Actrice, mannequin, peintre et désormais réalisatrice, Charlotte Le Bon est étonnante. Certains l’ont découverte en miss météo à la grande époque de Canal Plus. Un poste faussement anti-potiches qui favorisait des jeunes femmes à la plastique de rêve pour présenter une météo humoristique sous leur plume. Charlotte Le Bon s’y révèle très drôle mais délaisse le job au bout d’un an pour faire du cinéma. On l’a ensuite vue en tant que comédienne dans plusieurs longs métrages comme La Marche de Nabil Ben Yadir, ou le biopic Yves Saint Laurent de Jalil Lespert. Poursuivant une trajectoire fulgurante, la voici à la réalisation d’un vrai petit bijou cinématographique désormais récompensé du célèbre Prix Louis Delluc. Déterminée, passionnée, énergique, frontale. Interview sans filtre avec la québécoise.
Stéphanie Lannoy : Vous avez de nombreuses activités, peintre, comédienne… Qu’est-ce qui vous a mené à l’envie de réaliser ? Charlotte Le Bon : J’ai fait des études en Arts Visuels et j’ai toujours voulu raconter des histoires à travers les images. Le dessin et la peinture ont été mon seul exutoire pendant que j’exerçais le métier de mannequin que je détestais. Je parvenais de cette manière à meubler mon ennui car le métier était assez solitaire et un peu lourd. J’ai commencé ma carrière d’actrice un peu par accident et j’ai eu la chance de tourner de nombreux films en très peu de temps. Ils sont devenus mon école de réalisation. Le désir de réaliser était latent. Il s’est précisé avec le temps au fil des tournages, des états d’observation dans lesquels j’étais et parfois même par rapport à l’état de frustration dans lequel me mettaient certains films dans lesquels je jouais. J’avais l’impression qu’ils comportaient des erreurs. Je me suis dit que j’allais arrêter ça, écrire des personnages que j’aurais voulu incarner et faire le cinéma que j’ai envie de voir.
En quoi votre expérience d’actrice vous a-t-elle aidé dans la réalisation du film ? Dansde nombreux domaines. La réalisation, l’écriture des dialogues, des scènes, écrire des scènes dans lesquelles j’aurais aimé jouer, dire des choses que j’aurais aimé dire. Ensuite dans l’accompagnement des acteurs. J’ai été face à des réalisateurs qui ne savaient pas diriger les acteurs ou ne les dirigeaient pas. On est alors laissés à nous-mêmes et au final le résultat ne fonctionne pas.
Vos personnages sont interprétés par des comédiens très jeunes. Comment avez-vous procédé dans la direction d’acteur ? Pour qu’un acteur soit généreux avec nous on doit l’être avec lui. On a eu beaucoup de conversations, pas seulement sur leurs personnages ou sur l’histoire mais sur eux. J’avais envie qu’ils se livrent à moi et aussi que je puisse me livrer à eux. Je leur ai fait part de mes histoires, de mes traumas d’adolescente, de mes humiliations. J’avais envie de pouvoir créer un climat de confiance et de bienveillance. Je voulais qu’à aucun moment ils ne puissent se sentir jugés. Quand les acteurs sont mauvais dans des films c’est aussi parce qu’ils sont mal dirigés. Il était important pour moi que mes demandes soient précises, que je ne les laisse pas désoeuvrés face à une scène. Ne jamais se sentir jugés leur permet d’être beaucoup plus ancrés, d’être eux-mêmes, de proposer beaucoup plus de choses et d’enlever cette espèce de rigidité que l’on peut trouver chez l’acteur quand il sent qu’il n’est pas à sa place.
Comment avez-vous rencontré les deux jeunes comédiens qui jouent Chloé et Bastien, Sara Montpetit et Joseph Engel ? J’ai rencontré Sara par un casting sauvage via des réseaux sociaux. J’ai demandé à des filles entre quinze et dix-neuf ans de m’envoyer une vidéo d’elles où elles racontent un de leur rêve. Et le rêve de Sara était superbe. Je lui ai ensuite demandé de jouer une scène. C’était pendant la pandémie. Elle s’est filmée et m’a envoyé la vidéo, puis je l’ai rencontrée. Avant cela, en amont, j’avais déjà casté Joseph que j’avais vu dans un film de Louis Garrel, L’homme fidèle. C’était une évidence.
Demander de raconter un rêve, c’est beau. Je savais que ça allait être une jeune actrice avec peu d’expérience. Je ne pouvais pas me permettre de lui demander d’être dans une espèce de composition totale. Je voulais quand même que l’essence de cette jeune fille soit similaire à celle de mon personnage et c’est vrai qu’entendre le rêve de quelqu’un est une manière de pouvoir accéder à son monde intérieur.
Falcon Lake est l’adaptation d’Une Soeur de Fabien Vivès. Était-ce important de passer par un roman graphique qui justement est constitué de dessins ? C’est un hasard. Un de mes producteurs, Jalil Lespert m’a tendu la BD et m’a dit : « Lis ça, je pense que ça pourra faire un bon premier long métrage ». La fin de cette BD m’a donné envie de l’adapter, même si ce n’est pas la même que dans le film car je l’ai modifiée. Il y avait quelque-chose qui jetait un voile complètement différent sur cette chronique d’apprentissage à l’air un peu banale. Juste une histoire d’amour d’été entre un garçon de treize ans et une fille de seize. Mais dans la BD il n’y a pas d’histoires de fantômes, ce climat d’étrangeté, ce jeu avec la peur, la fin est différente… Ce processus est arrivé avec le temps. Les deux premières années de la scénarisation je travaillais en étant un peu plus fidèle à la BD et j’en arrivais à me demander pourquoi je voulais faire ce film. Tant de films de coming of age ont été réalisés, il y en a des centaines. Qu’est-ce que j’ai de plus à apporter à ce genre ? C’est en y insufflant peu à peu des choses que j’aime et des éléments de films qui me plaisent, des films d’horreurs ou en tous cas les films de genre que l’on a commencé à vraiment trouver la couleur du film.

Il y a toujours une ambivalence dans le récit entre cette nature immense, magnifique, qui fascine et le fait qu’elle se révèle dangereuse, inquiétante. C’était ça le challenge pour vous dans le film, de parvenir à installer une dichotomie entre ces deux ambiances? Un challenge peut-être pas mais c’était en tous cas un réel désir. Je voulais créer ce monde qui justement était de l’ordre de l’ambivalence parce qu’il reflétait vraiment bien ce qu’il se passait à l’intérieur de mon personnage. Au moment où l’on tombe amoureux pour la première fois, il y a quelque-chose d’excitant, de vibrant, mais en même temps de vraiment terrifiant et les paysages reflétaient parfaitement ces sentiments. Ce qui, je l’ai appris plus tard, était la réelle définition du romantisme : lorsque la nature reflète parfaitement les émotions de personnages. Au montage j’ai eu également l’impression que beaucoup d’étrangeté et de mélancolie ressortaient de plans de nature vides. On arrive à projeter de nombreuses choses à travers ces plans qui ne sont que des plans volés. On avait très peu de temps pour tourner. Ces plans n’étaient pas au plan de travail. Dès qu’on le pouvait, où quand je voyais quelque-chose qui me plaisait je disais à mon chef opérateur de filmer. Au final nous nous sommes retrouvés avec une vingtaine de plans volés avec lesquels on a essayé de créer cette partition pour trouver ce lien entre l’ombre et la lumière pendant tout le film.
Dans ces plans volés il y a justement un fort choix de mise en scène. Ce sont des plans fixes en 4/3… On est un peu plus large que du 4/3 qui est 1,33 nous on est à 1,37. Il y a des plans fixes, des panoramiques. Dans le film il n’y a qu’un seul plan à l’épaule. La caméra était toujours sur Dolly ou sur pied. Quand on utilise les panoramiques c’est pour exprimer le point de vue de mon personnage qui par exemple regarde un paysage.
Je pense à ces plans fixes où l’on voit juste l’eau qui coule et on l’entend. L’image est habitée dans ces plans presque malgré elle, c’est rare de voir une nature aussi vivante… C’est aussi dû à la puissance d’imagination de l’audience. On sous-estime trop souvent le public. Les gens parviennent à projeter énormément de choses dans ces plans-là qui même à moi m’échappent et que je n’aurais jamais pu écrire. Seuls un ou deux plans de nature étaient écrits mais pas autant que dans le film actuellement.
Vous jouez sur les peurs humaines, le fond de l’eau, le fantôme, partir à vélo dans la forêt en pleine nuit noire. Ce sont des choses qui sont grisantes, encore pour les adultes. Il y a quelque chose de l’effroi dans le fait de tomber amoureux pour la première fois. Je trouvais vraiment intéressant de pouvoir utiliser le billet de la peur pour pouvoir justement créer un reflet entre ce qu’il se passe à l’extérieur et ce qu’il se passe à l’intérieur de mon personnage principal puisque tout est tourné du point de vue de Bastien. Le fait de jouer avec la peur est un terrain de jeu inouï. Ca ne s’arrête jamais, on a peur toute notre vie. A aucun moment on arrête d’avoir peur. Ca me plaisait bien je crois…
Comment définiriez-vous vos personnages ? Oh là là, je ne sais pas ! Quand j’étais actrice et que je recevais des propositions de casting, les personnages étaient parfois résumés en deux lignes. C’était toujours des trucs hyper banals du style « femme forte, mystérieuse » et ça me dégoûte ce genre de choses! (rires) Ce qui me plaisait dans la construction de mes personnages c’est qu’ils ne soient pas monochromes. Je voulais que mon personnage masculin, même s’il est plus jeune, plus inexpérimenté et même si elle n’est pas beaucoup plus expérimentée que lui dans beaucoup de domaines… J’avais envie qu’il puisse avoir de la répartie, être drôle, charismatique, avoir des moments d’éclatements comme être un héros dans une fête pendant cinq secondes. Je souhaitais que l’on puisse se dire que s’il avait eu trois ans de plus ils auraient été un couple. Je voulais éviter tous ces clichés du personnage trop passif qui est peut-être très jouissif à l’écriture mais une fois projeté à l’écran est assez frustrant. C’est quelqu’un qui va toucher Chloé par sa sensibilité, par le fait qu’il ait une innocence, une espèce de pureté que n’ont pas les garçons plus âgés qui sont peut-être un peu plus biaisés, ou pervertis je ne sais comment le définir. Il a cette pureté qui fait que Chloé se sent en confiance pour la première fois avec un garçon mais il va quand même trahir ce truc-là avec elle parce que c’est un humain. On fait des choses parfois complètement contradictoires à notre nature, on n’arrive pas à comprendre pourquoi on le fait et on le regrette immédiatement. Je trouve intéressant de le placer au cinéma car c’est ça la vie. Chloé c’est la même chose. Elle a un côté qui peut paraitre un peu froid, un peu dur, mais en même temps on se rend compte que plus le film avance, plus elle ressemble à Bastien. Elle possède une sorte de pureté, de douceur.
C’est un peu une grande gueule cette Chloé… C’est un peu une grande gueule parce qu’elle se sent seule, qu’elle ne correspond à rien de ce qu’elle connait. Il y a différentes façons de réagir à ce genre de choses. Soit on se referme comme une huître ou justement on s’assume complètement dans quelque-chose qui peut choquer et se traduire par cette forme d’ascendant qu’elle a sur lui au début du film mais qui s’effrite très vite.
On la sent mélancolique, elle n’est pas bien dans sa peau. Exact oui, mais c’était mon cas aussi. Je n’ai pas été bien dans ma peau pendant très longtemps.
Chloé vous ressemble-t-elle ? Oui mais les deux me ressemblent. Il était important pour moi de construire deux protagonistes qui me ressemblent. Même les ados foufous autour d’eux sont un peu comme moi. C’est un film intime et très personnel. C’est ma façon de travailler. Je n’aurais pas réussi à faire autrement.
Les lieux dans lesquels évoluent les personnages se situent au Canada, d’où vous venez. Représentent-ils un souvenir pour vous ? Les lacs et les forêts ont été le théâtre de mon adolescence. J’ai grandi à Montréal jusqu’à l’âge de onze ans, ensuite ma famille a déménagé. De onze à vingt et un an je vivais dans la région ou on a tourné. Ce sont effectivement des lieux que je connais par coeur. Au Québec il existe des milliers de lacs. Il fallait trouver le lac parfait avec la bonne orientation solaire. Dans le film on a tourné sur trois lacs différents.
La nature est un personnage du film. On entend bien cette nature, y a-t-il eu un travail particulier sur le son ? Il y a eu un travail colossal sur le son. C’était mon premier long métrage, je découvrais cette partie de la réalisation. Tout se crée après le montage image, en design sonore ou l’on recrée toute la partition du film même pour ce qui est du bruitage, comme le son du tissu sur la peau fait par des bruiteurs. C’est fascinant de voir à quel point le travail sur le son nourrit l’histoire, parce que justement la nature est un personnage, mais pour lui donner une identité il fallait trouver les sons parfaits. Je détestais les sons aigus par exemple, beaucoup de basses arrivent dans le film sans que l’on ne sache trop pourquoi. Elles sont là et tout à coup viennent remplir le cadre. Pour tous les sons de la nature j’ai travaillé avec des techniciens en post-production. Les gens qui faisaient le design sonore et le mixage étaient français et me proposaient des sons français. Des oiseaux et des cigales françaises, je sentais que cela ne correspondait pas. On est allés sur youtube pour trouver les sons corrects comme la bonne cigale québécoise qui a un son presqu’électrique. Il fallait savoir à quel moment on le plaçait, pour quelle raison, ce que cela provoque dans cette scène… C’était vraiment fascinant, j’ai adoré.
Le son apporte une dimension très enveloppante à cette nature. Le son en effet et je pense aussi que juste la nature des paysages québécois au moment de l’été est tellement généreuse qu’on ne peut pas faire autrement que d’être complètement enseveli par elle.
Dans ce film on sent une influence lointaine de Tim Burton, quelque chose de fantastique, mystérieux. Quelles sont vos références en terme de cinéma ? J’adore Tim Burton. Edward aux mains d’argent est pour moi un chef d’oeuvre absolu. Ce n’est pas le film que j’ai regardé pour Falcon Lake. Mes influences et les films que je regarde vont changer en fonction du film que je suis en train de faire. Ici le long métrage que je regardais beaucoup avec mon chef opérateur c’était Call me by your name de Luca Guadagnino, pour la sobriété de sa mise en scène. Falcon Lake n’est pas un film très découpé. Je voulais être très sobre, que le coeur de mon histoire soit toujours ces deux personnages. J’aimais bien ce truc toujours à cheval entre la pudeur et le voyeurisme. Il y avait aussi My Summer of Love de Pawel Pawlokowski que j’aime beaucoup. Une histoire d’amour entre deux ados dans une campagne anglaise qui est également tourné en super 16 millimètres. Take Shelter de Jeff Nichols pour cette ambiance dont on ne sait pas si ce qu’il se passe à l’intérieur du personnage est issu du fantasme ou de la réalité. American Honey de Andrea Arnold qui est vif et dynamique. Je trouvais que le rapport entre les acteurs y était très crédible et très cru, cela me plaisait beaucoup. A ghost Story de David Lowery pour son esthétisme et sa poésie.
Quels sont vos projets pour la suite ? J’expose en ce moment à la galerie Item à Paris des oeuvres reliées au film (Falcon Lake Tales ndlr) et je suis en train d’écrire mon deuxième film qui sera une histoire de fantômes. Peut-être un peu plus violente cette fois-ci ! En tant qu’actrice je vais avoir l’honneur d’incarner Niki de Saint Phalle dans le biopic réalisé par Céline Sallette dont ce sera également le premier long métrage.
Avez-vous une date de tournage pour votre second long métrage ? Oh non pas du tout, je n’en suis qu’à l’écriture. Je veux m’assurer que le scénario soit vraiment parfait avant d’envisager le tournage. Je souhaite vraiment que mon deuxième long soit meilleur que mon premier, il faut que je travaille bien bien bien et longtemps.
Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Bruxelles, 2022.