« Vous ne pouvez pas vous approcher plus près de la vérité autrement que par les contes, les mythes, le fantastique » Entretien avec Kornél Mundruczó pour Jupiter’s Moon

Photo©StéphanieLannoy

Son précédent film, White God, décrochait le Grand Prix Un Certain regard au Festival de Cannes 2014. Le Hongrois Kornél Mundruczó, cinéaste et metteur en scène de théâtre et d’opéra, y présentait cette année en Compétition Officielle son cinquième film, Jupiter’s Moon et déclenchait les passions. Véritable bombe politique, le film présente la situation des réfugiés dans un genre fantastique en un pari osé et réussi. C’est sur la côte belge que nous le retrouvons, au Festival du Film d’Ostende où il est venu présenter son audacieux film. Il est déjà venu participer au Jury du Festival et dit affectionner cette ville qui le lui rend bien puisque son étoile brille désormais sur la promenade de la plage.

Stéphanie Lannoy : Qu’est-ce qui vous séduit dans le genre fantastique ?
Kornél Mundruczó : Tout. Cela permet une pensée ludique qui se reflète sur votre propre réalité qui elle n’est pas fantastique. Quand j’étais enfant, j’étais très connecté à la science-fiction, au fantastique, ce genre de livres et je le suis toujours. Je crois profondément que vous ne pouvez pas vous approcher plus près de la vérité autrement que par les contes, les mythes, le fantastique. Car selon moi la réalité et le réalisme sont très éloignés l’un de l’autre.

D’où vient Jupiter’s Moon ? L’idée provient d’un roman pour adolescent que j’ai lu à 14 ans, Ariel, L’homme qui volait de Beliaev. L’histoire est différente mais le garçon peut aussi léviter. J’ai tellement aimé ce livre ! La lévitation est un acte irrationnel qui provoque toujours une réaction : Suis-je toujours un enfant pour y croire ? Suis-je sceptique ? J’aime beaucoup cette idée. J’avais aussi fait une installation sur les réfugiés qui est passée au MAS à Anvers, après avoir passé 3 ou 4 semaines dans un camp de réfugiés. Cela m’avait beaucoup touché.

Comment avez-vous rencontré Zsombor Jéger qui joue Aryaan?  Ne me le demandez pas ! (rires). Ce fut très long, environ un an et demi. On a commencé un casting en Hongrie, un pays de transit pour les réfugiés et si nous trouvions quelqu’un, le jour suivant il était parti. Nous sommes ensuite allés en Allemagne où nous avons rencontré un kurde fantastique. S’il revenait en Hongrie tourner le film il perdait son statut de réfugié. Il a essayé de rassembler tous les papiers officiels et d’expliquer qu’il venait pour travailler 6 mois. Cela ne pouvait pas être officiel et il a finalement décidé de refuser. Ce que nous avons parfaitement compris, mais c’est tellement absurde ! Quatre semaines avant le début du tournage, j’étais en dépression, j’ai rencontré Zsombor Jéger qui est acteur. Il a fait de la danse et il est vraiment agile avec son corps. C’est un rôle très physique pour lequel il faut être bien préparé. Egalement pour la hauteur, parfois il vole à 50 mètres au-dessus du sol attaché à une grue par seulement deux câbles.

Pouvez-vous expliquer votre direction d’acteur ? Ma caméra est toujours en mouvement bien sûr, mais je me concentre avant tout sur le jeu des acteurs. Je pense toujours que le casting fait tout. Au début de l’histoire du film les acteurs font le film, parce qu’ils savent. Je crois aussi au star system. Ils sont là et représentent quelque chose qui est perçu par le public. Le public les aime et veut les voir. Ils prennent plus de risques que le réalisateur. On doit les soutenir. Je travaille sur scène également donc je suis très proche d’eux. Je dois les aider à exister face à la caméra.

Est-ce qu’ils répètent beaucoup ? Non pas vraiment, si je répète beaucoup cela devient froid et mort. Je tourne 6, 7 prises, mais souvent c’est la première ou la seconde qui est la bonne. Mais vous devez créer l’attitude du personnage, pour 2 ou 3 mois, rendre visible ce chemin pour eux. Avec le travail de la caméra, avec l’humeur, la musique. Très souvent je mets la musique sur le plateau et ça marche.

Comment avez-vous choisi Merab Ninidze pour interpréter Stern ? Stern est un acteur géorgien avec qui je rêve de travailler depuis longtemps. Je lui avais demandé d’interpréter le rôle du père dans White Dog, il avait refusé. Je lui ai envoyé ce scénario en lui disant que c’était un premier rôle important et il accepté. Il représente pour moi ce genre d’intellectuels perdus, cyniques et pourris mais aussi enjoués et spirituels. Quelqu’un que vous pouvez aimer, mais qui de manière très contradictoire est aussi une horrible personne.

Et György Cserhalmi qui interprète Lazslo ? Je suis ravi d’avoir travaillé avec lui. Il a tourné environ 150 films, également en Russie, Pologne, en République Tchèque, c’était une sorte de star communiste. Ces 20 dernières années, il n’a pas beaucoup travaillé. C’est une personne géniale avec une éthique de travail impressionnante.

Votre style est vraiment esthétique dans Jupiter’s moon comme avec ces gouttes de sang volantes. D’où vous vient ce goût pour ce type d’image ? J’aime que cela soit stylisé, créé comme une peinture parce que j’ai tellement peur du réalisme ! Bien sûr, Budapest n’est pas vraiment Budapest, mais mon Budapest intérieur. L’histoire de toute évidence n’est pas réaliste du tout. Dans ce film j’ai essayé d’être très créatif visuellement. Dans mon film précédent il y avait des centaines de chiens qui se comportaient comme des humains, ce qui ne pourrait pas arriver. C’est une façon ludique de penser. C’est typiquement un film du type « qu’arriverait-il si ? », une manière de raconter les histoires.

Qu’est-ce qui vous inspire ? Même si mes scénarii sont en quelque sorte « originaux » il y a toujours un fond. Actuellement je travaille à l’opéra. Je crois beaucoup au type de structure que sont les drames, même les comédies sont un genre de drame. Je lis beaucoup également. Je suis très classique dans ce sens. J’aime les tragédies grecques, Shakespeare, Dostoïevsky et ces références incontournables. Je m’imprègne de ces auteurs classiques plus que de lecture de journaux. Aujourd’hui le journalisme essaie de manger l’art. Ce n’est pas la meilleure période pour réaliser des films. Il y a tellement de sujets journalistiques, de manifestations politiques ou alors les films sont de pures comédies de boulevard (rires). Dans ce sens l’art classique est une autre sorte d’identité.

La bande son est extrêmement importante, que souhaitiez-vous pour le traitement sonore ? Je voulais créer un monde chaotique où vous sentez la pression. La vie arrive, le chaos est là, il n’y a pas d’issue possible. Il n’y a que peu de moments de repos comme quand ils sont la petite chambre où en l’air, mais en dehors il n’y a pas d’échappatoire. La musique est très utile pour créer la pression. Nous utilisons beaucoup de basses, même les ultras basses qui provoquent directement la pression dans votre corps. Le son est aussi important que l’image, ils fonctionnent ensemble. Dans certains films il n’est pas si important, mais il en existe où il est indispensable, comme pour les films de Stanley Kubrick. Sans musique le singe est juste un singe si on ajoute la musique de Ligetti ce singe est un voyage fantastique dans un monde philosophique (2001 odyssee espace ndlr).

Votre film est écrit pour une époque future, la réalité a-t-elle dépassé la fiction ? Oui et on a eu un grand débat pendant des mois. Il n’était pas évident de savoir s’il fallait tourner ce film ou pas. Cela n’est pas mon style de réaliser quelque chose qui ressemblerait au réel parce que j’aime les mythes, les drames etc. La réponse la plus honnête après avoir travaillé sur un projet durant 2 ou 3 ans est de le continuer, même si nous savons que c’est un point critique actuellement parce que nous sommes en pleine crise. Tout le monde a une opinion, chaque journal a un point de vue là-dessus. Nous savons que c’est c’est fou, mais nous essayons de provoquer tout le monde avec ce film ! (rires) C’était notre mission de provoquer autant la droite que la gauche et de montrer la réalité dans toute sa complexité. Nous avons cru aussi au phénomène de lévitation. Cela rend le film irrationnel, fantastique et l’amène dans un autre genre.

Le film confronte les valeurs humaines et religieuses. Dans White Dog les humains étaient mauvais envers les chiens et dans Jupiter’s Moon la religion est en plus mise en cause. Cherchez-vous à bouleverser les certitudes des gens ? D’une certaine manière. Les religions sont de plus en plus fortes car nous perdons de plus en plus nos valeurs. Cela devient un acte contre-productif, l’église est si forte et extrême de nos jours. Nous vivons dans une période où la croyance s’est perdue. Il ne s’agit pas seulement d’une question religieuse, mais plus de « pouvez-vous vivre sans croire ? » et je pense que c’est impossible. J’espère vraiment que vous trouverez une réponse humaine à nos croyances et pas à ces questions de leadership dictatoriales. Dans mon pays les gens ont si peur de l’inconnu. Ils voudraient quand même croire et c’est pour cela que nous avons cette sorte de système fou qui débute. J’espère qu’à travers ces crises nous trouverons de nouveau une réponse humaine. Ou disons une réponse religieuse qui ne soit pas guidée par une église mais par notre humanité. Je pense que c’est une mission. Et ces missions n’arrivent jamais par hasard dans notre vie. Nous devons tirer une leçon de tout ceci.

Jupiter’s moon est le second volet d’une trilogie. Le personnage principal était un chien dans White God, un étranger dans Jupiter’s Moon, qui sera le prochain ? C’est un film très compliqué. Une sorte de créature de lumière qui vit dans les élus (rires). C’est la folle histoire d’une secte. Et il s’agit encore de la croyance. Mais au début vous en apprendrez plus sur les créatures de lumières ! (rires). C’est étrange d’en parler. C’est plus ambitieux et encore plus fou.

Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Film Festival Oostende, septembre 2017

Critique de Jupiter’s Moon