Joachim Lafosse « Le crime engendre des fantômes effrayants »

Un Silence est le dixième film du belge Joachim Lafosse qui développe son cinéma dans une démarche artistique de plus en plus accomplie. Un cinéaste qui se remet constamment en cause et questionne le réel par la fiction. Son dernier film interroge le réel d’une manière brillante. Il y analyse la déconstruction du mal dans un thriller psychologique impressionnant. Ce drame familial s’inspire d’une histoire folle et pourtant vraie. Sa mise en scène exceptionnelle a remporté le Prix du meilleur Réalisateur au festival de Rome. Joachim Lafosse a le courage de placer sa caméra dans l’ombre d’un monde énigmatique, celui des conflits familiaux et de leurs non-dits, pour en comprendre la mécanique, les enjeux et l’impact psychanalytique sur tous, avec ce talent qui lui est propre de toujours humaniser le drame, loin des clichés. Le tournage de son prochain film débutera au mois d’avril avec Eye Haïdara dans le rôle d’une mère qui tente d’offrir des vacances à ses enfants malgré les difficultés, le tout inspiré d’une histoire vécue avec sa mère. Entretien avec un cinéaste qui s’intéresse à « l’Entre-monde ».

D’où vient l’envie de réaliser ce film ? Il y a d’abord le fait divers, l’affaire Hissel. De la même manière qu’avec A perdre la raison, je suis très ému par la situation du fils. Cela me donne envie d’écrire une fiction pour tenter de faire entendre à quel point le mensonge dans lequel a grandi cet enfant est destructeur, combien le venin du crime est puissant et transgénérationnel. La fiction apparaît ensuite avec l’écriture des personnages. En commençant à écrire arrive ce personnage de la mère, de cet adolescent et très vite la question se pose de la culpabilité, de la honte et du silence qui l’accompagne. J’avais réalisé Elève Libre, un film très autobiographique où je racontais une période de mon adolescence et une emprise que j’avais vécue avec des amis. A sa sortie en 2009 je pensais que les gens qui me connaissaient adolescent à cette époque viendraient me parler, me dire qu’ils avaient reconnu quelque chose et à la place j’ai vécu un véritable isolement. Personne n’est venu vers moi, au contraire, j’ai vu des gens changer de trottoir quand je les croisais dans la rue.

Une peur de la vérité. J’ai vu un évitement de la vérité. Sept ans plus tard au moment où je me mets à écrire Un Silence, quelqu’un de très proche m’appelle, très ému et me dit: «Joachim je suis vraiment désolé. Depuis la sortie d’Elève libre les gens me déconseillaient de regarder le film. C’est une énorme erreur. J’aurais dû le voir. Comment vas-tu? ». Ce jour-là j’ai compris pourquoi j’écrivais Un Silence. Je me suis rendu compte après avoir dit et raconté ce qui m’était arrivé, que même les gens qui auraient peut-être dû me protéger avaient honte de ne pas en avoir été capables. Et cette honte a mené au silence. Dans l’affaire Hissel il y a quelque chose de cet ordre-là. Pierre, le frère d’Astrid est la première victime. Je voulais faire un film qui montre aussi à quel point en matière de crimes sexuels, tout un système est impacté. L’entourage est atteint. C’est ce que j’ai essayé de filmer avec Astrid et par Astrid. Je voulais absolument en écrivant le film arriver à ce que le spectateur puisse garder une empathie pour cette femme au silence si grave. Je souhaitais que les spectateurs et les spectatrices ne deviennent pas procureurs, mais plutôt cinéastes avec moi et qu’ils se posent la question de savoir comment on peut en arriver là.

Dès le début du film le spectateur n’est pas pris par la main mais au contraire, il est lâché. Deux phrases au départ sont déterminantes « Tout le monde le savait » et Astrid qui dit « Je n’ai jamais rien dit ». Le spectateur est perdu. Il doit reconstituer le récit. Le spectateur doit reconstituer son puzzle. De la même manière que Raphaël ne comprend rien, comme la commissaire jouée par Jeanne Cherhal, il doit essayer de comprendre. Ou comme chacun d’entre nous face a un secret familial.

Est-ce pour cela que le hors-champ est si important dans le récit? Le hors-champ n’occupe peut-être pas cette fonction-là. Pour moi le fond amène toujours la forme. Je ne commence jamais un film en me disant « Je vais faire un film en plan-séquence, ou dans une lumière chaude ». Je me demande plutôt de quoi je vais parler et quelle forme nécessite ce dont je vais parler. C’est ça pour moi le métier de cinéaste. D’autres commencent à travailler avec une envie formelle. Il s’agit ici d’essayer de faire fiction avec un récit aussi âpre et mon souhait est d’emmener le spectateur à devenir aussi cinéaste que moi, c’est-à-dire à écrire son film et interroger son propre rapport au silence. On a tous à un moment ou un autre dans nos vies été le témoin de quelque chose qui n’allait pas et on s’est tous demandé si on allait parler ou pas. On a senti la peur de parler par crainte des conséquences de ce qu’allait engendrer notre parole. C’est la question du film, qu’est-ce qui fait le silence ? A ce moment-là, pour faire du spectateur un cinéaste avec moi, le hors-champ est très important. Si vous filmez la violence vous êtes dans le spectaculaire et dans l’effroi. Dans l’effroi on ne peut plus réfléchir, on est face au crime, peut-être comme Astrid et on sait pas quoi dire. Ca je ne le veux pas. La grande question que se pose un cinéaste aujourd’hui, dans une époque où on filme tout et n’importe quoi, est de savoir ce qu’il ne va pas filmer plutôt que ce qu’il va filmer. Tout comme un adulte est quelqu’un qui s’empêche d’une certaine manière. On ne peut pas tout filmer.


Le film emprunte deux lignes directrices. Celle du thriller psychologique avec la déconstruction du mal et une autre dimension en filmant cette maison qui est un vrai personnage du récit comme quelque chose de pictural, qui tend plus vers l’abstraction. C’est un choix, oui. Et je sais depuis le début que le film va s’appeler Un Silence. Il est donc question de son. Le miroir du silence si l’on parle d’image, pour moi c’est l’ombre. A la direction photo, à la mise en scène du film on s’est vraiment dit qu’on allait travailler sur l’ombre et la lumière. Daniel (Auteuil qui interprète François Schaar ndlr) se planque dans la maison. Il va par contre chercher la lumière pour éblouir tout le monde au sens propre, c’est-à-dire qu’il ne permet plus de voir. C’est ce qui définit au fond les choix esthétiques du film. Je voulais aussi que le spectateur soit avec les personnages et que l’on ne ressente pas ma mise en scène. Que la sobriété l’emporte sur le spectacle pour arriver à cette esthétique. Cela engendre un type de fabrication étonnant, on fait tout le film sur une Dolly qui est le contraire d’un Steady cam, c’est-à-dire une roulante sur laquelle on place la caméra avec le pied. Il faut donc écrire les plans et trouver un espace qui permette leur écriture. Ça prend du temps et laisse peu de place à l’erreur. Le moindre mouvement brusque de caméra se sent et révèle le film plutôt que la vie des personnages. C’est avec ça qu’on a jonglé durant tout le tournage.

Vous dites les choses de manière pure, très ténue, notamment dans ce plan quand François sort de la chambre. La caméra s’attarde assez longtemps sur cette chambre vide. C’est une manière de suggérer les choses sans les appuyer. Il y a beaucoup de pudeur dans cette mise en scène. Je préférerais dire sobriété plutôt que pudeur. C’est en la dénonçant plutôt qu’en en jouissant. La violence au cinéma peut être un outil de jouissance de l’œil du spectateur. Je me refuse de jouer avec la violence au cinéma, c’est une éthique. Est-ce une pudeur, je ne suis pas si sûr. Il y a une envie chez moi de dire même presque sans pudeur, mais de dire juste. Mais je vous rejoins, parce que si j’avais fait un film impudique… Quelqu’un qui est impudique je n’ai pas envie de l’entendre, je m’éloigne de ce qu’il me dit. Tandis que j’ai essayé en effet de faire un film qui dise de manière à ce que l’on puisse entendre.

Pourquoi avoir choisit de collaborer avec Emmanuelle Devos pour interpréter le rôle d’Astrid? Il me semble justement qu’Emmanuelle Devos est une actrice pudique. Une actrice qui arrive à porter ses personnages de manière à ce que je les accepte, ils ne me dérangent pas. Je la suis. Au-delà du fait qu’elle est extrêmement subtile, intelligente, nuancée, elle n’est pas du côté de la psychologie mais du mystère. Dès qu’on a commencé à répéter elle m’a dit :« Le seul moteur avec ce personnage pour moi c’est la honte ». De ma place de privilégié j’ai pu observer qu’elle a fait exister ça avec une respiration qui se perd, une voix qui tout d’un coup s’échappe ou des sanglots qu’elle contraint, un épuisement dans les épaules, des choses comme ça. C’est là que j’ai eu autant de plaisir à travailler avec elle qu’avec Leïla Bekhti dans Les Intranquilles, Emilie Dequenne pour A perdre la raison ou Isabelle Huppert pour Nue-propriété.

Comment le lien s’est-il créé avec Daniel Auteuil qui joue François Schaar, le mari d’Astrid? Daniel Auteuil a été très courageux d’accepter le rôle, très généreux aussi parce que beaucoup d’acteurs ont refusé avant lui. Après avoir lu le scénario il m’a tout de suite rappelé et sur le plateau il était très soucieux de la capacité qu’on allait trouver à garder de l’empathie pour cette femme qui se tait sur une chose si grave. J’ai compris qu’il faisait le film parce qu’il aimait ce qu’on y raconte et ce à quoi il amène le spectateur.

On se pose la question de la culpabilité à la fin du film. Astrid est-elle si innocente ? Astrid est une victime parce qu’elle n’a pas décidé de ce qui est arrivé à son frère. Il ne faut jamais perdre ça de vue. Cela ne doit pas nous empêcher de nous demander pourquoi elle n’a pas trouvé la force de parler. Comme beaucoup de femmes de sa génération elle ne s’estime peut-être pas suffisamment, n’a pas trouvé les ressources, la force. C’est quand même une femme qui finit par être la secrétaire de son mari. Vous avez le droit de faire votre film. Je l’ai fait pour ça, je ne peux pas vous répondre et tant mieux. Je ne peux pas donner mon avis aux spectateurs sur ce que j’ai traité.

Quels étaient vos desideratas pour la musique? Il fallait travailler avec la musique pour cultiver cette empathie du spectateur. De Johann Johannson en passant par Meredi ou Olafur Arnalds, c’était sa fonction.

On a d’abord l’impression que les personnages sont prisonniers de cette maison et puis qu’elle devient l’antre du monstre.Un antre dans lequel on n’approche pas vraiment le monstre ni sa psychologie. Je ne veux plus parler de monstre, c’est une manière de dire que ce n’est pas nous. C’est tentant de parler de monstre et on évoluera à ne plus en parler. En trente ans et même si c’est horrible de dire ça, l’affaire Dutroux aura au moins servi à ça. On est passés d’une crainte du prédateur isolé comme on disait à l’époque a une interrogation sur ce qu’il se passe dans nos familles, sur nos comportements avec nos enfants, sur la découverte que huit fois sur dix les abus sexuels ont lieu dans les familles, à une chose beaucoup plus introspective qui me semble être un progrès énorme et une vigilance qui font avancer la démocratie.

Le traitement de la maison fait penser au monstre dans le sens imagé du terme, parce que le récit surfe à la limite du fantastique. On parle de Hitchcock dans le film avec mon directeur photoet on en joue. Si on parle de thriller psychologique, effectivement, on fait vivre des fantômes dans cette maison parce qu’il y en a. Le crime engendre des fantômes effrayants et il faut qu’on le fasse sentir par la manière dont on filme, dont la caméra est utilisée. Notre métier est de fabriquer cette sensation chez le spectateur par ces longs plan-séquences qui bougent un peu comme le serpent dans Mowgli et on se demande au fond ce qu’il se passe, ce qui se cache derrière les murs, derrière les portes.

Le film est basé sur une histoire vraie que l’on connaît ou pas selon d’où l’on va regarder le film. Le spectateur belge qui aura bien connu cette histoire va l’identifier plus facilement qu’un spectateur étranger. Quel est votre point de vue sur le fait qu’il y ait deux visions possibles du film par le spectateur? Je suis ému par un fait divers que je découvre. A partir de ça je mets en marche mon désir de faire un film et pendant que j’écris je me rends compte que ce n’est pas du tout hasardeux. Il y a quelque chose de très inconscient dans ce qui est en train de se passer et tant mieux pour le film. Je ne dis jamais la vérité de l’affaire dont je me suis inspiré, il s’agit une fiction. Le film n’est pas reçu de la même façon en France et en Belgique. En France ils trouvent parfois l’histoire caricaturale, ils ont du mal à y croire. En Belgique il y a aussi un intérêt pour le film parce qu’on part d’une histoire qu’on a connue.

Comment se traduit le fait de mettre en scène une fiction à partir d’un fait divers, quel est le processus? Ca se déroule très bien à partir du moment où l’on respecte les choses, toujours en répétant sans cesse qu’il s’agit d’une fiction et en rien la vérité de l’affaire dont on s’est inspiré. Il est essentiel de distinguer le travail des journalistes qui ont à rapporter avec objectivité les faits, du travail des juges qui énonce une vérité judiciaire qui n’est pas la vérité et puis le travail des artistes qui se laissent inspirer et sont les éponges de leur époque, du réel et qui à partir de tout ça écrivent de la fiction, créent du romanesque. Il faut distinguer. Il ne faut pas que les artistes prétendent qu’ils disent la vérité.

Il faut franchir la porte d’un cinéma pour voir la manière dont le récit est poétisé, mis en scène pour comprendre que ce n’est pas la même chose que le réel. On dit par exemple souvent « un fait divers sordide» mais je n’ai pas envie de faire un film sordide. J’espère que c’est autre chose et je le crois. C’est important, c’est aussi une manière de dire « soyez courageux, allez-y, N’ayez pas peur ! ». Il s’agit d’autre chose, vous allez être au cinéma. Justement avec quelqu’un qui ne va pas vous montrer des trucs sordides, qui va juste essayer de vous amener à être cinéaste avec lui.

Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Bruxelles 2023.
Photo de Joachim Lafosse, Kris Dewitte.

A lire aussi:
Entretien avec Joachim Lafosse, Les Intranquilles.
Entretien avec Damien Bonnard, Les Intranquilles.