Entretien avec Kris Hitchen & Debbie Honeywood pour « Sorry We Missed You » de Ken Loach

L’avant-première de Sorry We Missed You s’est déroulée au Festival de Gand en présence des acteurs principaux Kris Hitchen & Debbie Honeywood. Debbie arrive la première, radieuse, dans ce superbe hôtel Gantois où s’exclame-t-elle avec une pointe d’humour, elle « souhaite désormais vivre ». Elle possède une aura similaire à celle de Hayley Squires qui jouait dans Moi, Daniel Blake. Une générosité et ce côté terrien qui appartiennent aux personnes mises en lumière par Ken Loach dans ses films. Avec Kris Hitchen ils forment un couple confronté à l’uberisation du travail et à ses dramatiques conséquences sur leur famille. Kris, casquette noire vissée sur la tête arrive, un peu patrac. Visiblement le plus rebelle des deux, il avouera qu’il fumait en cachette pendant le tournage au grand désespoir de Ken Loach. Deux acteurs qui vous quittent en vous enlaçant, c’est rare. La magie Ken Loach ? Entretien.

Stéphanie Lannoy : Comment vous a-t-on proposé de jouer dans le film de Ken Loach ?
Debbie Honeywood 
: J’étais dans une agence de figuration depuis quelques années. Comme je travaillais dans une école, je n’avais pas le temps de répondre aux propositions à part un peu de figuration pour des émissions télévisées. Un soir j’ai reçu l’information qu’un film allait se tourner dans le nord-est. Ils cherchaient une femme, une professionnelle de la santé, douce mais qui sache être ferme avec des enfants. C’était la description du personnage. J’en ai parlé avec mon mari Simon, qui m’a conseillé de me lancer. J’ai envoyé une vidéo puis rencontré Ken Loach pour un verre en ville. Ce fut ensuite le tour des scénarios et des auditions. Ça a débuté en mai et je n’ai su que fin août que le rôle était pour moi. Le courant passait bien avec les vieilles dames qui venaient pour les auditions aussi bien qu’avec les enfants.

Kris, quel a été votre parcours avant ce film ? J’ai commencé à jouer quand j’étais enfant puis j’ai arrêté pendant environ 20 ans. J’ai recommencé à l’âge de 40 ans. Un ami à moi m’a parlé de ce rôle, j’en ai fait part à mon agent. J’ai rencontré Ken pour quelques auditions d’improvisation et quand j’ai obtenu le rôle il m’a fait venir à Newcastle et a commencé à faire venir mes fiancées…
Debbie : Comme Henri VIII ! (rires).
Kris Hitchen:  J’étais fiancé avec une femme après l’autre (rires).

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Comment définiriez-vous vos personnages ?
Debbie : Abby est mon opposée. Elle veut juste que sa famille soit bien nourrie, reste unie, à l’abri et survive. Elle s’occupe de tout le monde. Elle aime Ricky et désire juste être chez elle avec ses enfants. Beaucoup de femmes qui travaillent se sentent coupables de ne pas être à la maison.
Kris : Pour être honnête Ricky ne ressemble à personne que je connaisse, il est un peu trop tendre et accepte beaucoup de choses. Je n’aurais jamais géré l’un de ses problèmes de la manière dont il le fait, j’aurais été beaucoup plus ferme. Avec moi Maloney aurait ramassé ses dents sur le parking à cause de la façon dont il parle aux autres employés. Son comportement m’aurait empêché de négocier avec lui. L’effondrement de la famille se produit parce que Ricky est trop passif, s’il était plus réactif le film serait très différent.
Debbie : Mais il est sympathique et veut le meilleur pour eux. A la place d’Abby je n’aurais pas non plus vendu ma voiture ! (rires).
Kris : Oui, toi et moi ensemble cette histoire ne serait jamais arrivée. C’est la beauté de ce long métrage. Les personnages se retrouvent dans des situations qui permettent de mettre en place le master plan de Paul Laverty.

Mais Ricky fait confiance à Maloney, le patron…
Debbie : C’est l’idée du film. Maloney lui vend l’idée qu’il sera son propre patron. Cette vision consistant à être son propre patron est fausse, cela finit par vous isoler sans personne pour vous soutenir.

Kris, comment vous êtes-vous familiarisé avec le métier de chauffeur-livreur de Ricky ? Je me suis rendu dans une de ces entreprises que vous voyez dans le film, j’ai observé quelques heures. Ça suffisait. Tous les gens que l’on voit dans le dépôt sont tous chauffeurs livreurs dans la vie. Quand ils arrivent sur le plateau ils savent exactement quoi faire. Imaginez-vous trente personnes qui n’auraient jamais conduit une camionnette et seraient en train de se demander quoi faire, alors que ces gars-là font ça naturellement.

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Debbie Honeywood, Sorry We Missed You © Joss Barratt

Debbie, comment avez-vous préparé le rôle d’Abby, avec toute la précision des gestes du travail qu’il implique ? Je me suis insérée parmi les bénévoles en aide à domicile plusieurs semaines là où j’habite, sur la côte. J’ai rencontré les résidents, beaucoup de gens différents, les femmes qui travaillent là-bas et le manager m’a mis en formation comme si j’allais travailler pour elle. J’ai fait une formation avec une vingtaine de travailleurs. J’ai appris à déplacer les gens, les aider à se nourrir et aussi à prendre leurs médicaments. J’ai aussi écouté leurs histoires, bonnes ou mauvaises. Il était très important pour moi de le faire de la bonne manière. Après le film j’y suis souvent retournée, je suis devenue amie avec une dame âgée qui s’appelle Agnès, que je n’ai pas vu depuis longtemps. Je dois vraiment y retourner pour les remercier.

Quel a été le chemin pour parvenir à interpréter cette famille si attachante ?
Debbie
: Nous avons passé beaucoup de temps ensemble pendant la pré-production. Nous sortions comme une famille le fait, nous déjeunions ensemble. Nous n’avons pas reçu le scénario, les acteurs n’étaient pas autorisés à le voir. Nous en recevions quelques pages chronologiquement deux jours avant, ou la veille du tournage. Nous ne savions jamais ce qu’allaient faire les personnages de chacun.

Que pensez-vous en tant qu’acteurs de cette méthode de travail ?
Debbie : Etant donné que je n’ai jamais joué avant, j’ai trouvé ça merveilleux ! (rires).
Kris : Plutôt que de recevoir un énorme scénario de long métrage vous n’avez que quelques pages. Et de ce fait vous évitez tout le stress lié au fait de devoir rester cohérent avec le reste du scénario, de retourner à vos notes pour voir par rapport au planning ce que le personnage a fait la veille parce que Ken filme de manière linéaire. Vous avez juste à vous concentrer sur l’action du jour. C’est très simple puisque c’est chronologique.
Debbie : En plus nous connaissions aussi le passé des protagonistes, Abby, Ricky et les enfants. Nous y étions investis, nous les comprenions. Quand nous avons commencé à les interpréter nous n’avions plus qu’à nous laisser aller.

Les émotions naissaient-elles plus naturellement de cette manière ?
Kris :Tous les films de Ken sont conduits par l’émotion. A partir de là, vous pouvez seulement surprendre le spectateur par les objectifs du personnage. Si la première prise n’est pas juste, pour des raisons techniques ou à cause du jeu, tout ce qui la suit devient du pur jeu d’acteur. On ne peut pas récréer la surprise. Dans la plupart des films on n’utilise jamais uniquement la première prise au montage, on mélange des morceaux de plusieurs prises pour essayer que la scène ait l’air juste. Avec Ken on est toujours surpris par l’action et les interactions avec les autres personnages.

Cette méthode se révèle-t-elle aussi plus facile pour jouer avec les enfants ?
Kris : Non, car nous étions probablement les plus grands enfants sur le plateau ! (rires).
Debbie : On s’est fait réprimander pour nos bêtises. C’est un film fort en émotions et nous avions vraiment besoin de décompresser.
Kris : Les enfants étaient probablement les plus professionnels sur le tournage, surtout Katie. Quand elle apparaissait le matin elle était la seule à savoir ce qu’elle faisait sur le plateau, alors que les autres se demandaient ce qui allait se passer. Nous ne savions pas ce qui allait arriver.

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Kris Hitchen, Sorry We Missed You © Joss Barratt

Sorry We Missed You est un film social. Etait-ce important pour vous de jouer dans ce genre de film ? Debbie : J’ai travaillé dans l’éducation pendant 20 ans et en accueillant les enfants j’ai pu constater à quel point l’austérité a affecté la vie des gens. Le taux de pauvreté a augmenté au Royaume-Uni et cela a un effet très stressant sur eux. Ce type de situation où le contrat influe sur la paie, affecte les parents et se répercute sur les enfants. Il faut que ça s’améliore. Je ne sais pas si le film changera les choses mais il fera comprendre aux gens ce qui se passe et ouvrira la discussion sur ce sujet.
Et pour vous Kris ?  Ce n’est pas fabriqué, c’est la vie réelle. Il ne s’agit pas d’un film de super-héros, un Marvel ou un Star wars et si vous le faites, vous devez le faire bien. Vous ne pouvez pas altérer la réalité, les gens peuvent le voir. Vous ne regardez pas une personne réelle mais un personnage dans lequel les gens peuvent se projeter : s’organiser avec les enfants et la maison, ces choses auxquelles les spectateurs sont reliés. Jouer un personnage crédible est un grand honneur si les spectateurs le comprennent vraiment, c’est empreint d’humanité.

Ce film parle de la réalité du Royaume-Uni, ce que décrit Ken Loach…
Debbie : Il s’agit de réalisme social basé en Angleterre mais nous avons beaucoup voyagé et le film montre la réalité de la vie pour des gens dans le monde entier. L’uberisation ne se produit pas seulement au Royaume-Uni mais dans toute l’Europe. Aux Pays-bas, en Suisse et spécialement en Grèce nous avons parlé avec tellement de gens différents… Et ils nous remerciaient tous. Nous nous sentions très honorés.

Qu’est-ce que jouer dans ce film vous a apporté ?
Kris : Je suis très reconnaissant pour cette opportunité. S’acharner à jouer comme acteur pendant des années et à côté travailler comme plombier n’est pas ce dont je rêve. Je veux être acteur à temps plein. Parfois il est impossible de trouver les mots pour exprimer combien une personne aide votre vie.
Debbie : J’ai saisi la chance de changer ma vie. J’ai malgré tout conservé mon travail d’animatrice avec les jeunes, par sécurité. Je ne sais pas ce qui va m’arriver. J’ai un agent maintenant. J’ai fait un téléfilm pour la BBC cet été. En ferai-je un autre ? J’aimerais avoir un objectif mais j’ai les pieds sur terre. Mes enfants grandissent, mon mari me soutient totalement. Nous verrons ce qui se passe, c’est excitant.

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Ken Loach pendant le tournage de Sorry We Missed You © Joss Barratt

Travailler avec Ken Loach signifie aussi travailler avec toute une équipe…
Debbie : Oui ils travaillent tous ensemble et au début vous vous sentez comme…
Kris : Un intrus ! (rires)
Debbie : Après on se sent accepté.

Que retiendrez-vous de ce tournage ?
Debbie : De l’amitié, des rires… Je conserve un sentiment agréable de chaleur parce que j’ai maintenant ces gens hors du commun dans ma vie. Avec Ken on s’échange des messages… Il me tarde d’être la semaine prochaine pour retrouver toute l’équipe.
Kris : Ce dont je me souviendrai le plus est de m’être faufilé hors du plateau pour fumer des cigarettes sans que Ken le voie. Rick ne fumait pas dans le film et je ne voulais pas compromettre la continuité du récit avec des cigarettes.
Debbie : Tu fumes comme un pompier ! (rires). Je me rappelle la première fois que Ken a demandé où tu étais (« Kris ? »), il m’a regardé droit dans les yeux. Je suis incapable de mentir ! Et j’ai baissé la tête en disant : « Il est aux toilettes ». Et je me suis dit : « Oh non, j’ai encore menti ! Je me sentais mal. Tu sais qu’il pouvait le sentir ? » (rires)
Kris : Tout le monde sur le tournage me grillait et savait que j’étais allé fumer une cigarette.
Debbie : Surtout pendant la scène du lit où tu m’embrassais, « Ah ! tu as encore fumé ! », Ken t’a regardé…
Kris : C’est la loyauté de l’équipe.
Debbie : Le tournage était fort en émotion mais on riait beaucoup.
Kris : On riait tout le temps.

Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Film Fest Gent, octobre 2019