet central, corporel et rigoureux : la danse. En Corps est une comédie dramatique énergisante, vivante et joyeuse dont il a le secret. Entretien.
Stéphanie Lannoy : Pourquoi réaliser un film autour de la danse ?
Cédric Klapisch : J’avais envie de réaliser un film sur ce sujet depuis très longtemps et je ne sais pas pourquoi ! (rires). J’ai vraiment un goût pour la danse, que ce soit pour des spectacles ou de la danse filmée. J’ai toujours aimé regarder des clips avec des chorégraphies. J’y ai toujours été sensible. J’étais au lycée avec Philippe Decouflé. Il est devenu chorégraphe assez jeune, dans les années 90 quand on lui a proposé de faire la cérémonie d’ouverture des JO. J’ai travaillé avec lui sur cette organisation, sur le fait de filmer sa compagnie. Cela m’a directement impliqué dans la question : Comment filmer la danse ? On savait tous deux que la cérémonie d’ouverture des JO imposait deux spectacles différents. Il fallait à la fois concevoir ce spectacle pour les gens dans la salle, en l’occurrence en extérieur dans un stade et puis les téléspectateurs. On en avait beaucoup discuté. A l’époque je n’avais pas trente ans. Je me rappelle qu’il avait été très sensible à mon court-métrage Ce qui me meut, dont le titre pose déjà une problématique de danse sur ce qui nous fait bouger et nous émeut par le mouvement. Il aimait bien mon regard qui y mélangeait la photographie et le cinéma avec la problématique de comment indiquer du mouvement avec une photo et puis comment filmer le mouvement. Cela a été un point de départ important pour poser le questionnement : comment filmer de la danse ?
Vous avez réalisé un documentaire sur la danseuse étoile Aurélie Dupont « Aurélie Dupont, l’espace d’un instant » en 2010. Récemment vous avez aussi tourné une vidéo, « Dire merci » avec les danseurs du ballet de l’Opéra de Paris. En tournant cette vidéo avec les danseurs de l’Opéra de Paris, j’avais déjà dans l’idée de réaliser un film avec des danseurs. C’est un peu pour ça que j’ai accepté de réaliser ce petit film pendant le confinement et il a été très énergisant. Cela a galvanisé des choses par rapport à ce que je voulais faire. J’étais en train d’écrire le scénario sans savoir encore quelle histoire j’allais raconter mais le fait d’aller voir les lieux de vie des danseurs, leur quotidien, la façon dont ils se préparent chez eux pour les mouvements, le rapport qu’ils entretiennent à la danse classique et à la musique classique… Toutes ces questions m’intéressaient et m’ont permis d’écrire ce film.
Marion Barbeau dansait dans ce film, elle n’interprétait pas encore un personnage. Marion Barbeau dansait oui. Elle est déjà assez présente dans ce petit film. Elle est danseuse à l’Opéra de Paris. Je la connaissais bien, je savais que c’était une alliée pour faire des films intéressants. Cela a du se faire en avril et j’ai fait un casting en juin. J’ai vu une cinquantaine de danseurs dont Marion. Elle s’est vraiment imposée. Je savais déjà qu’elle était bonne danseuse mais là j’ai vu qu’elle pouvait jouer.
Vous avez découvert de nombreux acteurs comme Romain Duris ou Cécile de France. Ce sont des gens que vous avez mis en avant à un moment donné. Le fait que Marion Barbeau soit aussi capable de jouer la comédie était une évidence pour vous ? Ce n’est jamais une évidence le casting. Tous les gens qui ont fait Dix Pour Cent par exemple et que l’on a repérés aux castings, on croit en eux. Ensuite ce n’est jamais une évidence de savoir ce qu’ils vont devenir. C’est toujours un pari et il y a eu des réussites. J’ai fait sept films avec Romain Duris. Parmi des acteurs comme Gilles Lellouche, Cécile de France ou encore Marine Vacth, beaucoup n’avaient jamais joué. C’est vrai qu’on fait des tentatives et puis il se trouve que dans Dix Pour Cent, beaucoup de gens sont devenus connus à la suite de la série.
Il existe des liens entre fiction et documentaire dans ce film-ci. Hofesh Shechter interprète le rôle du chorégraphe et c’est sa propre compagnie qui danse dont Marion Barbeau fait aussi partie dans la réalité. Y a-t-il selon vous, des allers-retour entre réel et fiction ? Dans ce film-ci ça va assez loin d’ailleurs. Même dans la façon de filmer avec Alexis Kavyrchine le chef opérateur qui lui aussi a fait des documentaires, on mélangeait des techniques de documentaire et de fiction. C’est ce côté hybride qui était intéressant dans la fabrication de ce film. A certains moments on ne savait pas trop si on faisait de la fiction ou du documentaire. Parfois d’ailleurs on filmait des scènes de fiction, de jeu, exactement comme on avait filmé en documentaire les répétitions des danseurs. A certains moments on mélangeait les styles et ça a donné une identité à ce film.

Vous filmez la danse classique puis la danse contemporaine. Il y a une différence dans la manière de filmer ces deux disciplines. Ca vient naturellement de la même façon que dans la scène de hip hop lorsque les danseurs sont en train de tourner sur eux-mêmes au sol, on se place au sol. La danse classique est beaucoup composée avec les bras en l’air, les jambes en l’air et comme c’est dit dans le film, elle est beaucoup tournée vers le ciel. On ne peut pas filmer de la danse classique comme on filmerait du hip hop. C’est la même chose avec les danseurs de Hofesh Shechter qui font de la danse contemporaine. Grosso modo ce qui intéresse Hofesh, c’est l’énergie que contient le collectif. On filme le groupe comme une meute avec un coté animal.
Mais la caméra est dans le groupe. A la fin le spectateur est beaucoup plus à l’intérieur, dans la représentation elle-même que dans la danse classique où il est un peu extérieur. On a l’impression que la vie nait dans la scène finale que regarde le père avec émotion. En tant que spectateur on ressent la même émotion que ce personnage, au même moment face au ballet de danse contemporaine. La danse classique est faite pour utiliser les lignes du corps. Une jambe tendue, un bras tendu. Il y a vraiment l’utilisation d’une sorte de géométrie que le corps pourrait fabriquer. Quand on la filme il y a quelque chose de très dessiné, c’est à dire le rapport d’un soliste par rapport à toutes les danseuses en tutu derrière, le fait qu’elles soient toutes habillées pareil alors qu’en danse contemporaine très souvent ils sont habillés de façon éclectique. Et dans la danse classique on utilise ce côté stylisé, donc forcément quand on filme, quelque chose s’imprime tout de suite parce que c’est très beau et que ça fabrique des dessins. Filmer autrement s’impose vraiment. A tous les niveaux, le cadrage, la lumière le montage, c’est vraiment très différent.
Il y a peut-être plus de vie dans la danse contemporaine… Je ne dirais pas ça parce qu’il y a vraiment de la vie dans le classique. Je rapproche beaucoup ça du théâtre classique. On ne peut pas dire qu’il y a moins de vie dans Molière. Il y a moins d’éléments actuels mais quand on fait une mise en scène de Molière aujourd’hui c’est pour la mettre en relation avec notre époque. C’est un peu la même chose avec la danse classique. Si on préserve le Lac des cygnes, Gisèle ou La Bayadère, c’est qu’il existe une nécessité de ne pas oublier ces oeuvres. Il y a de la vie là-dedans.
Quand elle abandonne le classique, Elise dit qu’elle renonce à la perfection. C’est aussi ce que lui dit le chorégraphe contemporain Hofesh : « La perfection ce n’est pas ce que je recherche, moi les imperfections ça peut m’intéresser ». Très souvent les chorégraphes contemporains peuvent dire ça. Pina Bausch le disait. Il faut jouer sur sa fragilité, ne pas jouer que sur sa force, pas que sur ses muscles ou sur ses capacités physiques. Dans certaines de ses pièces, Pina Bausch joue parfois sur l’humiliation d’un personnage. La personne qui danse doit accepter de se faire humilier et donc elle doit jouer avec ses fragilités et ses faiblesses pour que les gens puissent se moquer d’elle. Ce sont des choses propres à la danse contemporaine. Dans la danse classique on trouve beaucoup plus la démonstration d’un savoir-faire, avec une idée de perfection, que plus on travaille plus on y arrive, qui peut d’ailleurs s’avérer vrai dans la danse contemporaine parce qu’ils sont obligés de travailler. Mais par contre l’idée d’un ratage peut-être intéressant en contemporain et le lâcher-prise n’est pas une idée de la danse classique.
C’est un peu la déconstruction du classique finalement. Complètement.
Dans vos films on retrouve à chaque fois de nombreux personnages. Est-ce le côté collectif des compagnies de danse qui vous a attiré ? C’est vraiment une chose intéressante dans la danse. On est obligés de travailler en parallèle une précision et une qualité personnelle au sein d’un collectif. Le collectif ne peut être réussi collectivement que si chacun travaille sa personnalité. C’est certainement une des belles idées de la danse et du monde de la danse. Ce serait bien que dans la vie politique on soit sur le même terrain, que chacun travaille sa qualité individuelle au service d’un collectif ! (rires).
Vous faites toujours ces petites apparitions dans vos films, un clin d’oeil à Hitchcock ? On ne peut pas ne pas penser à Hitchcock mais il ne s’agit pas de me comparer à lui. C’est plutôt pour signer le film avec mon âge. C’est vraiment une signature, comme un peintre signe son tableau, j’insère une petite présence dans chacun de mes films et j’ai commencé donc je ne peux pas m’arrêter ! (rires).
Elise entretient un rapport très complexe avec son père interprété par Denis Podalydès qui lui considère que finalement même si elle travaille à l’Opéra, elle ne travaille pas vraiment dans la culture. Que pour réussir sa vie, il faut faire des études de droit. Existe-t-il ici un lien avec le confinement et le fait que les artistes aient dû stopper leurs activités ? Bien sûr, dans le film il y a un important sous-texte sur ce que l’on a vécu pendant la crise sanitaire. Par rapport au désir du père c’est quelque chose que je vois. J’ai trois enfants et il y a les choses que l’on veut pour nos enfants, et celles que les enfants vous racontent d’eux-mêmes. Quand on est parents on passe beaucoup de temps à enseigner des choses aux enfants et il faut aussi passer du temps à apprendre d’eux. J’ai beaucoup appris de mes enfants. Je trouve que c’est plus compliqué quand on est parents. Accepter qu’un enfant ne va pas faire ce que vous lui dites qu’il serait mieux de faire. Et effectivement c’est assez facile, de nombreuses personnes disent : « Tu devrais faire du droit, médecine ou autre ». Quand on fait une chose bizarre comme être danseuse, peut-être que ça ne lui plait pas à lui, mais elle a vraiment une vie à accomplir avec ça et elle peut avoir du talent et s’épanouir de cette manière. C’est aux parents de l’entendre et d’évoluer.
Parmi tous ces protagonistes il y a une sorte de clown, Yann, kiné ultrasensible. Ca vous plaisait d’ajouter ce fil d’humour à travers ce personnage ? Oui, c’est un plaisir de travailler avec François Civil parce qu’il rajoute ce côté clownesque à ce personnage qui en même temps traverse lui-même quelque chose d’assez dramatique. Celui qui doit soigner Elise est finalement plus fragile que sa patiente. Cette idée là nous faisait rire avec François Civil et on a un peu appuyé le truc de façon à aller très loin dans le fait que le soignant a besoin d’être soigné ! (rires).
Construisez-vous beaucoup les personnages en collaboration avec les acteurs après les avoir écrits ? Pas forcément, mais il y a des acteurs comme François Civil ou Pierre Niney qui jouent un peu sur le même terrain. Avec des gens comme eux qui sont très forts en improvisation c’est agréable de construire le personnage ensemble parce qu’ils donnent des idées, moi aussi et le mélange des deux est intéressant. Avec d’autres personnages j’écris et les acteurs doivent les interpréter.
Aviez-vous des références en terme de danse classique ou d’opéra. Je pense à cette ancienne série en noir et blanc « Les jours Heureux » sur de jeunes ballerines de l’Opéra de Paris. Elles vont régulièrement se réfugier sur les toits de l’Opéra. On m’a parlé de cette série mais Je ne l’avais pas vue. Je n’avais pas de référence particulière, par contre j’ai beaucoup filmé à l’Opéra de Paris. Et c’est vrai qu’assez régulièrement on se retrouve sur le toit. C’est un lieu magique, comme l’opéra d’une façon générale où il y a des endroits fous à filmer. Je n’ai pas pu tourner à l’Opéra de Paris à cause du covid. C’est au théâtre du Châtelet qu’on l’a fait mais j’ai voulu garder ce rapport au toit. Le toit du théâtre du Châtelet est aussi très beau. J’ai utilisé le fait que ces bâtiments sont magiques à tous les étages.
Vous avez en projet une série, Salade Grecque, quel en est le sujet ? Les enfants de Casse-tête Chinois ont 5 et 9 ans et ici ils ont 22 et 26 ans. L’idée est de faire un portrait de la nouvelle jeunesse européenne. Ca se passe à Athènes et plus à Barcelone. Athènes est une ville qui est assez emblématique de l’Europe d’aujourd’hui. On suit le destin de cette nouvelle génération.
Qu’est-ce qui vous plait dans la série par rapport au long métrage de cinéma et avez-vous des préférences en terme de format ? J’aime bien passer de l’un à l’autre parce qu’il y a une longueur de récit agréable dans la série. On peut approfondir les personnages, inventer un récit complexe et par contre on travaille moins l’esthétique. On est plus dans un geste jeté, improvisé, spontané. Alors que dans En Corps chaque plan est détaillé, dessiné. C’est bien de passer de l’un à l’autre. Ce sont deux plaisirs assez différents.
Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Bruxelles, 2022.
Portrait de Cédric Klapisch © Philippe Quaisse – UniFrance