« Le scénario est vivant en permanence » Damien Bonnard, Les Intranquilles

Escaladant le tapis rouge de Cannes en 2019 avec la tonitruante équipe des Misérables de Ladj Ly (Prix du Jury), Damien Bonnard est l’acteur français qui monte. Les pieds ancrés dans le sol, concentré, on sent que sa carrière prend de l’ampleur le consacrant dans des films singuliers choisis avec finesse. Révélé en 2016 par Rester Vertical, il n’a de cesse depuis d’enchainer des longs métrages de choix et les nominations aux Césars(*). J’Accuse, Voir du Pays, En Liberté sont autant d’oeuvres qui en témoignent mais il s’invite également dans des longs métrages internationaux comme The French Dispatch ou Dunkerque. L’acteur est retourné cette année sur la Croisette en Compétition Officielle présenter Les Intranquilles de Joachim Lafosse. Il s’y investit à corps perdu dans le rôle d’un père, peintre bipolaire et amoureux, face à Leïla Bekhti. On ne lui a jamais vu une telle palette de jeu. De l’interprétation du personnage sous lithium aux accès de rage, son regard n’a jamais lancé à la caméra une telle intensité de douleur et de folie. Damien Bonnard présentait à Namur Les Intranquilles avec l’équipe du film pour l’ouverture grandiose du 36ème FIFF.

Stéphanie Lannoy : Comment s’est déroulée votre rencontre avec Joachim Lafosse ?
Damien Bonnard : Il m’a téléphoné alors que l’on était encore en confinement. J’aimais son cinéma que j’avais découvert un peu dans le désordre. Le premier film que j’ai vu c’est Elève libre, ensuite A perdre la raison puis les autres. C’est quelqu’un qui comptait déjà pour moi, les acteurs de ses films sont incroyables, comme Emilie Dequenne et Tahar Rahim dans A perdre la Raison qui m’avait beaucoup touché. Il m’a ensuite envoyé le scénario que j’ai lu d’une traite. Quand je l’ai refermé je me suis dit « Cette histoire est tellement belle que j’ai envie d’en être ». Tout s’est enclenché directement, à distance. On a beaucoup discuté. Quand j’ai su que Leïla jouerait le rôle c’était la cerise sur le gâteau. On ne se connaissait pas beaucoup, on avait travaillé une fois ensemble et j’étais heureux qu’on puisse se retrouver sur ce film.

Comment avez-vous construit le personnage de Damien ? Le personnage a pas mal évolué. Au départ il était photographe. Quand Joachim a su que j’avais fait les Beaux-arts il m’a demandé si je pouvais peindre. J’ai répondu que j’essaierais avec plaisir. Même si je ne suis pas peintre de profession, c’est un domaine qui me passionne.

Vous avez été élève aux Beaux-arts… En France et en Belgique. J’ai fini à Bruxelles à L’ERG qui dépend de Saint Luc. Dans le parcours de ce personnage il fallait travailler sur de nombreux éléments, physiques ou dans la réflexion. Joachim m’a ouvert de nombreuses portes, il m’a fait rencontrer des gens à Sainte-Anne. J’ai pu aller me renseigner, voir des patients. J’ai moi-même un ami qui souffre de cette maladie avec qui j’ai beaucoup échangé. Il fallait aussi que je trouve des moments de violence dans le film et surtout parvenir à aller dans deux zones, une zone lumineuse et une très sombre. Je ne savais pas comment y arriver. J’ai finalement travaillé ces aspects-là avec un boxeur. J’ai pu me donner sur le ring où j’ai eu de petites victoires et de grandes humiliations (rires). Ce qui m’a aidé pour le film, c’est que j’ai compris que pour être violent avec l’autre il faut l’être avec soi. J’y ai trouvé la violence dont j’avais besoin dans certaines scènes ainsi que d’autres éléments comme ça par des moyens différents. Des lectures aussi, notamment grâce au livre L’Intranquille du peintre français Gérard Garouste qui souffre de cette maladie et en fait état dans son livre.

Joachim Lafosse vous a-t-il conseillé de le lire ? Oui, on a dû en parler à un moment. C’était un bouquin que beaucoup de gens autour de moi avaient lu. On m’en avait souvent parlé mais je n’avais pas eu le temps de le lire. Je n’avais pas pris le temps surtout. On a tellement échangé de choses que c’est même difficile à raconter. On a tant réécrit ensemble avec Leïla, Joachim et toute l’équipe. Ce film est une addition de beaucoup de gens. Même les scénaristes, je crois qu’ils sont six. Joachim ne fait pas partie des gens qui restent collés à un scénario. On improvise rien, par contre le scénario est vivant en permanence. On peut le nourrir, y ajouter des éléments, le modifier. C’est comme ça que j’aime travailler, quand c’est vivant.

Cette recherche de vérité dans le cinéma de Joachim Lafosse vous permet-elle en tant qu’acteur de nourrir votre personnage, de le rendre plus charismatique ? Je ne sais pas si c’est la vérité mais en tous cas il a une recherche de sincérité. C’est lui qui nous aide à faire ça.

Je pense à ces tableaux qui sont à moitié réalisés par le peintre Piet Raemdonck et complétés par votre personnage. Il existe peu de films sur la peinture où l’on insiste autant sur le geste. Est-ce que cette démarche vous touche ? Elle est très importante, il s’agit de mon rapport au cinéma. J’ai travaillé avec de nombreux cinéastes et ce qui me touche chez eux, c’est le fait que ce sont des gens attentifs à faire exister sur un tournage des choses que l’on ne filmera jamais. Par exemple si dans un film que je tourne un livre que je n’aurais pas aimé lire se trouve dans une bibliothèque, je l’enlève. Sur le film j’ai ramené de nombreux objets personnels à placer dans le décor, parce que je trouvais qu’ils avaient du sens par rapport au personnage. J’ai placé un couple dans l’atelier, deux petites sculptures originaires d’Asie. Je voulais que ce couple soit là. Et Joachim a demandé à Piet si on pouvait déplacer son atelier de peinture et le ramener sur le décor. On a amené tout l’atelier de Piet au Luxembourg. Cela ne suffisait pas, car même s’il y avait le travail de la décoration pour créer cet espace il fallait que l’atelier se mette à vivre. Avec Piet on s’y est beaucoup rendus. J’y allais entre les prises, le soir ou le week-end je retournais peindre alors qu’il n’y avait plus personne, pour le faire vivre. Cela aide à ce que les choses deviennent vraies. Et ça évite que cela ne soit qu’une idée, un cliché. Pour jouer j’ai besoin de créer le maximum de vécu.

Comment s’est déroulée la préparation avec le peintre Piet Raemdonck? Je suis allé chez lui. Je l’ai beaucoup observé, on a peint des tableaux ensemble. Il a été présent sur le tournage lors de toutes les scènes de peinture. Je lui ai beaucoup volé ses gestes, à part dans les scènes de crise complète. Comme dans la peinture que je fais du couple, une scène d’amour, il s’agit d’un moment de crise où la peinture du personnage n’a plus rien à voir avec ce qu’il fait normalement quand il est calme. En même temps c’est très intéressant, il est en train de peindre quelque chose qu’il ne vit plus. Il peint une scène d’amour d’un couple alors que son couple à lui est en train de se fracturer. On a travaillé ensemble avec Piet, j’ai essayé de voler ses gestes, de voler son regard, la manière qu’il a de travailler pour pouvoir être raccord et que cela soit crédible.

Comment avez-vous appréhendé le jeu avec Leïla Bekhti et avec le jeune Gabriel Merz Chammah qui interprète le fils ? On a eu la chance d’avoir dix jours de répétition sur les décors. On a pu voir tout le film ensemble, repenser des scènes, cela a donné beaucoup de force au récit. C’est aussi ça qui nous a lié. On était encore un peu confinés et le film est presque un huis-clos. On était ensemble les soirées, les week-ends à discuter du film en permanence. Joachim ouvre le film un peu à tous. La Chanson Idées noires par exemple, c’est la belle-soeur de Leïla qui l’a trouvée. Un soir on discutait tous ensemble, on cherchait une chanson et il se trouve que Joachim écoutait cette chanson quand il était enfant. D’un coup elle a dit :«Pourquoi pas Idées Noires, c’est beau ? ». C’est génial quand les choses se construisent de manière collective. Avec Leïla on travaillait de la même manière, on s’est découverts très complices. On a très vite balancé nos egos. Joachim est aussi comme ça. Il dit les choses simplement sans forcément prendre de gants, on n’a pas le temps pour ça. On s’est très vite débarrassés de la séduction. Le problème de la séduction dans la vie, c’est qu’on n’est pas tout à fait nous-mêmes puisque l’on montre ce que l’on pense être la meilleure part de nous, c’est faussé. On s’est donc débarrassés de tout ça. Et ensuite on s’est toujours très vite conseillé l’un l’autre dans les scènes. Quand cela se fait avec beaucoup d’amour et de sincérité, ça aide tellement le film ! Et puis je trouve beau entre collègues de travail de s’entraider, de se conseiller. Leïla était parfois impliquée dans des scènes dans lesquelles elle ne jouait pas. Ce qui importait pour nous deux c’était le film et l’histoire. On a ce truc en commun et cela a donné un duo fort. C’a été pareil avec Gabriel.

Tourner suivant la chronologie du récit à participé à inventer la fin du film selon vous ? C’est sûr, parce que la fin du film était chargée d’émotion. Joachim raconte que c’est nous qui l’avons trouvée mais ce sont des conneries. Il est le réalisateur et le directeur d’acteur. Cette fin existait mais les dialogues étaient très nombreux et il pensait la retravailler sans savoir comment. Il a fallu toute la journée. On est arrivés à huit heures sur le plateau et à dix-huit heures trente on est parvenus à cette épilogue en enlevant des éléments. On cherchait aussi du point de vue de nos personnages. Comme nous avions éprouvé tout le tournage, nos personnages étaient chargés de leur histoire et nous aussi. A la fin de la journée il restait l’essence. Il faut ce temps là pour trouver certaines choses. Même après cette journée, Joachim se questionnait toujours pour savoir si l’on avait fait le bon choix.

Avez vous le sentiment que c’est l’un des rôles les plus difficiles que vous ayez joué ?
Pas le plus difficile mais le plus beau.

On vous voit un regard que l’on ne vous a jamais vu sur un autre film, comme Leïla Bekhti.
Elle est incroyable.

Votre jeu à tous les deux est absolument viscéral, quel est le déclic qui provoque cette manière d’embrasser le rôle ? Je ne sais pas, mais Joachim m’a offert un très grand rôle. Le trio, toute cette famille est géniale comme mon père Patrick (Patrick Descamps ndlr). C’est vraiment un très beau rôle.

Vous vous inscrivez dans une filmographie de films très singuliers plutôt cinéma d’auteur. Comment choisissez-vous vos films ? Parfois on connait le travail de certains cinéastes. Après il y a ceux qu’on ne connait pas encore. C’est à la lecture, sur les histoires.

Vous fonctionnez au coup de coeur ? Oui. La vie est trop courte pour faire des projets que l’on n’a pas envie de faire ou dont on n’est pas sûrs. C’est vraiment au ressenti, je ne sais pas si on peut parler d’instinct. Il peut m’arriver de refuser des rôles parce que je sais qu’un autre comédien serait beaucoup mieux, même s’il s’agit d’un film que j’ai envie de faire. Chacun doit faire le film qui lui correspond.

Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, FIFF, Namur 2021.

Entretien avec Joachim Lafosse

Photo: Damien Bonnard, Les Intranquilles, © Fabrizio Maltese

(*) Nomination au César du meilleur espoir masculin pour Rester Vertical, 2017
Nomination au César du meilleur acteur dans un second rôle pour En Liberté ! 2019
Nomination au César du meilleur acteur pour les Misérables, 2020