Premier long métrage du réalisateur belgo-kurde Sahim Omar Kalifa, Zagros est aussi le premier film flamand à remporter le Grand Prix au Film Fest Gent. Né en Irak, le cinéaste a émigré en Belgique à l’âge de 20 ans. Diplômé de St Luc, ses court-métrages ont été très remarqués : Land of the heroes a remporté le Prix du Jury à la 61ème Berlinale, Baghdad Messi et Bad Hunter se trouvaient tous deux sur la shortlist des Oscars. Zagros est le fruit de l’inspiration d’un cinéaste à l’écoute du monde qui l’entoure, d’une multiculturalité aux influences diverses, et d’une capacité à écouter l’humain.
Stéphanie Lannoy : D’où vient le titre, Zagros qui est aussi le nom du personnage principal ?
Sahim Omar Kalifa : Zagros est le nom d’une chaine de montagnes célèbre entre le Kurdistan turque et irakien. Zagros est fan de nature, de paysages. Les montagnes sont pour lui le meilleur endroit pour vivre. Son père le lui a transmis et lui a appris à être berger. Pour le reste il n’est pas comme son père, ce n’est pas un berger classique. Il accepte la position de la femme et la respecte. Zagros symbolise aussi le Kurdistan car les Kurdes disent « Seules les montagnes sont nos amies ».
Que signifie ce proverbe ? Les Kurdes sont la nation la plus importante sans pays, et la plupart du temps personne ne les défend. Dans le film Zagros rencontre les femmes combattantes dans la montagne. Etre marié à la sœur d’une guerrière l’oblige à faire attention à la place de la femme dans la société. Quand j’avais 11 ans, en 1991, le gouvernement irakien a abandonné le Kurdistan. Notre région était alors contrôlée par un parti Kurde. Notre village très conservateur n’était pas loin de la frontière turque. Nous avons vu arriver des combattantes kurdes. C’était très intéressant de voir ces femmes avec des armes. Elles ont amené de la discipline, des valeurs, et ont encouragé les villageoises à demander plus de droits. Le contraste était tellement énorme ! Dans notre village les femmes n’ont droit à rien et celles qui sont venues ont même plus de pouvoir que les hommes. En Syrie les femmes ont battu l’État islamique, nous l’avons vu dans les médias. Pour certaines personnes aux traditions ancestrales c’était très dur d’accepter cela comme si cela représentait une menace pour leur position. Mais maintenant beaucoup de gens commencent à penser qu’elles ont changé beaucoup de choses d’une manière très positive dans la société. Havin vient en Europe car c’est pour elle le meilleur endroit pour vivre, elle y est libre. Zagros lui, profite de chaque seconde dans les montagnes avec ses moutons. C’est vraiment dur pour lui d’être en Europe. Son amour pour sa femme est si fort qu’il décide d’y rejoindre sa femme et sa fille.
Comment vous est venue l’idée du film ? En 2011, mon film Land of the heroes a remporté le Prix du Jury à la Berlinale. Des gens du Festival de Sundance nous ont demandé de leur envoyer une histoire pour un long-métrage. Nous avons alors commencé à écrire l’histoire de Zagros. J’ai ensuite changé de producteur, Jean-Claude Van Rijckeghem a repris le projet. Ce fut un long processus.
Votre film présente 3 types de femmes : la combattante, la femme du village traditionnel, et la femme libre en Europe. Est-ce comme cela que vous l’avez conçu dans le scénario ? Lors de l’écriture nous envisagions la possibilité qu’Havin aille dans les montagnes parmi les combattantes. Mais elle a une fille et est enceinte, elle sait que dans les montagnes cela sera problématique. Dans une démocratie européenne elle peut devenir libre. Après quelques mois elle parle déjà un néerlandais parfait, mais pour Zagros c’est un monde totalement différent. Il ne s’intègre pas et ne parle pas très bien la langue. Nous avons aussi pensé que l’histoire deviendrait trop politique. Pour moi, c’est très important de se concentrer sur sur les personnages principaux et sur l’humanité de l’histoire, mais je ne veux pas non plus ignorer l’arrière-plan politique. Il permet de rendre le film plus réaliste et actuel. L’histoire de Zagros ne date pas d’il y a 20 ans, elle se déroule maintenant.
Comment avez-vous choisi les comédiens Feyyaz Duman et Halima Ilter pour interpréter le couple ? Pour le rôle de Zagros il fallait un très bon comédien. Nous avons rencontré Feyyaz au début des castings réalisés à Istanbul et au Kurdistan irakien. Il a toujours été notre préféré. Pour Havin nous avions choisi une autre actrice kurde parmi la centaine qui s’est présentée. Elle était très heureuse de jouer dans le film, mais suite aux problèmes politiques en Turquie elle s’est désistée deux mois avant le tournage. La situation en Turquie est si mauvaise que les actrices ne peuvent même plus prendre des décisions simples comme prendre part à un film kurde. Pour nous, c’est un film belge mais aussi kurde. C’est aussi un film politique. Mais on a compris sa décision. Une équipe de tournage turque nous a énormément aidé. Ils nous ont demandé que leurs noms ne figurent pas au générique. Habituellement les gens vous paieraient pour les mentionner ! Ils étaient convaincus d’avoir des problèmes. C’est très grave ce qui se passe là-bas. Nous avons alors contacté des gens en Europe pour nous aider à trouver une autre actrice. Heureusement nous avons trouvé Halima Ilter. Elle est kurde de Turquie mais est née et vit à Berlin. On est très heureux qu’elle interprète le rôle car son profil ressemble à celui du film. Elle a presque vécu la même vie. Elle était mariée à un kurde qui ne voulait pas qu’elle joue dans des films. Elle a divorcé et s’est remariée avec un homme africain allemand qui la laisse vivre.
Le problème de la famille de Zagros est qu’elle est un clan ? Pour la plupart des décisions que nous prenons dans notre société nous devrions respecter de nombreuses choses, les traditions, la famille, la religion…Nous ne sommes pas sûrs que la plupart de nos décisions sont les bonnes car elles ne viennent pas de nous à 100%. Pour Zagros c’est pareil. Sa famille n’accepte pas son nouveau mode de vie, surtout son père. Il veut conserver sa position au village et qu’on le respecte. Mais conserver cette position implique des victimes. Zagros est berger mais accepte les changements de sa région.
Comment avez-vous choisi Brader Musiki pour interpréter Abdollah le père de Zagros ? Brader Musiki est un célèbre chanteur kurde. Nous avions besoin de quelqu’un qui en impose, qui ait beaucoup de charisme. Vous devinez à son visage que c’est un homme avec du caractère, un homme de pouvoir. Dans la vie il est agréable et respectueux. Il fait tout pour les femmes, pour sa fille et ça a été un peu difficile d’accepter ce rôle.
Votre film montre combien c’est compliqué d’exporter des traditions d’un pays à l’autre… Zagros arrive ici avec son sac de berger qu’il a reçu de son père. Vous pouvez perdre certaines choses en Europe mais pas tout. C’est symbolique que Zagros emporte ce sac en Europe, même quand il se rend à l’office des étrangers. Au dernier moment il s’en sépare. On ne dit pas que toutes les traditions de notre société sont mauvaises. Je ne souhaite pas pour ma part perdre la solidarité. Nous nous aidons entre frères, cousins… La vie sociale, l’entraide, c’est très bien. Mais si vous venez en Europe vous devez accepter de nombreuses choses, sinon ce sera très dur pour vous.
Zagros est écartelé entre deux mondes différents, il vit une situation vraiment difficile… C’est une histoire d’amour où l’un des deux est partagé entre l’amour de sa femme et les traditions familiales. Il est pris entre deux feux. Il tente de faire de son mieux mais c’est compliqué car il a suivi les traditions depuis tant d’années que les décisions qu’il prend sont très difficiles à assumer pour lui.
Qu’est-ce qui pourrait être fait pour l’égalité des genres selon vous ? On se rend compte malheureusement que partout dans le monde l’homme abuse de son pouvoir. Dans notre région les femmes peuvent être victimes 3 ou 4 fois à cause de ça. Elles peuvent être violées, si elles en parlent à leurs familles avoir des problèmes avec leur père, frère ou sœur. Elles peuvent être la raison de la perte de la réputation d’une famille. Même en Europe, aux USA qui sont modernes elles ne dévoilent leur histoire que des années plus tard. L’égalité hommes femmes n’existe nulle part. Dans la tête de beaucoup je pense que les femmes sont nées pour être au foyer et s’occuper des enfants.
Votre film pointe deux victimes, la femme mais l’homme aussi… Pour nous c’est intéressant de dire qu’Havin n’est pas la seule victime et même si Zagros est un homme il le devient à cause de son vieux père. C’est en ce sens que je disais que les personnes ne décident pas pour elles-mêmes. Elles doivent respecter de nombreuses choses. Tout le monde est victime de cette dure réalité là-bas.
Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Bruxelles, novembre 2017