« Nous sommes nos souvenirs » Christos Nikou, Apples

Né à Athènes il y a une trentaine d’années, Christos Nikou avait vu son court-métrage KM sélectionné dans 40 festivals internationaux. Un premier long métrage plus tard, le grec impressionne toujours autant avec Apples, un petit bijou cinématographique, une surprenante dystopie poétique et drôle à la mise en scène radicale.Venu à Bruxelles présenter son film au Cinemamed 2021, Christos Nikou a décroché le Prix Spécial du Jury et celui de la Critique. Apples était aussi le candidat de la Grèce aux Oscars. Avant de passer à la réalisation, le cinéaste a été assistant réalisateur dans de nombreux longs métrages, dont Dogtooth (Canine) de Yorgos Lanthimos. Présenté à la Mostra de Venise, Apples a tapé dans l’oeil de Cate Blanchett qui s’est rapidement faufilée dans la production du film et poursuivra en produisant le futur projet du cinéaste aux Etats-Unis. On a hâte.

Stéphanie Lannoy : D’où vient l ‘idée du film ?
Christos Nikou : Le film ressemble à ceux que j’aime regarder en tant que spectateur. J’apprécie les films qui créent un monde surréaliste et permettent de commenter la société. Observer comment nous vivons et expérimentons notre vie. C’est pour cela que nous avons créé cet univers où l’amnésie se répand comme un virus. C’est aussi une histoire très personnelle. J’ai commencé à l’écrire quand j’ai perdu mon père. J’essayais sans y parvenir de comprendre combien nos souvenirs sont sélectifs. Comment on parvient à effacer ce qui nous blesse. Et si vous l’effacez, quelle est la perte dans votre existence et comment poursuivez-vous votre vie. Nous sommes nos souvenirs. Sans eux nous perdons notre existence. J’avais toutes ces questions en tête alors que je tentais de faire face au deuil. Le personnage principal vit quelque chose de similaire. Il essaie de comprendre son propre fonctionnement et sa position dans le monde. J’ai essayé de transposer mes pensées personnelles en créant cette petite histoire, un récit plus universel sur l’amnésie et sur la manière dont les gens oublient si facilement.

Pourquoi avez-vous décidé de travailler avec Aris Servetalis qui interprète le personnage principal ? Nous avions travaillé sur mon court métrage auparavant (KM ndlr) et décidé de collaborer de nouveau. J’ai écrit le rôle pour lui, il est l’un des plus grands acteurs grecs. Il travaillait auparavant comme danseur et est capable d’exprimer un langage corporel très fort. On a tenté de jouer avec le langage du corps de manière la plus minimale possible dans son jeu d’acteur.

Vous avez co-écrit le scénario avec Stavros Raptis. Comment avez-vous travaillé ensemble ? J’avais l’idée du film en tête, je connaissais le synopsis. Je lui ai demandé que l’on écrive ensemble. C’est mon meilleur ami, c’était facile de collaborer. Il est directeur de casting et je travaillais comme assistant réalisateur à ce moment-là. Après les journées de tournage nous nous retrouvions chez lui ou chez moi pour écrire.

C’est naturel de travailler avec un ami… Et c’est très plaisant et créatif car c’est plus facile d’écrire avec quelqu’un que vous connaissez très bien parce que la critique est plus facile, il y a aussi une certaine émulation. Nous réfléchissions ensemble et j’écrivais ensuite le scénario.

Les acteurs parlent peu dans le film. Comment travaillez-vous avec eux, répétez-vous beaucoup ? Nous faisions des improvisations et quelques répétitions, mais je n’aime pas beaucoup répéter. J’ai plutôt demandé au personnage principal de regarder un film avec Jacques Tati et deux autres avec Jim Carrey, Eternal sunshine of the spotless mind et The Truman Show et de combiner ces deux approches complètement différentes pour créer quelque chose de nouveau. Aris joue beaucoup avec son corps, avec les émotions mais d’une manière minimale et ensuite j’essayais toujours de créer la bonne atmosphère sur le plateau pour les acteurs. Le jour où nous avons filmé la scène où Aris est assis dans un bar, un couple de danseurs danse derrière lui alors que la caméra se déplace vers lui. Nous étions sur le plateau durant trois heures. Je me rappelle avoir pendant tout ce temps passé un disque de Billie Holliday très fort. Personne de l’équipe ne pouvait parler. Cela créait une atmosphère propice afin que les acteurs se mettent dans l’humeur de la scène. J’essayais de trouver des idées comme celles-là pour leur offrir les meilleures conditions de jeu possibles.

Pourquoi avoir choisi un format ratio d’image carré, le 4/3 ? C’est un format académique relié au passé. Le film est toujours relié au passé et à une approche nostalgique.

A quelle époque se déroule l’histoire ? Nous essayons de créer l’atmosphère d’une époque indéfinie avec des éléments du siècle dernier. La dernière référence je pense dans le film est Titanic qui date de 1997. tout ce que les personnages utilisent date d’un peu avant, même les voitures, tout est un peu plus vieux d’une certaine manière. Le 4/3 fait aussi référence aux appareils photos polaroïds avec leur format carré. L’autre idée est que le 4/3 a été utilisé ces dernières années dans des films comme ceux de Andrea Arnold ou d’autres un peu plus sociaux réalistes. Ce format n’a pas été utilisé dans des histoires conceptuelles. Je voulais aussi ne pas me soucier de l’environnement mais plutôt mettre le focus sur le personnage principal en utilisant une sorte de ratio portrait. Le personnage principal est toujours isolé dans l’image et nous essayons de voir le monde à travers son regard.

La nouvelle vie du personnage principal est aussi faite de couleurs. On retrouve du gris bleuté partout y compris dans son nouvel appartement. Vous vouliez cette palette de couleurs dans cette nouvelle vie ? La palette de couleurs est aussi un peu proche de la photo polaroïd. Nous voulions créer une esthétique vintage.

Quels étaient vos souhaits en terme de son et pour la bande originale ? De la même manière que pour l’image, tous les sons utilisés se réfèrent à un univers rétro. Pour être honnête les chansons que nous avons utilisées à l’exception de la musique originale créée par un compositeur, sont des titres que j’aime beaucoup écouter. C’est pour cette raison que nous les avons utilisés. Comme par exemple Sealed With A Kiss (Jason Donovan ndlr) ou Let’s twist again.

Les musiques sont aussi là parfois comme une touche d’humour. Quand il y a le test avec une image de mariés par exemple. Le spectateur reconnait la musique diffusée, il est directement connecté au sens produit. Oui les gens peuvent se connecter plus facilement. J’aime utiliser des chansons universelles de la pop culture.

Ces titres ne s’adressent pas seulement au public grec, un spectateur dans le monde entier peut aussi comprendre cet humour. C’était l’idée oui. Comme quand il chante Sealed With A Kiss dans la voiture avant d’avoir un accident. Dans le scénario il était prévu au début que ce soit Can’t help falling in love d’Elvis Presley. Quand le personnage danse Let’s twist again sur la première version du scénario, c’était Billie Jean de Mickael Jackson. Il devait danser le moon walk ! Les droits de ces deux chansons coûtaient plus cher que le budget total du film. Nous avons dû trouver des solutions alternatives. Le film a été réalisé avec seulement 250 000 euros c’est un petit budget.

Le film est aussi une critique des réseaux sociaux. Dans le processus du traitement suivi par le personnage principal par exemple, il écoute les instructions, puis doit s’en aller et prendre une photo de l’activité. Un selfie avec un appareil photo polaroïd. Il place ensuite cette photo dans l’album prévu. Les docteurs viennent alors et disent s’ils l’apprécient ou pas. C’est exactement notre comportement actuel, quand nous voyons quelque chose sur instagram, sur Tik tok ou sur le compte d’un media social. Nous prenons des selfies avec des filtres polaroïds la plupart du temps ou nous les uploadons dans un album photo digital et quelqu’un dit pour nous s’ils les aime ou pas. Nos followers, les gens avec qui nous sommes amis. Cela raconte la manière que nous avons parfois de croire plus aux photos qu’aux moments réels. A partir du moment où l’on a commencé à utiliser de plus en plus les médias sociaux et les nouvelles technologies, notre cerveau est devenu paresseux. Il n’est plus nécessaire aujourd’hui d’aller d’un endroit à l’autre, vous avez google maps. Ce n’est plus la peine de sauver quelque-chose dans votre cerveau, tout est accessible en un clic.

Percevez-vous les appareils tels que les ordinateurs ou les téléphones comme des extensions de nos corps ? Totalement. Le téléphone est une extension de notre main et pas seulement, de notre esprit aussi. C’est ce que nous devons changer.

Au début la doctoresse annonce à Aris qu’il n’a pas d’identité. Il est impossible de vivre et de quitter la clinique sans identité. Est-ce vrai dans la vie réelle ? D’une certaine manière oui, nous devons trouver notre identité dans ce monde pour vivre, sinon nous sommes comme des robots. Nous suivons seulement des instructions. Tous ces patients suivent les instructions comme des robots en un sens, parce qu’ils vivent les mêmes moments. A la fin de la journée ils auront tous les mêmes souvenirs en commun. Notre personnage évolue et réalise ce qu’il veut faire de sa vie.

Il y a un très joli moment dans le film, très humain. A la clinique quand le vieil homme veut donner sa pomme à Aris, celui-ci lui demande s’il n’aime pas et le vieil homme lui répond : « Je ne me rappelle pas si j’aime les pommes ». Pouvez-vous expliquer ce que signifie exactement cette pomme pour vous ? » Nous avons choisi les pommes pour différentes raisons. Elles peuvent améliorer la mémoire. Comme je vous l’ai dit c’est une histoire très personnelle que j’ai écrite au sujet de mon père. Il mangeait beaucoup de pommes, sept à huit par jour et avait une excellente mémoire. C’était son obsession, il mangeait des pommes toute la journée. La pomme est aussi une manière d’ironiser sur la façon dont on nous vole nos données sur les appareils technologiques. La plupart du temps ces appareils viennent de la société Apple. C’est aussi une manière de déposer leurs souvenirs dans les pommes. Dans le film, à partir du moment où vous pouvez obtenir une meilleure mémoire grâce à la pomme, elle symbolise le passé.

Quelles sont vos influences cinématographiques ? J’aime les films déjantés ! (rires). Je n’ai jamais étudié le cinéma et je regardais trois films par jour, c’était ça mon école. J’adore Bresson c’est mon cinéaste préféré. J’aime Cassavetes, Godard bien sûr pour les anciens et pour l’histoire récente mon préféré est Carax, dont mon film favori est les amants du pont neuf. J’aime aussi beaucoup Charlie Kaufman, le scénariste de Eternal Sunshine of the spotless mind et tous ses scénarii. Le film qui m’a donné envie de devenir cinéaste est The Truman show, un film américain très différent. J’ai réalisé que ce je préfère, ce sont les films qui ont une vraie histoire à raconter.

Quel regard portez-vous sur le cinéma grec actuel ? Les dernières années ont été florissantes, les festivals sont plus enclins à sélectionner des films même si nous avons connu des difficultés de financement. Nous avons terminé le scénario de Apples en 2014. La réponse du fonds de financement des films est arrivée au bout de trois ans. Nous avons attendu et attendu… jusque 2017. Le film a été réalisé en 2019. La crise a causé beaucoup de problèmes mais la Grèce se porte mieux maintenant heureusement. Il y a davantage d’argent pour les films et de nombreux films étrangers sont tournés en Grèce.

Vous avez présenté Apples à la Mostra de Venise. Quelle expérience était-ce ? C’est un moment inoubliable juste après la pandémie, en 2020. C’était le premier festival en présentiel après l’épidémie. Nous sommes allés là-bas sans savoir à quoi nous attendre. Le film ouvrait la sélection Orrizonti. Il a été vendu immédiatement à différents pays, plus de soixante-dix le distribuent. Cela se passe vraiment très bien.

Comment Cate Blanchett est-elle entrée dans la production du film ? Cate Blanchett présidait le Jury international et nous étions en Ouverture de la sélection Orrizonti à la Mostra. Elle a vu le film le premier jour. Avant d’aller à la projection, j’ai reçu un message stipulant que Cate voulait petit déjeûner avec moi le lendemain. Nous avons discuté de cinéma, de la vie. Nous nous sommes rendus compte que nous avions de nombreuses choses en commun et notamment l’amour du cinéma. Elle est géniale, très humble, elle a les pieds sur terre mais elle a aussi un goût très sûr. Elle connait tout sur le cinéma car elle a vu énormément de films. Elle m’a demandé si elle pouvait produire mon prochain film et aussi si elle pouvait être productrice executive de Apples pour aider la promotion.

Donc pour votre prochain film vous avez déjà une productrice, félicitations ! Quel sera votre projet ?Merci ! Elle assurera la production principale. Cela s’appellera Fingertails. Il s’agit d’une histoire conceptuelle sur l’amour et la façon dont les gens luttent pour trouver l’amour dans leur vie. Ce sera en anglais et le tournage aura lieu en été aux Etats-Unis (Carey Mullighan – Promising young woman – devrait assurer le rôle principal ndlr).

Travaillerez-vous avec votre équipe ? Une partie oui. Cela ne m’effraie pas. J’ai réalisé un seul court-métrage avec seulement une scène. Tout le monde me répétait d’en faire d’autres pour apprendre. Je ne voulais pas. Je souhaitais faire ce que j’avais en tête. J’ai voulu réaliser Apples même si c’était risqué. Je veux encore prendre des risques, quitte à ce que cela ne fonctionne pas.

Cette opportunité est une chance. Exactement. Une telle opportunité ne se refuse pas. Il faut juste essayer de la réaliser de la meilleure façon possible.

Pour revenir à votre personnage principal, il a tout oublié sauf la mémoire du corps, comme faire du vélo ou danser le twist. Comment expliquez-vous ce phénomène ? Il y a cette phrase en Grec qui dit : « Quand vous apprenez à faire du vélo vous ne l’oubliez jamais ». On dit la même chose de la natation. C’est pour cela qu’il va nager. Nous essayons de trouver ces petits moments qui vous marquent à vie. Le twist est une danse célèbre que vous n’oublierez jamais. Ou comme avec une chanson connue que vous savez toujours chanter. Il existe des choses que vous n’oublierez jamais comme c’est le cas pour quelqu’un que vous aimez beaucoup et qui n’est plus en vie.

Propos recueillis par Stéphanie lannoy, Cinemamed, Bruxelles, 2021.