Deux fois lauréats de la célèbre Palme d’Or du Festival de Cannes (Rosetta, 1999 et L’Enfant, 2005), Jean-Pierre et Luc Dardenne décrochaient en mai dernier le prix exceptionnel du 75ème Festival de Cannes en y présentant leur dernier long métrage en Compétition Officielle. Ils bouleversaient ainsi la Croisette avec Tori et Lokita, l’histoire de deux jeunes mineurs venus d’Afrique espérant trouver une terre d’asile en Belgique. Un thriller au rythme effréné qui suit deux enfants arrivés en Europe dans l’espoir d’une vie meilleure. Ceux qui ont découvert Emilie Dequenne dirigent deux nouveaux visages à l’écran, Pablo Schils et Joely Mbundu. Tori et Lokita est incontestablement l’un des plus grands films des Dardenne, doté d’une puissance narrative impressionnante qui vous envoie direct un uppercut dans l’estomac. Un film humain, vif et indispensable. Projeter aux yeux du monde à travers la vitrine planétaire et glamour de Cannes la question des mineurs non accompagnés en Europe, des MENA, par cette fiction sur deux enfants qui s’aiment est un puissant geste de cinéma.
Stéphanie Lannoy: Qu’est-ce qui dans le réel vous a alerté au point de choisir les mineurs non accompagnés comme sujet de votre long métrage, Tori et Lokita?
Luc Dardenne : Nous avions commencé à écrire un scénario il y a une dizaine d’années sur de jeunes migrants mineurs à propos d’une famille que l’on connaissait. Nous avons réalisé un autre film, écrit un autre scénario et puis ici on en a reparlé. Dans les médias aussi. Une information parue dans un journal relatait le fait que de nombreux jeunes mineurs, migrants, exilés, disparaissaient de tous les radars de nos démocraties. Des radars comme la police, la sécurité sociale etc. Bien sûr, certains vont en Angleterre, d’autres ailleurs, mais pour toute une partie d’entre eux, on ne sait rien. Dans une démocratie où existe une visibilité très grande de tous les individus qui sont aussi des sujets de droit, on peut disparaitre sans que l’on ne s’intéresse à vous. Ces disparitions nous ont parues très étonnantes. Nous en avons beaucoup discuté. On a pensé à en faire une histoire d’amitié entre deux jeunes migrants, le garçon de douze et la fille de dix-sept ans. C’est ce qui nous a décidé, sinon nous n’aurions probablement pas fait ce film. Nous voulions réaliser un long métrage qui dénonce les conditions de leur exil en Belgique. En Europe, c’est la même chose et peut-être est-ce encore plus dur dans certains pays. On s’est dit : « Si l’on parvient à créer deux individus qui vivent une histoire d’amitié leur permettant de résister à leur condition, d’être en partie heureux dans leur vie, de pouvoir rire… Si l’on raconte comment cette amitié, même si elle est battue, si elle perd par rapport à certaines choses, gagne quand même ». C’est ce que l’on retient du film. Leur amitié est plus belle que le reste. C’est ce qui peut perdurer dans l’esprit du spectateur.
« Ils ne veulent plus vivre »
Comment vous êtes vous documentés ?
Jean-Pierre Dardenne : Nous sommes retournés dans des centres MENAS dans lesquels nous étions déjà allés auparavant, où ils sont accueillis, vivent et vont à l’école. C’est leur maison. Nous avons vu des directrices, directeurs, des éducateurs -trices, des gens qui travaillent dans ces endroits. Ces premières rencontres ont été importantes. Il nous ont informés de situations, de cas de personnes qu’ils avaient rencontrés. Ce que certains étaient devenus. Ce qu’ils ne savaient plus sur d’autres, pourquoi ils étaient partis, ou pas. On a eu l’occasion de lire une étude assez exhaustive rédigée en grande partie par des docteurs, des psychiatres, qui racontaient des histoires concrètes puisque ces médecins sont devenus – si je puis dire – des spécialistes des MENAS. Ils étaient consultés par les centres qui venaient les voir avec ces enfants. Ils racontaient factuellement des histoires de solitude. Ces enfants se sentent seuls et le sont objectivement. Ils en souffrent terriblement pour la plupart, au point que chez un certain nombre, cela se traduit physiquement, comme Lokita a des crises d’angoisse. D’autres somnolent toute la journée. Ils ne veulent plus vivre, ils dorment. C’est lié aux épreuves plus ou moins dures qu’ils ont subies. Tous ont traversé des épisodes pas drôles, certains encore moins que d’autres. Cela fait aussi partie du sujet, pourquoi ils viennent. Une grande partie du film se déroule dans cette plantation. La police nous a documenté sur son fonctionnement, qui était à la tête de cette histoire. Les hollandais tenaient une partie de l’affaire et les albanais travaillaient pour eux. Ce qu’ils appellent dans leur jargon « les jardiniers » la plupart du temps étaient des immigrés illégaux qui, parce qu’ils travaillaient là, espéraient trouver une solution pour obtenir leurs papiers. Dans un certain nombre de cas ils étaient mineurs.
Luc Dardenne: On a vécu quelques arrestations pendant que l’on tournait et juste avant, là où on ne l’aurait pas imaginé. On fréquentait les maisons voisines de ces endroits. Il y a un vrai réseau.
« Je vais devoir retourner chez moi mais c’est impossible donc j’entre dans la clandestinité »

Le phénomène des MENAS est-il spécifique à la Belgique ?
Jean-Pierre Dardenne: Des mineurs exploités par les passeurs il y en a partout. Si ces passeurs les ont aidés, ils trouveront toujours une raison pour dire qu’ils leur doivent de l’argent. Quant au fait que ces enfants dès qu’ils sont un peu fragilisés savent que ce couperet existe : « Si je ne coche pas toutes les cases je vais devoir retourner chez moi mais c’est impossible, donc j’entre dans la clandestinité », voilà un cheptel de choix, si je puis dire, pour tous les réseaux mafieux. Et ce n’est pas spécifiquement belge.
Luc Dardenne: De nombreux jeunes migrants voudraient aller en Angleterre. Ils ne peuvent pas alors ils restent ici en Belgique mais ne peuvent pas obtenir de papiers.
Il ne demandent pas de papiers dans le pays d’accueil pour pouvoir, peut-être aller ailleurs, est-ce bien cela ?
Luc Dardenne: Non, ceux qui veulent aller en Angleterre ne veulent pas rester ici. Ils peuvent avoir des papiers mais n’y parviennent pas non plus. Ils restent donc dans la clandestinité mais font partie de ces gens qui vont dans la clandestinité. C’est vrai que maintenant avec le Brexit la situation a changé. Auparavant ils pouvaient aller plus facilement en Angleterre s’ils avaient des papiers d’un pays d’Europe.
Comment avez vous choisi les jeunes comédiens Pablo Schils et Joely Mbundu ?
Luc Dardenne: Kevin mon fils s’occupe comme toujours du casting avec sa société. On reçoit une série de photos ou de vidéos, on regarde et on choisit. Ensuite il filme et on joue des scènes. En plus ici, il fallait qu’ils sachent chanter. On a trouvé Lokita assez vite, le deuxième jour du casting. Je crois qu’elle était la dix-septième.
Qu’est-ce qui selon vous détermine votre choix au casting, un charme qui crève l’écran?
Luc Dardenne: Vous le sentez ! Deux des filles étaient très bien. On aimait bien Joely Mbundu car quand elle riait elle était encore un peu une enfant. Et puis elle comprend ce que vous dites. Vous lui dites de marcher : « T’as mal aux pieds ». Vous voyez sa manière de bouger, son corps. Vous sentez qu’elle est capable et puis il y a la manière dont elle regarde. Il faut une certaine résistance au fait que l’on soit devant elle, qu’elle continue de nous regarder, sans que son regard ne fuie. Le petit garçon, Pablo Schils avait douze ans, on l’a trouvé plus tard. C’était plus difficile. Il devait être fin, petit et très nerveux. On cherchait quelqu’un avec un corps « qui rebondit tout le temps » alors que Lokita « se fait mettre au sol » si je puis dire. Qu’il rebondisse pour qu’il puisse toujours trouver une solution. Quand elle chute il monte en quelque sorte.

Et il se faufile partout…
Luc Dardenne: Il devait avoir ce corps agile, vif, explosif. Quand on l’a découvert, en plus il chantait merveilleusement, elle aussi. Ils avaient tous deux de très belles voix. Il fallait alors qu’ils tiennent le coup trois mois et demi parce qu’on répète quatre à cinq semaines tous les jours sauf les samedi et dimanche et lui est très jeune. On est très heureux, tout s’est bien passé mais nous n’aurions pas tourné trois heures supplémentaires… Disons quand on tourne le plan la nuit avec lui lorsqu’il rentre dans le hangar. On fait deux prises, c’est très bien. On a tourné une heure, voilà. Peut-être que s’il s’agissait d’un adulte on aurait essayé d’autres choses, tourné plutôt deux heures…
Jean-Pierre Dardenne: Peut-être que cela aurait été inutile ! (rires).
Luc Dardenne: Comme souvent quand on fait trop de prises… Il était merveilleux. Il trouvait tout de suite. Ca a été très plaisant et on était vraiment contents de ce qu’il faisait.
« Cette chanson est leur lien »
Ces deux personnages mentent pour survivre, vous leur avez créé un récit de vie qu’ils se racontent l’un à l’autre. Egalement autour de cette chanson Alla fiera dell’Est qui les rassemble quand ils la chantent et revient régulièrement dans le film. Comment fonctionne cette chanson par rapport au récit ?
Jean-Pierre Dardenne: Cette chanson est un peu l’hymne national du pays de leur amitié. On savait assez rapidement que Tori et Lokita devraient chanter. L’idée est venue en avançant dans le travail… Ils vont chanter une chanson qu’une femme leur a appris en Italie. On pensait que c’était pas mal, ces deux enfants qui arrivent dans un pays qui n’est pas le leur et chantent une chanson italienne.
Elle raconte aussi leur voyage…
Jean-Pierre Dardenne: Elle raconte aussi leur voyage. Un ami italien de troisième génération en Belgique nous a appris que lorsqu’il a étudié cette langue qu’on ne parlait plus chez lui, l’institutrice a commencé à lui apprendre en écoutant cette chanson. Il y a une ritournelle, on répète les mêmes mots qui reviennent nous a-t-il dit. C’était l’un de ses souvenirs de l’apprentissage de l’Italien. On s’est dit que cette femme aura dû faire la même chose. Puis on a appris qu’avant cela, c’était une chanson juive de l’exil durant l’inquisition espagnole. Ils avaient transformé les paroles. Nous ne savions pas au début qu’il s’agissait d’une chanson de l’exil. Notre ami allait simplement faire chanter ces deux enfants. Et cette chanson est leur lien. C’est aussi la sonnerie de leurs téléphones. Ca les rappelle constamment l’un à l’autre quand ils sont séparés. Il y a aussi la berceuse qu’ils entonnent quand ils sont ensemble, puis que le gamin chante à la fin du film et qu’elle fredonne aussi quand elle est toute seule.
Luc Dardenne: Ils ne sont jamais tous seuls grâce aux chansons. Quand ils doivent être séparés la chanson les réunis.
« Un conte cruel »
Ce procédé montre aussi l’humanité de ces personnages face à tous ces adultes. On sent que ces enfants mettent le pied dans un engrenage complexe. Il sont entourés d’adultes dont aucun ne rachète l’autre.
Jean-Pierre Dardenne : Aucun.
Luc Dardenne : On est un peu dans un conte cruel. Deux jeunes sont amis et voudraient un abri, un appartement pour vivre. L’une souhaiterait être aide-ménagère et l’autre étudier. Tout est contre eux. Pourquoi ne peuvent-ils obtenir ça ? C’est quand même étonnant. On voulait montrer comment cette amitié s’opposait à toutes ces conditions qui ne sont finalement pas très complexes. Leur amitié fait face à une vraie hostilité. C’est ce que l’on souhaitait raconter et que le spectateur sorte du film avec un sentiment de révolte profond en se disant «Ce qui arrive à ces enfants est injuste ».
« Un personnage de fiction qui renvoie à notre réalité »
On entre dans le récit par une scène frontale, ce plan rapproché de Lokita et la voix de l’agent de l’office des étrangers, hors champ, qui la questionne. On lui demande de prouver que Tori est bien son petit frère. A la fin de cette séquence on se dit que demander des choses comme celles-là à une enfant est inhumain. Quelle est pour vous la place du spectateur dans ce film ?
Luc Dardenne : Que les spectateurs de notre pays, d’Europe, se sentent responsables des conditions dans lesquelles vivent ces jeunes migrants. Il n’est pas normal que dans des démocraties puissent exister des zones souterraines dans lesquelles des mineurs tombent dans l’oubli, dans l’exploitation, dans l’esclavage contemporain. C’est une position du spectateur par rapport à ce que l’on dénonce. Pour nous, le spectateur, la spectatrice est aussi celui ou celle capable d’être en empathie avec ces jeunes, qui peut se réjouir de leur amitié. On ne peut être qu’avec eux. Avoir peur et être heureux avec eux, mais en même temps, au bout du compte quand on sort du film on se demande si cela existe vraiment. C’est injuste que cette fille connaisse le sort qu’elle connait. C’est profondément révoltant. Qu’elle le connaisse en tant que personnage de fiction, je ne parle pas de la réalité, mais il s’agit d’un personnage de fiction qui renvoie à notre réalité.
« C’est cette amitié qui fait avancer le récit ».
Dans le film les protagonistes entrent dans une spirale et le spectateur ressent un sentiment d’oppression du début à la fin. Le rythme est très serré.
Jean-Pierre Dardenne : Le film est construit un peu comme un film noir, sur un suspens permanent. On est tout le temps en attente de quelque-chose parce qu’il s’agit aussi d’une manière de raconter, de filmer, où l’on cache beaucoup. Les choses sont dévoilées au fur et à mesure mais les plus anodines ne le sont pas tout de suite. On crée cette tension qui est un peu l’humeur, le rythme dans lequel vivent les mômes. Ils ne sont pas souvent en paix sauf quand ils chantent, quand ils se reposent. Ils sont toujours en activité avec un objectif à atteindre qui va se modifier. Mais l’objectif principal est : « Il faut que Lokita obtienne aussi ses papiers. Comment va-t-on faire ? ».
Et le petit garçon, Tori, est très malin. Il est aussi toujours prêt à travailler pour tout le monde, il est incroyable.
Jean-Pierre Dardenne : Dès qu’il y a un obstacle il essaie de trouver la solution. Et il la trouve. Il est très actif ! (rires).
Et l’on se dit que c’est possible, ils vont y parvenir.
Luc Dardenne : Et sans que leur amitié ne soit trahie par l’un ou l’autre. Nous n’avons jamais voulu raconter l’histoire d’une amitié trahie, un scénario un peu classique. Leur amitié doit tenir, même si c’est un lien fragile par rapport à la mafia. C’est quand même plus beau que les règlements de compte décidés dans une mafia.
L’amitié est aussi la force de ces personnages, elle soutient toute la tension du film.
Jean-Pierre Dardenne : Oui, c’est leur force. On va raconter une histoire d’amitié, faire vivre deux personnes. Comment ? Pas seulement en tant que victimes, ils sont actifs. Leur action est de faire vivre leur amitié. Cette amitié leur permet de vivre et de rêver aussi. Ils passent beaucoup de temps à déjouer des obstacles et obtenir des choses qu’ils désirent, mais c’est cette amitié qui fait avancer le récit. L’un veut rejoindre l’autre…
Luc Dardenne : On avait une scène de rêve, on l’a enlevée.
Le film était plus long originellement ?
Luc Dardenne : De deux scènes.
On sent une efficacité au montage.
Luc Dardenne : On avait une scène sous la pluie dans les campagnes quand ils fuyaient, mais cela ne servait à rien. La pluie on l’avait vue avant. L’idée était un peu de les montrer « sans abri » si je puis dire. Il y avait une autre scène où elle rêvait dans le bus. Lui écoutait. C’était trop tôt, à ce moment-là on ne savait pas encore qui ils étaient et placer la scène plus tard n’avait plus de sens. On a supprimé ces deux scènes. Ce n’était pas un film long de toutes façons.
Jean-Pierre Dardenne : Il y a une efficacité et une rapidité dans ce genre qui tient à la fois du film d’aventure et du thriller. Il y a une ellipse – et il faut essayer de faire les bonnes ellipses ! (rires) – celle dont on arrive à penser à un moment donné que c’est la bonne et qui produise du sens pour le spectateur.
Pour revenir à la puissante scène d’ouverture, Lokita est filmée cadrée de près, de face, dans un plan séquence qui dure toute sa longueur et sans montage.
Luc Dardenne : Un peu comme un cadre, une sorte de carte d’identité, de photomaton…
Jean-Pierre Dardenne : Un peu neutre…Comme une photo d’identité.
Luc Dardenne : Puisque Lokita est là, elle demande des papiers. Elle est filmée en « format identité » d’une certaine manière. C’est comme cela qu’elle est vue.
Jean-Pierre Dardenne : On avait d’autres plans, puis il nous a semblé que c’était mieux. Parfois on se dit : « Voilà, c’est sans doute comme cela qu’on va faire ». Aujourd’hui on pense que cela fonctionne, mais si dans trois mois au montage nous viennent des remords – bon c’est un peu stupide mais c’est comme ça – pour aller dormir tranquillement, on a tourné d’autres plans de la scène. Nous avons pensé qu’elle était mieux comme vous l’avez vue. Le reste allait parasiter, elle allait perdre sa simplicité. Voir l’interlocutrice n’apportait rien. On l’entendait, on la comprenait. L’administration qui n’est pas agressive, elle n’est pas mauvaise, elle ne veut pas de mal à Lokita. Elle pose des questions administratives.
Un peu cruelle au final (rires)…
Jean-Pierre Dardenne : Non elle veut avoir des réponses à ses questions. Elle ne veut pas lui nuire, elle ne l’enfonce pas.
On demande à Lokita de prouver quelque-chose de difficile humainement, que Tori est bien son petit frère…
Luc Dardenne : C’est l’administration. L’administration a des renseignements sur les endroits dont vous dites provenir. Ils font des enquêtes et ils peuvent aller voir les google maps. La couleur de la porte de l’église par exemple.
Jean-Pierre Dardenne : S’ils ont un petit soupçon.
Luc Dardenne : Les ONG peuvent aussi donner des renseignements, comme les gouvernements ou l’ambassade.
Jean-Pierre Dardenne : Le gamin a obtenu ses papiers en tant qu’enfant sorcier.
Luc Dardenne : Tous les enfants persécutés obtiennent leurs papiers normalement.
Jean-Pierre Dardenne : Lokita est sous la protection de l’enfance, qui est respectée évidemment.
On se rend bien compte que les lois sont mal faites. Ce n’est pas par plaisir qu’un enfant a parcouru autant de kilomètres seul et loin des siens…
Jean-Pierre Dardenne : Lokita est envoyée par sa famille. Et ici, ça, on ne le veut pas.
Luc Dardenne : Non c’est sûr, il faudrait modifier la loi mais…. Il faut reconnaitre que la protection de l’enfance est acquise pour tous ces gens. Le problème se pose ensuite à l’âge de dix-huit ans.
« Un hymne à l’amitié et un film de dénonciation »
Définiriez-vous ce long métrage comme radical ?
Luc Dardenne : C’est un film de dénonciation, oui. C’est aussi un hymne à l’amitié qui dénonce une situation inadmissible, cruelle pour ces jeunes exilés et anormale dans nos démocraties.
Jean-Pierre : Je n’emploierai pas le mot radical, c’est un mot gênant.
La plupart des spectateurs sont un peu « secoués » à la fin du film, ils se posent des questions…
Luc Dardenne : On est désignés.
Et troublés. Les choix de mise en scène consistent à faire plonger le spectateur dans cette histoire au plus près des personnages avec leur amitié jusqu’au bout, c’est aussi ce qui fonctionne dans le récit.
Jean-Pierre Dardenne : Comme le récit est tendu cela joue sur la sensibilité du spectateur, sur ses nerfs.
C’est dans ce sens que j’évoquais une certaine radicalité parce que c’est aussi la dénonciation d’une injustice.
Jean-Pierre Dardenne : Le spectateur même s’il a des doutes sur le fait qu’ils vont réussir à obtenir ce qu’ils veulent, craint fortement qu’ils ne l’obtiennent pas et le prend en pleine figure. Il se dit « C’est terrible et c’est terriblement injuste ! ». C’est ça l’affaire. C’est terriblement injuste ce qui leur arrive à ces deux mômes. Rien ne peut l’expliquer ou le justifier, rien.
Dans le Grand Théâtre Lumière à Cannes au moment de votre montée des marches pour présenter Toti et Lokita, aviez-vous conscience de la ferveur de l’ovation lors de votre arrivée ?
En coeur : Non.
Luc Dardenne : Nous on descend et on s’assied…
Les spectateurs vous attendaient, debout, heureux. Ils aiment les frères Dardenne et vous applaudissaient très chaleureusement. Après la projection ils étaient bien entendu encore plus touchés.
Luc Dardenne : Après oui mais avant…
Jean-Pierre Dardenne : Avant on est nous-mêmes un peu tendus. On est peu réceptifs ! (rires).
Luc Dardenne : Le gamin marchait, il fallait lui dire où s’asseoir et quand. « Tu vas voir ! ». Je n’ai pas regardé le film, car il bougeait à côté de moi !
Vous l’avez choisi pour ça en même temps ! (rires).
Luc Dardenne : « C’est pas ma voix, c’est pas ma voix ! Vous avez trafiqué ma voix ! ». Je lui disais « Chut ! ». Il y avait des gens derrière. Il me regardait pour voir si je souriais ou pas. « Si, si c’est ta voix je te jure ! ».
« On a déjà vu les Dardenne, on connaît ! »
Qu’est-ce que vous ressentez après avoir reçu ce prix très spécial, unique, du 75e festival de Cannes ?
Jean-Pierre Dardenne : C’est formidable.
Luc Dardenne : Cela signifie que le jury ne voulait pas que le film passe à la trappe si je puis dire. Je n’ai pas vu les films mais des amis ont vu de grands films qu’ils avaient beaucoup aimé, ne pas être sélectionnés au palmarès. Si l’on parle de ceux qui étaient au palmarès c’est bien d’en faire partie. Pour le film c’est une renommée supplémentaire. Je ne vais pas dire que les gens vont venir le voir parce qu’il a eu le prix mais quand même…
Jean-Pierre Dardenne : Ca peut aider.
Luc Dardenne : Ca peut aider. C’est certain. Surtout nous ! Comme on a eu plusieurs prix, ne pas en avoir…
Jean-Pierre Dardenne : …C’est suspect !
Luc Dardenne : Les gens se disent « Oh la ! » (rires). Ils pensent que c’est un jeu comme au tennis ou au football. Ce n’est pas le cas, il y a eu un jury.
Votre renommée est internationale, ce prix spécial créé pour le film en témoigne, comme cet accueil du public à Cannes. Les gens ne se rendent parfois pas compte en Belgique de la qualité de leur cinéma.
Luc Dardenne : Surtout cette année en plus. Trois films en Compétition Officielle (Close de Lukas Dhont, Les huit montagnes de Félix Van Groeningen et Charlotte Vandermeersch, ndlr). Il me semble que cela bouge doucement quand même.
On dirait presque qu’il faut une reconnaissance à l’international pour être reconnu en Belgique, ce pays de culture anti star-système…
Luc Dardenne : De la dérision un peu, oui. On va voir, j’espère que les trois films marcheront bien, que les gens seront curieux. En ce qui nous concerne les gens peuvent dire « On a déjà vu les Dardenne, on connaît ! ». Les deux autres peut-être moins. J’espère que les gens iront voir les trois films. Quatre, car il y aussi une jeune femme francophone, Emmanuelle Nicot, qui a réalisé un film très beau, Dalva, présenté à la Semaine de la Critique. Il y a également eu deux films l’année dernière à Cannes. Un Monde (de Laura Wandel, Prix Fipresci Un Certain Regard au Festival de Cannes 2021, primé de 7 Magritte dont celui de la Meilleure réalisation ndlr) et celui de Joachim Lafosse (Les Intranquilles ndlr). Nous avons des choses à proposer dans un grand festival chaque année, pour un pays de onze millions d’habitants, c’est pas mal.
Après Le jeune Ahmed, Tori et Lokita, votre prochain film suivra-t-il une nouvelle fois des enfants comme personnages principaux ?
Luc Dardenne : On ne sait pas.
Jean-Pierre Dardenne : Mon objectif aujourd’hui est d’arriver au bout de ma journée ! (rires). C’est un moyen de dire que je ne dirai rien, on ne sait pas bien nous-mêmes.
Luc Dardenne : C’est ce que je disais, on ne sait pas encore vraiment. C’est vrai, ce n’est pas que l’on fait semblant qu’on sait. On parle un peu des personnages que l’on a déjà évoqués.
Jean-Pierre Dardenne : On revient sur tous ceux que l’on a abandonnés au bord du chemin. Peut-être que de ceux-là viendra quelque-chose.
Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Bruxelles 2022.
Portrait de Jean-Pierre et Luc Dardenne, copyright Christine Plenus.
Les frères Dardenne et le Festival de Cannes :
Tori et Lokita, Prix Spécial du 75ème Festival de Cannes.
Le Jeune Ahmed, Prix de la Mise en Scène 2019
Le gamin au vélo, Grand Prix 2011
Le Silence de Lorna, Prix du scénario 2008
L’Enfant, Palme d’Or 2005
Le Fils, Prix d’interprétation pour Olivier Gourmet 2002
Rosetta, Palme d’Or et Prix d’interprétation pour Emilie Dequenne 1999