No Bears de Jafar Panahi, quand le surréalisme annihile la société

Update! Le cinéaste Jafar Panahi vient d’être libéré sous caution de la prison d’Evin ce 3 février!


Le titre du dernier long métrage de Jafar Panahi (Taxi Téhéran, Ours d’or à la Berlinale) No Bears, témoigne de l’humour piquant du cinéaste iranien qui signe un grand film, un drame puissant aux prises avec le réel. Le film a décroché le Prix du Jury à la Mostra de Venise. Jafar Panahi a été condamné en 2010 pour propagande contre le régime et à six ans de prison avec interdiction de réaliser des films et de quitter le pays pendant vingt ans. Il est alors placé en liberté conditionnelle jusqu’au 11 juillet 2022, date à laquelle il est arrêté alors qu’il s’enquerrait avec d’autres de ses collègues réalisateurs emprisonnés, Mohammad Rasoulof (Le Diable n’existe pas Lion d’or 2020 à Venise) et Mostafa Al-Ahmad. Le cinéaste de soixante-deux ans a été enfermé, malade, dans la tristement célèbre prison d’Evin. Alors qu’il annonçait ce 2 février par un communiqué renoncer à se soigner et à se nourrir pour protester contre ses conditions de détention, il vient d’être libéré sous caution ce 3 février.
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Le pitch de No Bears: Un metteur en scène iranien, Jafar Panahi, travaille dans un village reculé près de la frontière. Il est témoin d’une histoire d’amour tandis qu’il en filme une autre. La tradition et la politique auront-elles raison des deux ? Le cinéaste s’est isolé dans un village pour travailler en distanciel via son ordinateur sur un tournage situé en Turquie. Son assistant Reza, Reza Heydari tente de le convaincre de traverser la frontière pour être plus efficace sur le tournage, l’équipe ayant grandement besoin de ses précieux conseils. Il refuse.

Les allers-retours entre réalité et fiction se multiplient dans le récit. Le discours se brouille entre le réel et le fictif. La structure du drame en spirale est monumentale et fascinante. Le cinéaste met en scène une réalité kafkaïenne qui pose la question de la place de la raison dans un monde en déliquescence. Le réalisateur, figure du sage et pilier du film la représente, lui qui semble imperturbable, sauf au moment où il apprend que son pied est posé sur la frontière. Il reculera vivement, terrifié par son interdiction de quitter le territoire qu’il ne contrera pas. Les protagonistes du film sont tous piégés. Le cinéaste l’est dans sa liberté de créer, comme dans ses mouvements. Les deux histoires d’amour présentent des personnages qui font face à une situation inextricable. D’un côté un duo d’acteurs et de l’autre les amoureux du village, deux couples contrariés par les traditions et qui subissent un enfermement intellectuel et physique réel.

No Bears est un grand film. Celui d’un cinéaste qui se réinvente. Travaillant sans relâche, il trouve de nouvelles méthodes pour parvenir à s’exprimer tout en restant calme face aux imbroglios qui se présentent en spirale autour de lui. Etre artiste c’est son métier. Il photographie sans pour autant filmer ni toucher une caméra (il respecte par là l’interdiction de filmer) qu’il confie à son voisin logeur Ghanbar, Vahid Mobasheri, novice qui raconte “être un pro” quitte à ce que l’image soit terriblement malmenée. Le cinéaste invente un moyen de diriger son film à distance sans toucher une caméra ni être sur le plateau. Son équipe devient alors essentielle. Cet homme à l’appareil photo dérange dans ce village désoeuvré par la sécheresse. Quand il s’approche de la frontière le cinéaste fragilise des trafics qui permettent aux villageois de gagner leur vie. L’homme photographe effraie. La peur de l’image-témoignage crée un précédent dans ce village. Les villageois lui reprocheront d’avoir pris en photo un couple adultère parce que le mariage de la jeune femme est déjà arrangé depuis sa naissance avec un autre. Cette mise en scène témoigne d’une peur de l’image au niveau national. Car le titre, No bears, est bien issu du mensonge d’un villageois. Derrière les sourires convenus d’hospitalité des villageois il s’agit bien des valeurs et du mensonge entretenus par les traditions. Avec quoi s’arrange-t-on dans la vie? Quelle vérité est-on prêt à cacher et jusqu’où ? Plusieurs protagonistes en feront les frais. De cette hypocrisie sociétale organisée surgira la puissante tirade de la comédienne du tournage Zara, Mina Kavani, désespérée. Engluée dans un mensonge de fiction et de réel elle crie son désespoir quant à son départ à l’étranger et à l’espoir de parvenir à vivre une vie meilleure, qui ait du sens, entourée des siens. A quoi bon partir sans son amour, Bakhtiyar (Bakhtiyar Panjeei)?

No Bears est un film désespéré sous une couche d’humour qui propose une puissance de témoignage liée à la fiction. Jafar Panahi capte comme personne les faux-semblants d’un monde convenu, arrangé, qui croule sous le politique et les traditions en niant l’humain, les valeurs, la liberté. Un film puissant dans le cinéma iranien.