Célèbre actrice iranienne au destin contrarié, Zar Amir Ebrahimi est suivie par une bonne étoile. Dans les années 2000, suite au vol d’une cassette vidéo intime, elle fut victime d’une campagne d’acharnement à son encontre. Contrainte de quitter l’Iran, elle s’installe en France en 2008, toute une vie à reconstruire. D’abord engagée comme directrice de casting sur le projet d’Ali Abbassi, son compatriote dano-iranien, Les nuits de Mashhad (Holy Spider), c’est finalement elle qui interprétera le rôle phare de cet implacable thriller. Celui d’une journaliste, Rahimi, qui se fraie un chemin dans la société conservatrice et patriarcale iranienne pour enquêter sur de mystérieux meurtres de prostituées dans la ville Sainte de Mashhad. Fiction et réel font corps puisque ce rôle est celui d’une véritable héroïne d’aujourd’hui en Iran, comme l’est Zar Amir Ebrahimi. La chance sourit enfin à l’actrice en mai dernier. Elle décroche le Prix d’Interprétation féminine au Festival de Cannes. Le film et le prix cannois ont été condamnés en Iran, où fictionnaliser un fait divers semble déranger. A la lumière des événements actuels, la révolte du peuple iranien suite au décès de la jeune Mahsa Amini après son arrestation par la police des moeurs, le film prend une dimension encore plus puissante. Zar Amir Ebrahimi est décidément une étoile a suivre.
Stéphanie Lannoy: Endosser le rôle de cette journaliste n’était pas le programme prévu au départ ? Zar Amir Ebrahimi: A la base je suis actrice. Depuis que j’habite en France je suis devenue une sorte de spécialiste du cinéma iranien pour la diaspora. Je donne de nombreux conseils sur les acteurs, la production. Ce fut le cas avec le projet de Ali (Abbassi ndlr). En 2018 il cherchait un directeur de casting. J’ai eu envie de l’aider et d’occuper cette fonction. Je suis critique envers le cinéma de la diaspora iranienne. Tous ces acteurs ou réalisateurs iraniens qui habitent maintenant en Europe ou aux Etats-Unis n’ont pas grandi en Iran. Ils ne sont pas vraiment iraniens tout en l’étant toujours, c’est compliqué. La plupart du temps les producteurs me disent que ce n’est pas grave si un lieu de tournage ne ressemble pas à l’Iran, si ce costume ne convient pas, si cet acteur a un léger accent, personne ne le comprend, « Il n’y a que vous qui comprenez ». Mais on fait un film pour le spectateur européen ou américain. Cette vision n’est pas juste, encore plus après ce film-ci. Le spectateur est intelligent. Il comprend quand quelque chose ne fonctionne pas ou frôle la caricature mais comme il ne connait pas la culture, il ne sait pas ce qui ne colle pas. Quand j’ai découvert Border (le film précédent de Ali Abbassi ndlr) je l’ai trouvé magnifique et je ne connaissais pas ce grand réalisateur. J’avais envie que pour une fois, on réalise un film proche de la réalité et aider à ce que son film soit le meilleur possible. Nous avons la même manière de penser et les mêmes exigences. Nous sommes devenus alliés sur ce projet. On n’a rien lâché. Les producteurs ont mis beaucoup d’argent et de temps pour avancer autrement afin que le film puisse devenir ce qu’Ali espérait vraiment.
Comment s’est déroulé le casting dans ce contexte? Il a duré trois ans. On a rencontré plus de cinq cent acteurs et actrices en Iran et ailleurs. J’ai organisé une semaine de casting là-bas, où Ali est parti. C’est là qu’il a rencontré Mehdi Bajestani qui interprète le rôle principal. Il avait une idée assez spéciale du rôle de la journaliste. Dans le scénario elle était plus jeune que maintenant. Il cherchait quelqu’un avec une énergie un peu masculine, combattante, comme les journalistes que l’on voyait à l’époque en Iran, très fortes. Je ne leur connais pas d’équivalent ailleurs. Cette journaliste était d’autant plus compliquée à trouver. Ca ne marchait jamais. La dernière année on a enfin trouvé une actrice, jeune et talentueuse à qui on a offert ce rôle. Elle était assez courageuse, elle avait envie de participer et a accepté de jouer même les scènes sans hijab indépendamment des problèmes que cela risquait de lui poser.
Elle est iranienne? Oui, malheureusement elle est venue en Jordanie (où a été tourné le film ndlr) et une semaine avant le tournage a changé d’avis. Je crois qu’elle même était surprise par sa décision. Elle se posait beaucoup de questions. Avait-elle vraiment envie de quitter l’Iran? On ne connaissait pas les conséquences de ce film. On ne nous a pas laissé tourner en Iran et même si on enlevait toutes les scènes problématiques on sentait qu’il y aurait un problème. Le film se créait sans aucun contrôle du gouvernement sur un sujet sensible, même s’il s’agit d’une histoire vraie et que ce monsieur a été exécuté par le gouvernement. Nous n’avions plus aucune option. On avait beaucoup discuté pendant ces années de casting et Ali m’expliquait toujours que quelqu’un avec mon physique ne correspondait pas. Il ne voulait pas de baby face, de quelqu’un qui apparaisse sympathique. Ce soir-là quand l’actrice a annoncé son retour en Iran je suis devenue folle, je pleurais mais j’étais aussi en colère contre elle. Un côté très dur de moi a rejailli à ce moment précis qu’Ali a découvert. Tout de suite après il m’a proposé d’essayer le rôle. Le lendemain nous avons fait un casting qui a duré 24 heures. On a commencé par une scène de la fin du film et cela ne fonctionnait pas. Puis il a eu l’idée d’essayer la scène dans l’hôtel quand le policier rend visite à la journaliste. Là quelque chose est sorti de moi. Je suis sûre que vous êtes au courant de ma dernière année en Iran, c’est une expérience assez exceptionnelle. En une minute j’ai vu passer devant mes yeux tous les événements de cette dernière année. Ali l’a senti aussi. On était plutôt satisfaits et le lendemain il m’a enfin annoncé que j’allais interpréter le rôle. On a alors discuté de la manière dont je pourrais ajouter mes frustrations, ce qui est aussi la façon dont je travaille tous mes personnages. En tant qu’humains nous portons toutes ces couleurs, ces sentiments et ces défauts il faut juste bien chercher. Le travail d’acteur est aussi une recherche en soi-même. J’essaie toujours de trouver la base du personnage dans mon expérience de vie et puis je le développe. Je commence ensuite mes recherches sur le protagoniste, le sujet du film etc. En plus il s’agit d’un film de genre, un film noir. Je me demandais depuis longtemps quel était le background de la journaliste. Quelles étaient les motivations pour lesquelles elle risque sa vie? Je cherchais des exemples de journalistes comme elle. Des reporters de guerre ok, mais ce n’est pas la responsabilité d’un journaliste de risquer sa vie. Je ne trouvais pas. J’ai contacté mes amis journalistes, j’ai beaucoup lu aussi là-dessus. J’étais persuadée que le harcèlement, les insultes ne se produisaient pas avec les journalistes qui peuvent les dénoncer, avoir une voix. A ma grande surprise ce n’est pas le cas. Cela ne concerne pas seulement les journalistes femmes en Iran, c’est universel. Ici on parle d’une socété patriarcale, mysogine, c’est encore plus difficile pour les femmes à chacun de leur pas.
On a même l’impression que Rahimi se bat pour faire son travail de journaliste. Quand elle arrive à l’accueil de l’hôtel on lui dit que l’on n’accepte pas une femme seule. Elle sort sa carte de presse, le personnel hésite encore avant d’accepter. C’est quand meme une combattante cette femme. Est-elle une héroïne selon vous? Dans ce film c’est une héroïne, elle est courageuse, mais elle a aussi ses défauts. Elle se bat pour sa liberté et pour celle des autres, celle de ces prostituées. Elle lutte également pour mettre en lumière la vérité.
On a découvert le film au festival de Cannes au mois de mai. A l’éclairage des événements qui se déroulent en Iran aujourd’hui, les manifestations suite au décès de Mahsa Amini, ce récit prend encore plus d’ampleur. Pensez-vous que votre rôle résonne dans le réel et pouvoir être une voix pour toute cette jeune génération de femmes ? C’est très intéressant. A Cannes, le film, le rôle et ma performance ont touché tout le monde.
Votre parcours aussi. Oui j’ai probablement insufflé quelque chose de personnel dans cette histoire. Depuis trois semaines je commence à percevoir cette journaliste différemment. Je pense même qu’avec les événements les spectateurs regardent le film différemment. Je racontais precédemment ma recherche d’une motivation forte que Rahimi avait pour risquer sa vie. Je l’ai trouvée assez naturellement dans ma façon de me battre contre cette société avec la violence que j’ai subi en Iran. Je composais cela également à partir des informations sur leur expérience que m’ont confiées mes amis journalistes. Le documentaire de Maziar Bahari « And along came a spider » a aussi inspiré l’histoire. On y voit quelques protagonistes et parmi eux une journaliste qui est arrivée après l’arrestation. Elle a couvert le tribunal, la prison etc. Ali a beaucoup développé ce personnage et elle est devenue l’héroïne de son film. C’est elle qui met l’affaire en lumière, qui risque sa vie et se trouve face à une société patriarcale et misogyne. Elle faisait face à tant d’obstacles que pour moi elle ne pouvait être qu’un personnage de fiction. Je ne trouvais aucun modèle dans ma société qui lui corresponde.
Cette journaliste parait être un être hybride entre les deux genres, ni homme ni femme. Pour pousser les portes, entrer dans ce monde d’hommes elle a besoin d’une sorte carapace pour se faufiler. Avez-vous ressenti le personnage de cette manière? Pendant le tournage je ne sentais pas les choses de cette manière, mais le résultat m’a donné cette même impression. Ce personnage de fiction est devenu une sorte de réalité. En voyant les images de toutes ces femmes et ces hommes qui sortent dans les rues, des centaines de Rahimi se battent aujourd’hui en Iran.J’ai reçu le message d’un ami qui allait manifester dans la rue il y a quelques nuits. Il m’a écrit « je suis très en colère ». Je lui ai dit de faire attention à son âme, de ne pas devenir violent. Je ne peux pas te dire n’y va pas lui ai-je dis, je ne me permettrais pas, mais fais attention. Il m’a répondu: « C’est vrai, tu ne peux pas me demander de ne pas y aller. Je dois y aller pour toi, parce que je veux te revoir en Iran et aussi pour moi-même ». J’ai eu envie de pleurer. A partir de là c’est fou mais j’ai commencé à voir Rahimi autrement. Je me suis dit, voilà la motivation de cette journaliste. Elle n’est ni partie risquer sa vie pour elle-même ni pour la vérité. Elle est partie tout simplement pour tous les hommes et femmes de cette société, pour la société dans son ensemble. C’est beau. C’est la magie du cinéma. Quand on regarde un film après dix ans, on le regarde en rapport à la société dans laquelle on vit.

Ce fait divers a vraiment eu lieu en Iran. Le film est une fiction qui s’en inspire. Quel est le problème pour ce gouvernement dans le fait qu’un fait divers soit adapté en une fiction? J’ai joué dans un autre film, Téhéran Tabou en 2017 qui a été sélectionné à Cannes. Nous avons accompagné le film (qui a remporté de Grand Prix du Rail d’Or de la Semaine de la Critique ndlr). Le gouvernement était aussi très mécontent. Tout ce que l’on fait en dehors d’Iran ne lui convient pas. Il l’interprète contre lui parce que travaillons en liberté totale.
Il ne faut pas créer? Il ne faut pas créer sans leur contrôle. Mais cette fois-ci c’est encore plus spécifique parce qu’ils ont bien compris que jusque-là des erreurs étaient commises. Certains iraniens nous critiquaient parfois, « vous faites des films qui ne ressemblent pas à l’Iran, vous en montrez un visage sombre, caricatural… ». Cette fois-ci c’est différent. C’est radical, brutal, mais il ne s’agit pas d’une caricature. Le film est très proche du réel et sonne juste. Il correspond en tous point à la réalité, même au niveau des costumes. C’était un message pour eux et aussi pour les réalisateurs qui travaillent en Iran. On ne vous donne pas l’autorisation de faire votre film en liberté totale, il y a beaucoup de contrôles, il faut tout censurer. On a réussi à le faire, alors venez. C’est compliqué, c’est très difficile, mais on est là, on l’a fait, vous pouvez y arriver. Et il y a aussi le fait que j’obtienne ce prix en tant que personne. Ils avaient probablement envie de me voir disparaitre de ce monde, surtout du cinéma.
Que risquiez-vous en Iran suite à ce problème de vidéo intime volée et cette campagne contre vous? C’était la première fois que cela arrivait à quelqu’un à un tel point. Au début on disait que je risquais la lapidation. Il n’existait aucune loi contre ça, chacun pouvait écrire ce qu’il voulait. J’étais en interrogatoire tous les jours, du matin au soir durant six mois. La première semaine le Journal télévisé le plus important du pays a annoncé mon suicide. Ma mère était au travail, elle a paniqué. Je dormais à la maison mais j’étais tous les jours en interrogatoire. La lapidation et cette annonce participaient à une manipulation.
Pour vous faire peur. Pour me faire peur et effrayer tout le monde. En même temps ils ont créé une loi liée à la production et la distribution des films pornographiques qui condamnait à une exécution, à la mort. J’ai nié, ce n’était pas moi sur cette vidéo. Les autorités ont convoqué mes collègues et mes amis, tous ensemble, pour venir confirmer si c’était moi sur la vidéo ou pas. Certains ont signé d’autres pas. Ceux-là ont mal fini, en prison. Ils ont ensuite commencé à fouiller dans ma vie privée, ce qu’ils font avec tous ces prisonniers hommes ou femmes pour les rendre plus faibles.
C’est de la torture psychologique. Et ils cherchaient plutôt parmi les hommes proches de moi, chez mes amis ou collègues. Ils ont par exemple trouvé une vieille photo dans mon ordinateur avec deux ou trois amis d’enfance. On était autour d’une table. L’un d’eux avait mis son bras autour de mes épaules. Ce simple fait est devenu une relation hors mariage. Ils ont trouvé six ou sept éléments pour dire « elle est capable de faire ça ». A la fin il y avait deux possibilités. Je pouvais finir en prison, ou recevoir quatre-vingt-dix coups de fouet et une interdiction totale de travailler, pas seulement en tant qu’actrice. Si vous me demandez le danger à vivre dans cette société, mon problème n’était même pas le gouvernement, mais plutôt que je ne voulais pas accepter tout ce qu’il m’arrivait. J’avais envie de travailler, de sortir dans la rue mais j’y ai reçu pas mal de menaces. Même en allant acheter du lait, on m’insultait. Ce n’était pas facile. Avec tous ces extrémistes que l’on voit aujourd’hui tuer les gens, les baasistes et les pasdaran (corps des gardiens de la révolution islamique ndlr), j’aurais pu être tuée dans la rue. On peut imaginer tout imaginer suite à cette histoire.
Le prix d’interprétation à Cannes était-il une renaissance pour vous en tant qu’actrice ? J’étais tellement surprise! (rires) j’étais émue mais c’était comme si je voyais le monde à travers un filtre. J’ai passé plusieurs mois comme ça. J’ai reçu des messages de mes amis, de gens que je connaissais à peine, qui pleuraient, criaient, tous. Ces vidéos que l’on m’a envoyées ou les gens regardaient la cérémonie comme si c’était un match de foot. Ca m’a beaucoup parlé et c’était plutôt un message de courage. C’était un peu comme si tu travailles, tu crois en toi, si tu n’abandonnes pas quelque chose t’attend, tôt ou tard. C’est beau. Je ne me suis jamais vue comme une victime, je ne me suis jamais arrêtée. J’ai toujours travaillé dans le milieu du cinéma et je n’ai jamais considéré vouloir être une actrice célèbre ou une star. J’ai commencé en faisant les courts-métrages de mes amis comme scripte,assistante. J’ai créé ma boite de production en france. Pour moi le cinéma c’est tout ça, je ne serai jamais satisfaite d’être seulement actrice. J’étais extrêmement sélective pendant toutes ces années parce que j’avais aussi d’autres choix. Je pouvais faire un bon film en tant que productrice, aider un ami à faire son film, du bon cinéma. C’est ce qui compte pour moi. C’est pour cela que je ne le vois pas comme une renaissance. Dans ce monde où l’on vit qui va très mal, où l’on ne croit plus en la justice, c’était très encourageant. C’était vraiment un message de justice.
Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Film Fest Gent 2022.