« On ne les a pas trahis », Swann Arlaud joue dans Grâce à Dieu de François Ozon

Capable de véritables métamorphoses, Swann Arlaud interprète aussi bien un mari violent au XIXe siècle dans Une vie, inspirée de Maupassant revu par Stéphane brisé, qu’un anar dans Les anarchistes d’Elie Wajeman. Hubert Charuel lui offre l’un de ses plus beaux personnages dans Petit Paysan, avec lequel il décrochera le César du Meilleur acteur. Rôle qu’il endosse avec passion s’entrainant 6 mois aux gestes du métier. Celui de Pierre, jeune fermier aux prises avec la réalité d’un métier sans pitié version thriller. Dans Grâce à Dieu, il interprète Emmanuel, un personnage fragile marqué par le traumatisme de l’enfance lié aux attouchements d’un prêtre. Il rejoindra l’association de victimes « La parole libérée » pour tenter de revivre enfin et s’illuminera peu à peu.

Stéphanie Lannoy : Comment François Ozon vous a-t-il proposé ce projet ?
Swann Arlaud :
François m’a contacté, on s’est rencontrés, il m’a raconté son film et ces trois personnages. J’ai tout de suite compris qu’il me proposait le troisième, celui qui va le plus mal.

Pourquoi pensiez-vous à ce personnage-là particulièrement ? J’ai mis du temps à comprendre, mais j’ai réalisé à force de propositions, que j’étais abonné à des personnages un peu fragiles, à fleur de peau et emplis d’émotions. Emmanuel est celui dont les stigmates du traumatisme étaient les plus apparents et celui qui allait le moins bien.

Comment s’engage-t-on sur un film avec un sujet aussi fort que celui de la pédophilie dans l’église ? Se lance-t-on forcément dans un tel projet parce que François Ozon le réalise ? Justement parce que c’est François Ozon, on ne se lance pas dans un tel projet facilement, j’ai eu un peu peur.

Cela doit être compliqué pour un acteur de dire non à un tel cinéaste… Quand je l’ai rencontré il avait écrit les deux premières parties mais pas encore la troisième. Il avait besoin de me voir pour savoir si j’étais d’accord afin qu’il puisse écrire en pensant à moi. Je lui ai répondu que je ne pouvais pas accepter le projet sans avoir lu le scénario. Bien sûr, il s’agit de François Ozon, c’est flatteur etc. En connaissant son cinéma je trouvais que la pédophilie était un sujet quelque peu dangereux. Il travaille très vite et deux semaines plus tard il m’envoyait tout le scénario. J’ai été immédiatement convaincu.

Vous craigniez qu’il ne fasse un film de genre à partir de ce sujet… C’était la peur de la provocation, de toucher à des choses un peu taboues. Ce qui était inenvisageable pour moi avec un tel sujet. La preuve est qu’il ne le fait pas. Il adopte une position assez discrète au service de cette parole. Dès le scénario c’était comme ça et à la mise en scène aussi. Il s’est complètement mis en retrait avec beaucoup de pudeur et de dignité. Il aurait pu faire des choix qui moi m’auraient mis extrêmement mal à l’aise, aller un peu plus loin dans les flash-backs par exemple. Je n’aurais pas eu envie de participer. Quand j’ai lu ce scénario j’étais tout de suite conquis à la fois par le côté militant, important à la fois par ce sujet bouleversant qui nous touche tous.

Comment endosse-t-on le rôle de quelqu’un dont le traumatisme de l’enfance a presque brisé la vie ? Trois personnages sont légitimes, Alexandre, François et Emmanuel. Ce qui est compliqué, c’est que le traumatisme est invisible. On en croise certainement tous les jours des gens qui ont vécu des abus sexuels, enfants ou pas d’ailleurs. Cela ne se voit pas sur le visage et à un moment donné, on se pose la question de comment jouer ça. Le texte prend en charge la narration et ensuite, fort de ce constat d’une fragilité apparente que la caméra parvient à mettre à jour chez moi, un peu mine de rien, en discutant avec François est venue l’idée de la moto, puis le blouson en cuir qui l’accompagne. François m’a ensuite conseillé de me laisser pousser la moustache, la petite boucle d’oreille… Tout ça m’a construit des signes extérieurs de masculinité qui allaient prendre en charge la virilité blessée. Ces attributs-là m’ont permis d’être dans un personnage et de m’y sentir bien. J’avais l’impression de prendre un peu de poids, je me sentais certainement comme ce personnage qui je pense, se sentirait protégé par son blouson etc.  C’est un personnage de fiction que j’ai joué même s’il s’agit d’un personnage réel à la base, on ne se ressemble pas physiquement. J’ai ensuite essayé de lire les témoignages, de regarder des reportages, mais je me suis vite arrêté, c’était insoutenable.

Le personnage est inspiré de l’un des témoins qui s’appelle Pierre-Emmanuel. L’avez-vous rencontré ? Nous n’avons pas rencontré les vrais acteurs de l’histoire, on n’en avait pas le désir. François non plus, personne n’en avait envie.

Pour mieux vous diriger vers la fiction… Nous ne faisions pas un biopic, il ne s’agissait pas de jouer un musicien mort 20 ans auparavant. Jouer Gainsbourg, c’est jouer Gainsbourg. Il n’était pas question d’imiter, de chercher une ressemblance. La responsabilité était déjà assez forte d’endosser leur histoire et de l’amener au cinéma. Il fallait donner à leur histoire considérée un peu comme un fait divers, une dimension plus universelle.

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Vous êtes-vous rencontrés après le tournage du film ? Lors de la projection on a rencontré les trois protagonistes du récit puis nous avons fait de la promo ensemble, des débats, des émissions. Ce sont des héros, à côté faire du cinéma c’est de la rigolade.

Vous avez réussi à échanger des choses… Bien sûr et on communique encore sur les réseaux sociaux parce qu’ils accompagnent beaucoup le film. Selon eux le film a vraiment permis d’enclencher une vitesse supérieure dans le combat. Ils l’ont trouvé fort et s’y sont reconnus. Même si c’est plus ou moins simple pour les uns ou les autres. Ce n’est pas évident de voir leurs histoires de famille, avec leurs enfants à l’écran. C’est à la fois la vérité et en même temps il s’agit d’acteurs, cela doit être très troublant pour eux. Malgré cette dimension intime ils sont tous très heureux de ce film qui emmène le combat plus loin. Ils trouvent incroyable la résonance que cela permet d’avoir. On a été pris avec eux comme si on avait lutté avec eux. Alors que nous on est tout petits, on a fait un film de cinéma ce qui reste assez confortable. Par rapport à ce qu’ils ont vécu et mis en place, quelque chose d’assez fort et émouvant s’est passé entre nous tous. Surtout à partir du moment où on a eu la confirmation que le travail a été juste et qu’on ne les a pas trahis.

S’engager sur un film comme celui-là implique une dimension politique ? Je n’ai pas l’impression de faire de la politique quand je fais du cinéma, je trouverais ça un peu facile.

Le film a quand même failli ne pas sortir en salle, le procès n’a pas encore eu lieu… Si les films ont une résonance politique, je suis très heureux d’y participer. Sur un plan personnel je considère que l’engagement et le militantisme ne se passent pas à cet endroit-là. L’engagement est citoyen, je ne me sens pas acteur au service d’une cause. Je suis par contre, touché par des scénarios en tant que citoyen et il se trouve que souvent, il y est question d’engagement, de combat. Ce sont des choses qui me touchent. Je rencontre ensuite les gens pour faire les films et cette dimension devient encore plus réelle et bouleversante. Je suis donc très heureux de participer à un cinéma qui de temps en temps arrive à mettre un coup de pied quelque part et permet d’ouvrir les discussions. Si des gens modifient un peu leur point de vue, si certaines lois évoluent en partie grâce à des films, alors le cinéma est utile. Le film a deux procès sur le dos pour empêcher sa sortie. Des documentaires et des livres médiatisés, ont pourtant auparavant tout raconté sur cette affaire. Le film ne révèle rien de plus. Qu’il fasse peur à ce point-là signifie que le cinéma possède encore cette puissance de frappe et tant mieux.

Etes-vous croyant ? Non, j’ai une éducation anticléricale assez forte. La religion n’avait tellement pas sa place chez moi que je l’ai un peu questionnée à un moment donné. Dans le film la question de la foi est intéressante, contre l’institution, dans l’institution et en dehors. J’ai souvent cru que croire c’était croire au Pape et à tout ça. Quand le Pape était contre le préservatif alors qu’il y avait une épidémie de sida hallucinante en Afrique j’étais adolescent. Là où normalement on mettait de l’argent dans les églises, nous on allait mettre des capotes. Pour dire « bande d’imbéciles, des gens meurent sur vos paroles ! ». J’ai toujours une grande colère autour des religions en général. Je n’ai que constaté le mal qu’ont toujours fait ces religions même si de prime abord elles arborent un discours de paix, de partage, de communion. Les belles idées ne sont pas forcément liées à Dieu, on peut les trouver ailleurs. Je crois à des choses que je ne nomme pas et qui ne sont pas dans des livres écrits par les hommes, des choses invisibles. J’ai une relation avec mes morts. J’ai une part mystique finalement assez grande mais qui pour moi n’a rien à voir avec Dieu. Enfin Dieu, on y met bien ce qu’on veut. J’ai aussi un grand respect pour les gens qui ont la foi. Le mystère de la vie est tellement fort, que quelque chose auquel on n’a pas accès existe, quel qu’il soit. Mais une force réunit tous les êtres humains, je crois fortement à ça.

Josiane Balasko interprète la mère d’Emmanuel, elle est un peu son roc. Son image d’actrice connue apporte de la solidité à son personnage. Cela a-t-il servi votre jeu? Le fait qu’elle soit connue impressionne d’abord, j’ai été bercé par les films dans lesquels elle jouait dont j’étais un grand fan. Elle est d’une grande simplicité et j’ai vite compris que c’était quelqu’un de normal. On a été complices très rapidement et cela libère le jeu. Peut-être que son image de solidité aide effectivement, cela doit être assez juste mais j’aurais du mal à le déterminer. Ce n’est jamais évident de se voir, de comprendre ce que l’on voit vraiment. Mais ce que j’arrive à voir et qui me touche, c’est ce rapport entre nous deux, et à la fois oui, il existe un rapport physique entre ce jeune homme fluet et cette mère solide, c’est vrai.

Quels sont vos projets ? Un film d’Erwan Le Duc qui devrait sortir en septembre. Il s’appelle Perdrix mais le titre va probablement changer. C’est un film un peu décalé, très drôle je crois, dans lequel j’interprète un capitaine de gendarmerie. Je ne l’ai pas vu mais il me plaît beaucoup, dans un genre très différent on pourrait le qualifier de « comédie d’auteur un peu barrée ».

Critique, Grâce à Dieu

Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Bruxelles, mars 2019.
Photo©Zucchi Enzo FIFF Namur