Erwan Le Duc a plusieurs vies. Chargé de mission pour le Ministère des Affaires Etrangères à l’Ambassade de France au Yémen, revenu au Ministère de la Culture, journaliste sportif au journal Le Monde, ce diplômé de Sciences Po traînait une vieille envie de cinéma dans ses bagages. Il a réalisé plusieurs courts-métrages dont le Soldat Vierge présenté à la 55ème Semaine de la Critique Cannoise. Perdrix, son premier long métrage, révèle un auteur libre qui s’affranchit des contraintes au profit d’un récit touchant et régénère ainsi le cinéma français par son audace et sa vivacité. Il ose manipuler, triturer la grammaire cinématographique au profit de la poésie. On bénit la production de Perdrix d’avoir osé soutenir ce premier film qui, sans cette liberté laissée à son auteur n’aurait su voir le jour. Perdrix a été projeté à la Quinzaine des Réalisateurs Cannoise 2019 et en octobre dernier Erwan Le Duc remportait le Bayard de la Première Œuvre de fiction au FIFF à Namur. Rencontre avec un auteur qui en a sous le coude.
Perdrix s’inspire de votre premier court-métrage « Le commissaire Perdrix ne fait pas le voyage pour rien »… Le personnage est né avec ce court métrage mais l’histoire est très différente. Je n’ai pas fait d’école de cinéma et le court était un peu une manière d’apprendre. Une expérience joyeuse et douloureuse à la fois par ses découvertes. Elisabeth Depardieu m’a contacté après l’avoir vu et aimé. Elle s’occupe d’Emergences, un atelier qui sélectionne des projets de premiers longs sur scénario et m’a demandé si j’avais un projet de long métrage. J’ai répondu oui alors que pas du tout. J’ai rapidement écrit la première version de Perdrix. Cet atelier pratique est très intéressant, on peut y tourner quelques scènes préliminaires à celles du film, réfléchir au casting, faire venir des comédiens ou comédiennes. On est sur un plateau avec une équipe technique. J’y ai rencontré des techniciens et Maud Wyler a également participé au projet avec moi. Cela a eu une importance très forte dans la genèse du projet.
Qu’est-ce qui vous a amené à travailler avec Swann Arlaud ? J’étais fixé sur des acteurs pour certains rôles mais pas le rôle principal, comme celui de Maud Wyler que j’avais rencontrée pour un court métrage, Jamais Jamais. Une fois que l’on a proposé le scénario à Swann tout s’est passé très vite. Le film est une histoire d’amour entre deux personnes, il fallait qu’il se passe quelque chose entre Swann et Maud à l’image, que l’on croit à leur histoire.
Interviewé pour la sortie de Grâce à Dieu de François Ozon alors qu’il était en plein tournage avec vous, Swann Arlaud définissait alors Perdrix comme « une comédie d’auteur un peu barrée ». Etes-vous d’accord avec ce qualificatif et comment définissez-vous votre film ? Je m’applique à ne pas le définir depuis le début ce projet… Je ne souhaite pas le mettre dans une case, je ne lui ai pas donné de genre non plus, le pitch n’existe pas vraiment, tout ça est catastrophique en terme de marketing ! (rires). Je laisse d’autres le faire à ma place…
Il y a un pitch, un synopsis dans le dossier de presse… Oui il y a un synopsis que j’ai écrit sous la menace ! (rires).
En trois lignes… Une comédie d’auteur un peu barrée pourquoi pas… Après sans que ce ne soit présomptueux, j’ai essayé le plus humblement possible de faire un film de cinéma. Le plus vivant possible, qui puisse toucher à tout, passer d’un univers à l’autre, joyeux à certains moments, drôle, burlesque, absurde et puis à d’autres triste, mélancolique au désespoir… Qui puisse toucher à toutes ces palettes-là. C’était ça mon ambition.
En terme de mise en scène on sent que vous ne vous imposez aucune limite. Je pense notamment aux faux raccords, aux « décadrages » que vous utilisez beaucoup… C’est vrai et aussi dans les axes, la manière de filmer, le jeu sur le rythme. Le fait de passer de choses très statiques et de rompre avec une caméra à l’épaule dans un autre registre. C’était un premier film mais l’intention était de prendre des risques. Il fallait que la peur que l’on ressentait tous devienne un moteur pour affirmer la singularité qu’on voulait donner au film. Pour l’équipe technique comme les comédiens, il fallait qu’il y ait de l’audace même si parfois on avait des doutes.
La production était-elle dans le même état d’esprit ? Dans le jeu, la manière de filmer, le mélange des genres ils m’ont toujours soutenu et heureusement. Ce sont des questions qu’on s’est posées très tôt notamment avec le chef opérateur Alexis Kavyrchine qui a travaillé sur de grands films, notamment La Douleur de Emmanuel Finkiel ou avec de grands metteurs en scène comme Cédric Klapisch, Kyoshi Kurosawa… J’ai fait deux courts métrages avec lui. Il apportait toute son expérience sur un petit film avec peu de moyens. Je pense qu’il voulait aussi assumer cette prise de risque et tester des choses. Avec Alexis on s’est très vite demandé quel allait être notre langage cinématographique, c’était passionnant. A chaque scène que l’on s’apprêtait à filmer, alors que l’on avait un découpage technique, on se posait la question : « comment filmer ? » et on réinventait autre chose.
Vous ré-expérimentiez… On essayait de nouvelles choses, cela me permettait aussi au montage d’avoir le choix pour raconter le même sentiment que l’on voulait faire passer dans chaque scène. Assumer la prise de risque mais aussi s’assurer une matière riche. Cela valait aussi pour le jeu. Je demandais aux comédiens d’aller de prise en prise sur un spectre de jeu assez large.
Il y a un vrai langage du corps dans votre film. Quand Juliette Webb laisse sa voiture et se « détend » elle se stretche le corps dans le premier sens du terme. Ce moment-là touche au burlesque, c’était votre souhait ? Non, pour cette scène particulière mes indications sont : elle sort de la voiture et fait des étirements jusqu’à ce petit banc. A partir de là Maud invente. J’aime bien laisser la main aux comédiens au début et voir ce qu’ils proposent.
Il y a un peu d’improvisation au début…Je ne sais pas si c’est de l’improvisation, c’est plutôt de la création. Je lui donne un cadre, elle joue et on tourne directement une scène comme ça. Si je souhaite ajuster ensuite je le fais. C’est agréable, ils se sont tous emparés du scénario et du personnage, ils en ont fait quelque chose qui était à la fois ce que j’imaginais en en même temps autre chose. C’est ça qui donne vie au film aussi. On avait deux idées qui se rencontraient et cette friction provoque une réaction.
Comme dans la scène de la boite de nuit. Perdrix et Juliette dansent et se jaugent de loin… C’est assez symptomatique de la manière dont on a fait le film effectivement, sur le scénario il est écrit : « ils dansent », point. Ca indique une action, mais comment la filmer ? La veille du tournage de cette scène je m’étais dit que je ne voulais pas tourner une énième scène de danse dans un bar comme on en a déjà beaucoup vu. J’essayais de trouver une idée pour que cela soit autre chose. Je racontais le sentiment qui était en train de naitre l’un dans le regard de l’autre et dans ce regard ils sont seuls au monde. Je me suis dit qu’on allait inventer une petite chorégraphie minimaliste pour ne pas être dans une danse de la séduction, mais plutôt une sorte de mimétisme qui se passe entre eux. Et on allait filmer deux fois. Une fois avec et sans la foule, pour les laisser vraiment seuls. J’avais en tête de passer de cet univers mental à cet univers réel. Ca s’est décidé la veille de tourner la scène. J’ai demandé à Maud si elle pouvait inventer une petite chorégraphie. Elle s’intéresse beaucoup aux chorégraphes flamands, notamment Anne Teresa de Keersmaeker. Elle a créé quelque chose de simple et avec Swann ils sont venus plus tôt sur le plateau pour répéter. Ca s’est déroulé de manière artisanale. En même temps il y avait quelque-chose de casse-gueule car ça pouvait vraiment être nul.
On en revient à la prise de risque… Ce n’est pas un vain mot. On sent la prise de risques quand justement on a peur, on est hors de sa zone de confort et on ne sait pas ce que l’on fabrique. Mais il faut aller au bout de ça. On découvre alors des choses. On avait le sentiment en tournant que l’on touchait à quelque chose d’essentiel par rapport aux deux personnages. Cette scène a pris beaucoup plus d’importance dans le film qu’elle n’en avait dans le scénario.

Il y a aussi cette musique du groupe Niagara qui l’accompagne formidablement. Comment avez-vous travaillé pour la musique, quels étaient vos désidérata ? J’avais une partie des musiques en tête comme Niagara. Sur cette chorégraphie qui jouait avec le mimétisme, les paroles « Mais de toi je ferai ce que je voudrai » résonnaient fortement. Je souhaitais aussi utiliser la chanson de Gérard Manset « Entrez dans le rêve ». D’autres sont venues en cours de montage. J’en ai testé plusieurs qui ne fonctionnaient pas. L’idée était d’aller au-delà de son propre goût.
Thérèse Perdrix, interprétée par Fanny Ardant a une voix essentielle pour le film. Peut-on rêver mieux que la voix de Fanny Ardant pour parler du grand amour ? C’est assez magique. Là aussi cela a dépassé le scénario. Le film s’ouvre sur un fond noir, Fanny Ardant nous emmène, parlant à la radio du grand amour et posant ces questions. Ce n’était pas le cas au scénario, c’est son interprétation qui nous pousse rapidement à penser que l’on doit commencer avec ça. On retient son souffle tout de suite et c’est elle qui amène ce sentiment. Elle porte tout un pan du cinéma avec elle en étant très légère avec ça. Elle m’a vraiment fasciné sur certaines séquences dont les événements dramatiques passent dans un simple regard où l’on reconnait la vraie tragédienne. C’était très intense et heureux. Je pense qu’elle s’est beaucoup amusée, surtout quand je lui demandais des choses un peu décalées.
Le thème de l’amour est très intéressant car multiple, dans cette famille et cette relation naissante entre les deux personnages. Il est central dans le film… Complètement, c’est vraiment un film sur l’amour, même si c’est bête à dire. Le film a commencé à exister quand j’ai assumé ça aussi. C’est un film d’amours au pluriel qui interroge le lien entre les gens, de familles ou pas, où les répercussions du sentiment posent des questions sur l’identité, sur la famille, la fraternité, les rapports père-filles. Je voulais que tous ces personnages soient traversés par ces questionnements sur l’amour. Que l’amour soit naissant, incapable, gravé dans le marbre ou perdu.
Si on parlait de ce front de libération des nudistes ? Ils vont intervenir bientôt dans toutes les villes d’Europe voire plus ! (rires). Cette idée de nudiste révolutionnaire était partie d’un personnage que j’avais en tête de mec un peu taré qui déshabillerait les gens dans la vie. Et puis c’est devenu un groupuscule, puis l’agent perturbateur du film. L’époque étant ce qu’elle est on n’est pas loin de la réalité, ça ne m’étonnerait pas du tout que ça existe. Un peu des zadistes nus. Comme le frère, Juju, biologiste, spécialiste des vers de terre dont le discours est très sensé. Il dit des choses sur le dérèglement climatique, les lombrics qui disparaissent. Comme beaucoup de gens il essaie de se faire entendre là-dessus, mais il le fait très mal. Ces nudistes portent aussi un discours par rapport à un dépouillement ou à un changement de paradigme au niveau de la société actuelle qui me parait intéressant. Et ils le font tout nus.
Quelles sont vos influences ? Je n’avais pas un film ou un réalisateur en référence pour Perdrix mais elles vont de Aki Kaurismaki, la Finlande, les réalisateurs japonais aussi ou asiatiques, américains, Wes Anderson sur les questions de famille comme dans la famille Tenenbaum mais aussi Nanni Moretti sur l’audace et la prise de risque.
Le fait d’appeler votre personnage Pierre, Pierrot, a un lien avec Pierrot de Fou de Jean-Luc Godard ? Oui, Pierrot le fou est vraiment mon premier souvenir d’envie de faire du cinéma, d’avoir vu Pierrot Le Fou a 12 ans et d’être resté un peu scotché sur ça.
Dans Perdrix on retrouve le même type d’énergie que dans le film de Godard.Ca vient aussi du faux raccord qui bouscule le spectateur… Tant mieux ! (rires). Et de l’utilisation de la musique de manière assez cut. C’est le Godard des années 60 même des années 80 dans la mise en scène. Ce sont des films que j’ai revus avant le tournage, Une femme est une femme justement pour l’énergie et me donner une petite claque de liberté. Il faut assumer et être enfantin dans ce rapport-là. Dans ce film il y a une scène ou tout à coup Belmondo et Karina font les idiots, ils se donnent des coups de pieds aux fesses. C’est de là que vient la scène où le personnage de Perdrix fait des apparitions/disparitions dans les rochers comme un gamin. Ca fait partie d’une influence plus globale dans l’énergie et dans la volonté d’avoir quelque chose qui aille vite qui essaie de tracer un chemin sans s’excuser de rien.
Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, FIFF 2019