« C’est un film sur nous » Nicolas Philibert, Sur L’Adamant

Son documentaire Etre et avoir où il filmait dans une école avait ravi le grand public et remportait le Prix louis Delluc en 2002. Sur L’ Adamant, son dernier documentaire est exceptionnel. Rares sont les films sur la psychiatrie que l’on qualifierait de « feel good movie ». Sur l’Adamant est de ceux-là. Le jury de la dernière Berlinale ne s’y est pas trompé en offrant l’Ours d’Or au cinéaste Nicolas Philibert. Rencontrer un si grand réalisateur dont on voudrait percer les secrets d’une telle réussite filmique impressionne. Si l’on est surpris par tant de morale, d’éthique, de transparence et de talent dans le film on découvre une personne soucieuse des autres qui ressemble en miroir à son film. Nicolas Philibert revient de trois jours au Japon et malgré le jetlag nous répond avec beaucoup de sensibilité et profondeur.

Stéphanie Lannoy : Qu’est-ce qui vous a donné l’envie première de réaliser ce film ?
Nicolas Philibert : C’est une question difficile. Un attachement à la psychiatrie très ancien, l’envie plus de 25 ans après La moindre des choses d’y revenir. La peur aussi de se répéter, de réaliser un film trop semblable au premier. J’ai mis ça en balance. L’idée que la psychiatrie va tellement mal en ce moment qu’y revenir et remettre un petit coup de projecteur sur ce monde si malmené n’était peut-être pas inutile. Il y a également quelque chose d’inépuisable dans ce domaine. Cet univers nous met en prise avec l’humain, nos tourments, nos peurs, la fragilité de la condition humaine. Un monde qui ne lasse de nous surprendre et moi qui au fond aime bien faire des films aussi pour être surpris, dérouté, me frotter à l’imprévu… Je sais par expérience qu’en psychiatrie de ce point de vue-là on est servis. Et pour finir, quand je me lance dans un film je ne sais pas très bien pourquoi. Quand je suis attiré ici plutôt que là je ne sais pas m’expliquer pourquoi et d’une certaine façon je n’ai pas vraiment envie de le savoir. Je ne m’auto-analyse pas. Quelque chose reste opaque et ce n’est pas plus mal.

C’est ce fameux fil conducteur entre l’art et la psychiatrie que l’on retrouve dans votre film qui pourrait presque être un film sur l’art. C’est un film sur l’art et au fond beaucoup d’artistes connaissent une hypersensibilité comme il existe aussi chez les patients en psychiatrie une grande sensibilité, vulnérabilité, une porosité aux choses. C’est ce qui fait un peu passerelle entre l’art et les personnes que l’on voit dans le film qui sont en psychiatrie. Tous ne sont pas artistes, de même que tous les artistes ne sont pas des gens frappés par des troubles psychiques mais il y a souvent quelque chose en effet.

Le film commence par cette puissante séquence d’ouverture avec François qui chante le tube de Téléphone, La Bombe Humaine : « Des pensées qui ne sont pas à moi qui parfois me font peur ». On le sent habité, il ressent profondément cette chanson. Il donne à cette chanson une portée qu’elle n’avait peut-être jamais eue. Beaucoup de gens disent qu’ils n’avaient jamais entendu ce texte à ce point. Il le porte et lui donne une force incroyable. Il fait résonner ce texte avec ses propres troubles, avec la psychiatrie comme jamais.

C’est la même démarche qu’un chanteur qui va chercher ses émotions dans son ressenti. Il livre une performance digne d’un artiste. C’est complètement habité, c’est très beau. En filmant j’ai pensé, « Pourvu que l’on obtienne les droits, que l’on puisse utiliser la chanson ». Ce n’est pas sûr, je ne sais pas combien Universal ou Téléphone vont demander. On a commencé à se renseigner timidement. On a expliqué à Universal qu’il s’agissait d’un documentaire. Ils ont demandé la séquence pour l’envoyer aux membres du groupe Téléphone tout en nous ayant expliqué que ce n’était pas gagné car le groupe est fâché. J’ai annoncé à François que nous avions commencé à négocier. On nous a ensuite fait savoir qu’ils étaient tous partants. Tout d’un coup François a compris que le groupe l’avait vu chanter. Il était bouleversé, comme je l’étais en lui disant. C’était un moment vraiment très fort.

Dès le début du film vous affirmez le dispositif filmique en laissant Muriel dans le montage s’adresser à vous derrière la caméra, vous demandant vos prénoms et vous présentant. Pourquoi avez-vous cette transparence-là sur le dispositif filmique ? De nombreux cinéastes y compris parmi les documentaristes, cherchent à disparaitre, disent parfois même aux personnes filmées « Faites comme si on n’était pas là ». Je propose l’inverse absolu. Je ne fais pas mystère de ma présence. Je suis dans une présence affirmée, inscrite dans le film. Mes films proposent une rencontre. Je me propose d’emmener les spectateurs à la rencontre de ce lieu, des personnes qui sont là etc. D’une manière claire, ouverte, assumée. Je ne cherche pas à faire croire au spectateur qu’il n’y avait personne comme le font malheureusement beaucoup de films où le cinéaste et l’équipe s’effacent.


Vous filmez les gens de manière égalitaire dans votre film. En plan rapproché fixe en général. On ne sait pas au début qui est malade ou pas. C’est un traitement qui relève du portrait. En respectant le cadrage du portrait comme en photo où en 50 mm on respecte les visages. Cela fait-il partie de cette démarche-là ? Il y a en tous cas la volonté de ne pas coller une étiquette sur les gens: patients, soignants, schizophrènes, psychiatres etc. C’est un lieu sans uniforme, les soignants ne portent pas de blouse blanche. Il n’y a aucun signe distinctif qui désigne à priori les gens comme appartenant à telle catégorie ou à telle autre. C’est une façon de dire que cette soi-disant frontière entre les gens supposés être normaux et ceux supposés anormaux, du moins si elle existe, est poreuse, floue. On a beaucoup en commun, on appartient à la même humanité. Beaucoup de gens sont sur le fil entre les deux. Il est très important pour moi de ne pas dire qui est qui. Vous dites que l’on ne distingue pas les uns des autres, pour de nombreuses personnes dans le film on le sait. Nombreux parlent de leur souffrance et se désignent ainsi comme étant atteints de troubles psychiques. Et en effet on en aperçoit dans des plans de manière plus fugitive, pendant les réunions. On ne sait pas. C’est très bien de ne pas savoir.

Certains films sur ce sujet sont plus durs, on s’accroche plutôt à montrer la différence. Je m’interdis certaines choses. Je n’aime pas filmer des gens, que ce soit en psychiatrie ou ailleurs à leur insu. Quelqu’un qui serait tout d’un coup profondément délirant serait en quelque sorte filmé à son insu. Il m’importe de respecter, de filmer les gens quand ils sont conscients, présents à ce qu’il se passe. Il ne s’agit pas d’une question d’autorisation. Quand vous filmez à l’hôpital, en psychiatrie, vous pouvez très bien avoir des gens qui viennent faire un numéro devant la caméra et sont très heureux d’être filmés. Ils peuvent vous dire qu’ils sont d’accord et même implicitement vous demandent de les filmer et font tout un numéro. Je ne me vois pas deux mois plus tard leur dire «Lorsque vous avez passé deux mois à l’hôpital, vous étiez très délirant, regardez, je vais mettre ça dans mon film ». Je suis attentif à ce que j’appelle la question de l’après. Que laisse-ton aux gens quand on filme quelqu’un ? Je vais le dire autrement, filmer c’est enfermer. Je vous filme, je vous fixe dans le temps, dans l’espace, je vous fige d’une certaine manière. J’ai une responsabilité vis à vis de vous. Je peux vous enfermer dans une image. Laquelle ? Ca demande de la réflexion. Dans quelle image j’enferme les gens quand je les filme?

Cette espèce de transparence du récit parait essentielle dans votre film. Une vérité en émane. Est-ce que selon vous, ce serait en partie ce qui a fait gagner l’Ours d’Or au film au festival de Berlin? Je ne sais pas car je n’ai pas participé aux délibérations ! (rires).

Et par rapport aux retours du public qui a vu ce film ? Ce qui reste du film c’est l’humain finalement. On voit plus un film sur l’humain que sur la folie. La folie fait partie de l’humain d’une certaine manière. On est dans un monde qui est tellement normé, policé que quelques fois on se dit que cela manque un peu de fantaisie, de folie par ci par là. Mais en effet j’ai réalisé un film sur nous.

Les gens se reconnaissent dans ce film. De nombreux spectateurs disent que le film les renvoie à leur propre fragilité ou vulnérabilité. Sur l’Ours d’Or je ne sais pas très bien. Le discours de Kirsten Stewart quand elle me l’a remis était très touchant. Elle a dit avoir été bouleversée par le film. C’est sans doute lié à cette dimension authentique, sincère qui est telle que l’on ne tombe pas non plus dans le folklore, le pittoresque de la folie.

La nature participe à ce décor de l’Adamant, qui fait qu’on ne voit pas la psychiatrie comme on la verrait d’habitude. La nature, la présence de l’eau, les arbres, l’environnement, ce lieu est apaisant.

En plein Paris. C’est une ville dure, violente. Cet endroit, on est au coeur de Paris tout en ayant l’impression d’être ailleurs. L’endroit est beau. Les boiseries, la circulation. On peut y circuler comme on veut, librement, il n’y a pas de pièces fermées. L’endroit lui-même comporte une dimension soignante et c’est important. Dans cette psychiatrie-là il s’agit et de soigner les personnes, de les aider à retrouver un lien avec le monde. Dans cette conception du soin, soigner c’est soigner l’ambiance. Si l’ambiance est ennuyeuse, morose, triste cela ne fonctionne pas. Si les soignants n’ont plus le désir de venir y travailler, de faire leur difficile métier qui demande beaucoup de délicatesse, si on s’ennuie, si c’est répétitif, la routine, si cela ressemble chaque jour à ce qu’il s’est passé la veille… il faut rester inventif en psychiatrie, il faut rester effervescent. C’est un lieu ouvert dans lequel il se passe des choses tout le temps. Tout est prétexte à créer du soin. Les ateliers, les sorties, les conversations sur le pas de la porte. Bien sûr il y a des ateliers portés sur la musique, l’écriture, la poésie… mais ils ne sont pas survalorisés par rapport aux autres. Tout est prétexte pour aider les gens à retrouver un lien. Les gens ne sont pas enfermés dans leur maladie. Ils ne sont pas considérés uniquement en fonction de leurs symptômes. On s’appuie sur ce qu’ils peuvent aimer faire. C’est ce que l’on essaie de pousser. Telle personne s’intéresse aux animaux, à la nature ou la pêche à la ligne, telle autre au dessin. On va essayer de cultiver ça chez elle. D’aider les uns et les autres à tenir dans la vie. A retrouver un élan, à avoir envie de s’intéresser aux autres mais déjà à soi-même. Se relever un peu, relever un peu la tête. Souvent les gens sont enfermés. L’équipe essaie de s’appuyer sur ce que telle ou telle personne peut aimer dire, faire ou voir. Il y a celui qui aimera faire des marches en forêt, et donc on va peut-être proposer des balades. Celle qui aime les expos de peinture, on va former un petit groupe pour aller voir des expos. L’institution essaie de s’adapter à chacun. De trouver comment aider chacun à retrouver un peu d’élan. C’est ça cette psychiatrie qui est tellement maltraitée parce qu’aujourd’hui l’humain est mis à mal par la machine économique, l’hôpital-entreprise, le pouvoir économique, le management, les diktats qui viennent d’en haut. Les machines, bientôt l’intelligence artificielle. Les diagnostics par ordinateur. Tout ce qui en psychiatrie comme partout ailleurs fragilise l’humain.

Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Bruxelles 2023.