Lola Quivoron a fait vrombir la Croisette au dernier festival de Cannes à coups de dérapages sur le bitume esquissés par une héroïne des temps moderne, une rideuse, Julia, un être qui existe par sa passion de la moto. Le Jury Un Certain Regard a offert son Coup de coeur à son film, Rodéo. Issue de la FEMIS à Paris en réalisation, plusieurs court-métrages et un documentaire à son actif, Lola Quivoron signe un premier long métrage à l’écriture forte, épousant l’urgence, la vitesse et le danger de son récit. Elle réalise un superbe portrait de femme, celui d’une amazone des temps modernes in love avec sa bécane. Une héroïne hors-norme, pour une cinéaste qui déboule hors les codes. Rencontre au Film Fest Gent où elle est venue présenter son Rodéo.
Stéphanie Lannoy : Qu’est ce qui a provoqué l’envie de réaliser ce film ?
Lola Quivoron : Rodéo est d’abord un titre que j’ai choisi pour l’imaginaire qu’évoque l’horizon américain. Le rodéo est cette pratique traditionnelle où il faut tenir coûte que coûte sur le dos d’un cheval ou d’un taureau endiablé. Rester en équilibre et ne jamais faillir. Cela évoque pour moi le personnage de Julia. Le vrai sujet de mon film c’est elle, Julia, son incandescence, sa manière de traverser le film comme une étoile filante. En 2015 je suis tombée sur la video d’un rider accompagnée d’un texte. A l’époque il s’agissait d’une pratique de niche. Le phénomène est né sur la côte est des USA, à Baltimore-Philadephie dans les années 80. Il y a eu un essor dans les années 90, importé via le clip de rap dans les années 2000, notamment par le rappeur DMX. Des communautés de cross bitume ont commencé à se former en France. Depuis 2015 j’ai intégré la plus grande d’entre elles, celle des Dirty riderz crew.
Comment intègre-t-on un groupe comme celui-là ? Très facilement. Rodéo est une fiction qui pousse à son paroxysme l’artifice du cinéma mais qui dans sa facture, dans sa mise en scène est documentaire. Le parcours de Julia dans le film n’a rien à voir avec le mien. J’intègre cette bande au départ pour observer. J’ai lu ce texte qui parle de leur communauté, vu des photos, des vidéos, je suis très curieuse et j’ai envie de les rencontrer. Je passe alors une journée avec eux. Je discute beaucoup, je reste sur le bord de la route et je photographie. Le fait de tenir la caméra, de photographier les acrobaties, de prendre des portraits me permet de trouver ma place assez rapidement. J’ai grandi en banlieue parisienne et ce milieu m’est familier. Les communautés se sont organisées autour de routes qui sont des lignes d’entrainement situées en dehors des villes. Dans des endroits sans passage de voiture ni de piétons, souvent perdues au milieu des zones industrielles ou au milieu de champs et de forêts, où les membres se rendent le dimanche. Leur particularité est d’être toujours constituées de bitume, jamais de terre. J’y ai rencontré des personnes qui sont devenus de vrais amis, notamment le leader de l’association. Pendant sept ans je n’ai cessé d’y retourner. J’ai réalisé de nombreux projets avec eux. Au Loin Baltimore mon court-métrage de fin d’études qui aborde le cross bitume à travers une histoire de transmission de la passion entre un grand frère et son petit frère. Il y a eu ensuite un clip vidéo, un autre court-métrage où j’aborde le cross bitume sous la forme d’une évocation poétique et rodéo. Ce qui me m’incite à rester dans ce milieu c’est la solidarité, l’esprit de groupe, le fait de partager cette passion qui domine tous les coeurs, tous les corps et nous fait nous retrouver tous les dimanches. Ca me touche énormément.
Cette passion que vous évoquez est palpable dans votre mise en scène qui est très organique, viscérale. L’un des grand sujets du film est aussi la passion pour cette pratique comme addiction et l’addiction comme une force capable de destruction, parce qu’elle implique une dépendance. Julia le dit au début du film, « Je ne peux rien faire sans bécane ». La bécane est la provocation de son propre corps, ce qui lui donne de la puissance.
C’est aussi le danger de vie et de mort ? C’est aussi le shoot d’adrénaline avec un rapport physique au danger, à la mort, qui produit une sensation vive d’existence. J’avais envie que ce soit au centre du film. Rebel without a Cause (La fureur de vivre ndlr) a été un film tutélaire dans ma cinéphilie. Julia est une James Dean au féminin, moderne. Ce film travaille aussi les stéréotypes de genre mais d’une manière plus classique. Le cinéma hollywoodien ne pouvait se permettre d’être vraiment frontal, direct. On aborde très fortement les questions du masculin et de la défaillance masculine, la fragilité. Comment envisage-t-on cela quand on est un jeune homme solitaire, amoureux et que l’on a un père qui prend la place de la mère ? C’est ce que raconte Rebel without a Cause. Ce film m’a hantée et il a beaucoup inspiré Rodéo, notamment à travers les couleurs, le cinémascope et l’énergie.
L’énergie est primordiale dans Rodéo. Bien que femme, on a le sentiment que Julia se transforme, se travestit sans arrêt par rapport à son identité que l’on aurait envie de qualifier « d’hybride ». Si elle a besoin des attributs féminins elle va les utiliser. Elle se sert des éléments que la nature lui a donné pour avancer dans la vie. Peut-on la qualifier de personnage mutant ?
Ce personnage a cette fougue et ce désir débordant de rider sa moto, d’exister sur cette toile de fond qu’est le cross bitume, coûte que coûte. Il y a presque une forme de violence dans son désir aussi parce qu’il est brutal. C’est effectivement un personnage qui se situe toujours entre les deux, entre les genres, entre les deux mondes, le monde des morts et celui des vivants. Elle est aussi entre deux familles, la biologique qu’elle quitte au début du film et la nouvelle, de riders. Elle est dans l’interstice, dans le trait d’union, avec l’idée d’être une articulation. C’est un passage cette fille, vous dites « mutante », mais c’est une mutation. J’aime aussi dire que c’est un petit virus, sans rien de péjoratif, parce que les virus se transforment.
Elle prend ce qui est bon à prendre pour elle. Elle se nourrit aussi. Elle va tantôt performer les codes standard du genre féminin. Ou elle va performer, très souvent d’ailleurs car elle est plutôt faite de ce bois-là, les représentations classiques masculines dans l’idée de puissance, de virilité, d’agressivité et de violence. Sa liberté se situe vraiment dans l’idée qu’elle est dans l’interstice. Elle refuse d’être assignée, elle fait éclater les murs qui explosent les cases dans lesquelles on a envie de l’enfermer.
Un personnage dit d’elle : « C’est une femme », un autre : « C’est une métisse ». Ils ne savent pas comment la considérer. Elle s’en fout, elle est au delà de ça. Elle s’en fout sauf que la vraie problématique du film c’est son corps. Le détonateur produit la fiction mais la problématique, c’est son corps. C’est parce qu’elle n’a pas le même corps que les autres que les conflits surgissent. C’est le grain de sable qui casse la mécanique, l’étranger inspiré du western qui vient s’intégrer dans une communauté mais qui est toujours perçu comme étranger, en l’occurrence étrangère. Elle a un corps différent et son corps lui pèse. c’est vraiment un personnage qui échappe toujours aux stéréotypes, aux assignations pour pouvoir s’enfuir dans cette absolue liberté.
Est-ce pour cela que vous filmez le corps de manière aussi charnelle, avec un grain assez apparent dans l’image? On a ajouté un grain pellicule à posteriori sur l’image. J’avais en effet envie qu’il y ait une texture, une matérialité de l’image comme il peut y avoir une physicalité dans les corps. Le mouvement aussi est physique, c’est une force d’inertie qui crée de l’énergie. Je voulais le mettre au sein de la mise en scène. L’énergie des comédiens, le mouvement qui correspond aussi à l’univers du film. On parle de vitesse, d’acrobatie, de rapport à la vie à la mort, de danger. Dans le mouvement il y a toujours une forme de danger car on ne sait pas toujours où il se termine. Le cadre en mouvement est aussi l’idée de s’engager physiquement. Je demandais au chef opérateur de filmer avec son corps, sans trop d’intentions intellectuelles. J’avais envie que l’on soit reliés à Julia comme à un cordon ombilical, que l’on soit rattachés physiquement à elle. Que l’on ne puisse jamais la lâcher car c’est un personnage que l’on ne peut comprendre que si l’on ressent l’expérience de son corps.
Son animalité ? Sa fluidité. Elle est libre et a une forme de fluidité. Son animalité oui, mais c’est surtout son corps stigmatisé par les autres. J’avais envie de le faire ressentir au spectateur.
Comment avez vous rencontré Julie Ledru ? J’avais raté une première occasion avec une femme rideuse qui avait traversé la communauté durant un été. Elle était apparue puis disparue. Julie Ledru m’intéresse parce qu’avant tout elle est traversée par cette passion, elle fait de la moto et jeune a évolué dans un monde de garçons comme moi. Je m’identifie très fort. J’avais beaucoup d’amis garçons ou de filles comme moi, un peu en dehors des clous. Notre rencontre a été très forte, alchimique parce qu’elle vient nourrir le scénario. En même temps, Julie est assez éloignée du personnage en énergie. Un travail de composition a permis de lui faire rencontrer son personnage. Elle s’est servie de toute la violence qu’il y avait en elle, que j’avais perçue dès la première rencontre. La solitude est aussi l’un des thèmes du film. Ca nous a beaucoup reliées, on en a beaucoup parlé comme de nos rêves, de nos cauchemars la nuit, d’histoires de fantômes aussi. Ce film a été un trait d’union entre nous.
La rencontre avec Julia vous a-t-elle permis de compléter l’écriture du film ? Le personnage et le film étaient plutôt écrits avant la rencontre. J’avais besoin de me conforter dans un témoignage de femme de ce milieu. En la rencontrant je me suis tout de suite dit que c’était elle. C’était trois ans avant le tournage.
C’est une comédienne débutante. Le film réunit uniquement des non professionnels sauf Antonia Buresi qui est comédienne performeuse, danseuse etc., avec qui j’ai en partie écrit le film. Elle est corse, son personnage est très inspiré de choses qu’elle connait.
Vous avez déclaré qu’une fois sur le plateau de tournage, « le scénario était à jeter à la poubelle ». Quelle est votre méthode de travail ? Seules Julie Ledru et Antonia Buresi ont lu le scénario. Le film était très écrit. Tous les autres ont rencontré le film à travers un récit. On improvisait beaucoup de séquences autour du film, comme pour créer une matière, une préhistoire de chaque personnage. En amont de ces sessions de travail, je leur racontais le film comme un griot, à l’oral, pour que l’histoire s’imprègne en eux de manière inconsciente et que surtout le scénario ne soit pas un document que l’on sacralise mais qu’ils s’en emparent et prennent leur indépendance à l’intérieur de l’histoire. Qu’ils apprennent aussi à rencontrer leur personnage, sa violence et fassent partie de ce récit collectif. C’était très intéressant de travailler de cette manière. Avant de tourner par exemple, ils pouvaient lire la séquence la veille ou le jour même, ça ne me dérangeait pas, à partir du moment ou ils n’apprenaient pas par coeur. Chaque séquence était très écrite du point de vue dramatique et de l’intensité émotionnelle. A chaque fois il fallait en retrouver l’énergie en ayant des rendez-vous très précis comme dans une partition musicale. J’aime bien me dire que j’ai été un guide et pas une directrice d’acteur. Ce terme implique un regard un peu trop en surplomb. On travaille tous dans cette atmosphère collective ou chacun a rencontré son personnage en temps qu’acteur. Très souvent d’ailleurs ils sont dans le réel très loin de ce qu’ils jouent car il y a vraiment eu un travail de composition en amont. Il fallait donner la matière nécessaire en racontant de long en large et en travers les personnages, l’histoire, parfois je pouvais passer trois heures sur une séquence mais ce n’était pas pour rien qu’on le faisait parce que la séquence vaut pour la totalité du film. Ils sont tous rentrés à l’intérieur de la mythologie du film de cette manière. Il y a eu ensuite un énorme travail de montage avec Rafael Torres Calderon pour recréer l’énergie à travers la coupe, le rythme, la musicalité. J’aime beaucoup parler d’hyper naturalisme ou d’hyper réalisme parce que le réel m’inspire mais en tant que tel il ne me raconte rien. Dans le réel emphasé, tordu, où l’on insuffle du rythme, que l’on grossit à la loupe ou au microscope, il y a vraiment l’idée de créer cette espèce d’épopée un peu organique.
Vous filmez cette discipline comme un art. C’est très équivalent à l’art équestre finalement quand c’est filmé comme vous le faites. Vous vouliez aussi montrer ce côté beauté et performance ? La ligne d’entrainement est une scène d’expression. J’étais très surprise de voir que certains quartiers qui ne se parlaient plus du tout à cause de trafics de drogues par exemple, se retrouvaient sur une même ligne et roulaient ensemble.
On efface tout. Et c’est comme dans n’importe quel sport ou art, le hip hop aussi dans les années 80-90, la danse, le rap. Tout à coup on se rassemble parce que l’on partage la même passion et c’est une force incroyable. Dans le western il y a la chevauchée fantastique, des processions d’indiens ou de cowboys sur les chevaux que l’on filme dans des plans assez larges ou en étant à l’intérieur. Dans mon film c’est vrai qu’il s’agit plutôt de chevauchées mécaniques avec des moteurs. Les motos leur donnent une forme d’animalité et quand on monte à cheval on fait également corps avec l’animal.
Rodéo a remporté le Prix Coup de Coeur Un Certain Regard au dernier Festival de Cannes. Quel est votre sentiment par rapport à cette récompense ? Je suis et on en est fiers, parce qu’on a tous mis tout notre coeur dans le film. Le coeur c’est le centre de l’émotion, le coeur battant, ce qui donne le rythme au corps, c’est ce qui fait que l’on va s’ouvrir a l’autre, c’est avoir le coeur sur la main, la pulsation vitale, c’est aussi l’arythmie, le rapport à la mort, l’arrêt cardiaque, en fait c’est l’énergie ! C’est très fort, j’aime beaucoup ce prix !
Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Film Fest Gent 2022.