« A travers ces trois personnages passe mon expression la plus personnelle » Entretien avec Robert Guédiguian pour La Villa

Connu du grand public pour Marius et Jeannette, Prix Louis Delluc 1997, Robert Guédiguian réalise depuis de nombreuses années un vrai cinéma d’auteur. Le cinéaste a également créé des oeuvres plus éloignées comme Le Promeneur du Champ de mars, film de commande sur les derniers jours de François Mitterrand, ou Le Voyage en Arménie. Ancrés à Marseille avec l’accent du midi, ses personnages sont incarnés par des comédiens à qui il est fidèle et qui le lui rendent bien, tout comme ses collaborateurs. A partir d’histoires de gens, Guédiguian dépeint un portrait du monde empli de valeurs, politiques mais surtout profondément humaines. Son dernier film, La Villa,  est un grand cru.

Stéphanie Lannoy : La base de votre écriture pour ce film est cette calanque de Méjean aux environs de Marseille…
Robert Guédiguian : L’idée était d’inscrire un film entier dans ce lieu qui en hiver ressemble à un décor abandonné. Ces trois personnages y reviennent le prétexte étant que le père va mourir et nous racontent comment ce village est né et la façon dont il est en train de disparaître. Je me disais qu’il fallait que je fasse y venir le monde entier. L’intérêt du huis clos était de pousser le détail chez chaque personnage au point où ils nous raconteraient les grandes questions du monde d’aujourd’hui : le partage dans notre société, les questions existentielles qui nous traversent tous : notre âge, nos histoires d’amour, le rapport à la maladie, à la mort, le rapport à la reproduction. Qu’avons-nous reproduit de ce qu’on nous a enseigné ? Et aussi bien sûr, ce qui arrive par la mer, ces réfugiés qui pour moi sont la question essentielle de notre époque.

Connaissez-vous cette calanque depuis longtemps ? J’y suis allé la première fois en 1968. Je connais les propriétaires de chaque maison. J’ai toujours travaillé comme ça, sur ce que j’appelle des théâtres dans lesquels je vais incarner des choses. La cour de Marius et Jeannette est celle de mon meilleur ami. Je connaissais cet endroit par cœur quand j’ai écrit. C’est la même chose pour cette calanque.

Peut-on vous qualifier de cinéaste de l’intime ? L’intime dans une dialectique avec l’ensemble des rapports sociaux, comme disaient les marxistes. Certaines questions peuvent apparaître plus intimes que d’autres, « relevant moins de l’histoire et plus de la nature » comme le vieillissement, la mort, la naissance ou le suicide. Ce sont des choses universelles qui prennent des formes particulières selon qu’on les considère dans la Rome antique, chez les Grecs ou au Moyen Âge. Sans intimité il n’y a pas de cinéma. Le cinéma est un art de personnages dont pour moi l’essentiel est dans le théâtre. Comme le disait Renoir, un film peut être très mal photographié, si les acteurs sont bons tout le monde va adorer le film quand même. Si les acteurs sont bons et si le récit a de l’intérêt le film va cartonner quand même. Il faudrait le mettre au frontispice de toutes les écoles de cinéma. Si les personnages n’ont pas d’intimité je ne vais pas voir le film.

Votre rapport à l’acteur repose sur la confiance… Sur la confiance et sur l’intelligence. Un acteur est par définition coauteur du film. Jamais un acteur n’a été dirigé par un metteur en scène. Ca ne veut rien dire la direction d’acteurs, on travaille ensemble, on essaie d’aller d’ici à là-bas. En ce sens la direction peut être : nord, sud, ouest, mais la direction au sens : je vais t’expliquer la scène, te dire ce que le personnage pensait avant et comment il faut la jouer, ça n’existe pas.

Comment voyez-vous votre longue collaboration avec ce même groupe de comédiens ? A travers mes films, sous des dehors très déguisés je parle de l’état dans lequel je suis. En ce sens je suis auteuriste à mort. Cela signifie que les personnages principaux de mes films ont toujours eu pour la plupart – je parle de mes films personnels – le même âge que moi à une année près et à un jour près avec Darroussin. On a commencé à travailler ensemble à 25 ans, les personnages avaient cet âge. J’ai ensuite fait des films à 35, 40, 45, 60 ans. A travers ces trois personnages passe mon expression la plus personnelle. J’ai besoin de ça, ils sont mes porte-paroles depuis le début.

Vous n’écrivez pas en pensant à eux… Non, j’écris une histoire en toute liberté (rires), mais je sais que forcément le type à propos duquel j’écris a 60 ans, c’est déterminant. Je vais ensuite me dire que son meilleur ami est son voisin, donc c’est Gérard (Meylan ndlr) et Darroussin, mais je n’écris pas pour eux. J’écris pour moi et à un moment donné je leur trouve un rôle.

Les choses se mettent en place… C’est arrivé que certains aient parfois eu de plus petits rôles. C’est pour cela que je dis que je suis très libre. Par exemple dans Les neiges du Kilimandjaro Gérard a un rôle moindre que celui de Darroussin et Ariane. Ici les trois ont des rôles équivalents. Dans Au fil d’Ariane à l’inverse, Darroussin est venu tourner 2 jours. C’est une participation, un clin d’œil mais dans ces cas-là je lui écris aussi des trucs à mourir de rire où je sais qu’il va s’amuser.

Le personnage qui évolue le plus c’est Angèle, Ariane Ascaride ? Oui. Les 3 évoluent mais elle a détesté cet endroit, ne voulait pas y revenir, y est obligée, pense qu’elle va repartir tout de suite et elle va rencontrer cette histoire d’amour improbable qui va devenir possible. C’est la plus grande révolution. Pour Joseph il y avait un peu d’eau dans le gaz dans son couple avant d’arriver. Lui va s’adoucir petit à petit se remettre à écrire. Il change aussi, mais moins. Gérard est terriblement heureux des décisions que vont prendre son frère et sa sœur. C’est une évolution pour lui aussi, il est moins isolé.

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Robert Guédiguian de passage à Bruxelles pour La Villa

Ariane Ascaride est-elle un peu votre muse ? Je ne pourrais pas dire qu’Ariane m’inspire, elle me commente plutôt. Elle m’accompagne bien sûr. C’est un jeu de mot avec un jeu de mots (rires). Je connais Gérard depuis que j’ai 5 ans, Darroussin depuis 1975. On est une bande d’amis, on se voit souvent et on partage énormément de choses. On parle de choses et d’autres, de théâtre, de cinéma, de politique, de la vie, de nos vies de nos enfants, de nos parents etc. Evidemment je vois bien que c’est presque de la matière qu’ils me fournissent. Ils m’influencent par capillarité plus que m’inspirer.

Benjamin, marin pêcheur, (Robinson Stévenin), dit : « Je ne savais pas qu’on avait le droit d’être quelqu’un d’autre pendant une heure dans la vie ». Relier le monde ouvrier à l’art est la base de votre philosophie ? Montrer qu’un ouvrier peut être un intellectuel est une chose qui m’importe énormément. C’est exceptionnel, c’est possible et c’est vrai. Jacques Ralite qui est décédé hier et que j’ai bien connu, en est un très bon exemple. Il a été ministre, sénateur et membre du parti communiste. C’est un ouvrier. Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi cultivé que lui. C’était un très bon orateur. Chaque fois qu’il voyait un film, il m’appelait et bouffait le répondeur ! Il faisait des critiques magnifiques. Je regrette de ne pas avoir gardé ces textes-là. J’ai connu dans du théâtre amateur des ouvriers qui aimaient Claudel, qui lisaient Marx, Engels, et qui ensuite lisaient Hegel la philosophie etc., l’histoire, Pasolini…

Le problème c’est l’accès à la culture… L’accès ne se fait pas sans intermédiaire. Il y a toujours eu l’école. Auparavant les comités d’entreprise, les syndicats, les partis de gauche bien sûr – pas que le PC d’ailleurs – jouaient ce rôle. C’était une règle absolue pour leurs membres : Il fallait aller au théâtre, au cinéma et lire tous les jours. L’école centrale du parti communiste, pour des militants déjà aguerris, était la plus grande école et durait un mois. Ils suivaient des cours de 9h à 18h. Et tous les soirs – c’était centralisé à Paris – ils allaient au cinéma et au théâtre voir tout ce qui existait à ce moment-là. La culture, l’apprentissage des classiques, c’est toute cette ancienne conception du conseil national de la résistance. Jean Villars et Avignon et même Victor Hugo qui effectivement dit qu’il faut que dans toutes les usines il y ait une bibliothèque. Ca existe encore mais les relais ont disparu. Si tu n’es pas allé à l’école il n’y a pas un syndicat, ou un autre déclencheur. 

Donc pour Benjamin c’est le hasard finalement… On peut aussi supposer que dans la vie qu’il avait là avec le personnage de Jacques Boudet, le vieux père et l’ambiance de cette calanque à l’époque, il s’était passé des choses. Ils étaient allés voir Ariane au théâtre qui jouait du Brecht. Cette calanque possédait peut-être aussi cette dimension liée au militantisme et à l’engagement. 

Lorsque les personnages recueillent des enfants réfugiés, on a le sang qui se glace en imaginant une autre période de la Grande Histoire, était-ce votre intention ? J’ai essayé d’essentialiser le réfugié. Ce ne sont pas des réfugiés, c’est le réfugié. Ce n’est pas naturaliste. Je ne veux pas savoir comment ils sont arrivés là et je m’en fous. J’ai voulu poser la question du réfugié en valeur absolue, comme un concept. C’est pour cela que j’ai choisi des enfants et que je ne les fais pas parler. Je ne voulais pas qu’ils discutent avec les gens qui les accueillent, je ne voulais pas rentrer dans le détail.

Vous posez donc la situation schématiquement : Que fait-on dans ce cas là ? Voilà, que fait-on quand quelqu’un dont on ne sait rien, un gamin, tape à votre porte ? Que veut-il ? Manger, se laver et dormir. C’est effectivement ce qu’ils font. La question est celle-là, à toute époque, partout, de manière universelle. J’ai essayé de le faire de manière poétique et c’est compliqué parce que souvent dans un film on réclame du détail. Si le spectateur commence à se poser des questions c’est foutu. Il fallait être sur un fil et je mesurais bien le danger.

Quelle valeur a pour vous cet extrait de votre film Ki Lo Sa où l’on découvre cette fratrie plus jeune avec Ariane Ascaride, Darroussin et Gérard Meylan ? Ce film parle aussi du temps d’avant. Il faut être simple avec tout cela. Quand on a 60 ans on a plus de temps derrière soi que devant, c’est une loi de la nature. Dès que j’ai commencé à écrire j’ai pensé à cette séquence parce que j’avais déjà tourné dans cette calanque. Dans Ki Lo Sa ils découvrent la vieille DS tous les 4. L’un est un peu mécano et commence à la retaper. Ils montent dedans, vont se balader à la mer et se baignent. En plus, j’avais aussi Pierre, le mari d’Angèle qui l’a quittée. Le 4e larron dans cette séquence mais qui est absent du film. Je me suis dit que c’était génial.

C’est un luxe, peu de cinéastes peuvent créer un flash-back avec leurs personnages plus jeunes… Un luxe absolu. En plus avec l’effet que cela provoque, c’est quand même saisissant de les voir comme ça, avant. C’est une jubilation interne aussi, un album de famille très luxueux.

La Villa regroupe « un tout » : Les valeurs, la politique, la famille, la transmission… Votre film ne laisse rien de côté. Est-ce votre film le plus abouti ? C’est difficile à dire pour moi, j’aime beaucoup ce film. J’allais presque dire que je n’ai jamais fait du cinéma pour gagner ma vie. J’aime beaucoup mes films, pas au sens où ils auraient des qualités mais je les ai réalisés avec sincérité. Je sais que le moins bon est Rouge Midi. A certains endroits il est raté mais je l’aime beaucoup, autant que s’il était bon d’ailleurs.

Si vous voyez les endroits où le film peut être raté, cela marche peut-être aussi en sens inverse? Je sais que celui-là est l’un des meilleurs. Je crois ça aussi de Marie-Jo, de La ville est tranquille et des Neiges du Kilimandjaro. D’ailleurs dans les films que je considère parmi les meilleurs si j’en choisissais 5 je ne mettrai pas Marius (et jeannette ndlr). L’armée du Crime est réussie. Marius je l’aime aussi beaucoup, il a une pêche infernale et c’est mon plus gros succès public. Mais je mettrais La Villa.

Une dernière question plus légère, avez- Vous vu La La Land ? Vous ne réclamez pas de droit d’auteurs par rapport à la scène des embouteillages au début ? (rires) (Référence au Fil d’Ariane ou Ariane Ascaride est embarquée dans une danse des automobilistes au milieu des voitures arrêtées ndlr ) Je l’ai vu quand je présidais la section Un Certain regard à Venise à la 1ere soirée européenne du film. J’y ai pensé immédiatement ! (rires) C’est filmé différemment.

Tout le monde danse au milieu des voitures cela fait penser à un plan d’ensemble avec une grande profondeur de champ du Fil d’Ariane et Damien Chazelle est cinéphile… Je sais. Est-ce qu’il a piqué ça ? Je n’en sais rien. Mais c’est vrai que c’est la même idée que j’aimais beaucoup dans Le fil d’Ariane.

Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Bruxelles, novembre 2017

La Villa, Critique!